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B. LA FEMME LIBANAISE ET LA GUERRE

3. La femme libanaise : entre lois des hommes et lois de Dieu

3.3. La femme libanaise ou l’impossible union par amour

« Le mariage et sa durée semblent constituer un facteur d’inhibition de la fonction érotique

de la femme. La « non-demande en mariage » du poète (G. Brassens) serait-elle une garantie au bonheur ? »274 (M-T Khair Badawi (1986) sur la femme libanaise dans le mariage)

Avant de nous lancer dans une étude psychanalytique de la rencontre amoureuse, de la liberté qu’elle suppose et de l’amour en temps de guerre, il nous paraît essentiel de revenir sur le sens que l’union prend dans cette société traumatique dominée par la religion et la guerre. L’union à travers le mariage apparaitrait comme un phénomène qui mettrait à l’écart le sérieux et la légitimité du sentiment amoureux. Notons cependant, que les normes qui seront exposées ci-dessous ne sont en aucun cas statiques et ne se veulent pas généralisables sur la condition de la femme libanaise en amour. Il y a certainement des couples amoureux et des femmes qui échappent à ces normes et nous pensons que c’est grâce à ces exceptions (de plus en plus nombreuses) que la fixité libanaise d’après guerre civile pourra changer de nature et devenir mouvante.

3.3.1. L’union par le mariage : au risque de l’amour

Dans la société libanaise, l’union n’équivaut pas au couple mais au mariage ; puisque le couple est clandestin au regard de la loi libanaise. En effet, la loi s’oppose à la cohabitation de l’homme et de la femme et aux relations sexuelles en dehors du mariage. Ceci implique indirectement, que les amoureux ne sont pas libres d’exprimer leur amour à leurs façons. « La façon » de s’aimer au Liban semble fortement dictée par les interdits sociaux, qui limitent l’individu dans son élan amoureux.

Au Liban le mariage est une forme déterminée d’insertion sociale du couple, en vue d’une tâche commune, et en particulier celle de la procréation.

273

Héritier, F., Le sel de la vie, Paris, Odile Jacob, 2012, p.6

274

Khair-Badawi M-T., (1986), Le désir amputé, vécu sexuel de femmes libanaises, L’harmattan, Paris, 2000, p. 161

Il est quelque peu désolant de remarquer que les constats de Freud (1908), concernant la femme et le mariage à son époque s’appliquent encore aujourd’hui au Liban. Nous pouvons penser que c’est le cas, parce que la religion est omniprésente au niveau des lois qui régissent les libanais entre eux. Ainsi, Freud avance : « Particulièrement tangibles sont les dommages

qui sont infligés à l’être même de la femme par la rigoureuse exigence d’abstinence jusqu’au mariage. L’éducation ne prend manifestement pas à la légère la tâche de réprimer la sensualité de la jeune fille jusqu’à ses épousailles, car elle travaille avec les moyens les plus sévères. Non seulement elle interdit le commerce sexuel, attribuant des primes élevées à la conservation de l’innocence féminine, mais elle soustrait même à la tentation l’individu féminin en cours de maturation en le maintenant dans l’ignorance de tout ce qui relève des faits concernant le rôle auquel il est destiné et ne tolère chez lui aucune motion d’amour qui

ne puisse mener au mariage. »275 Freud a tout dit… concernant la femme dans la culture en 1908 !

A cette époque, Freud (1908) va jusqu’à affirmer que la seule solution pour faire face aux désillusions du mariage, c’est l’adultère. Et comme la culture claustre la femme, cette solution ne s’offre qu’à l’homme. On ne s’étonnera pas ainsi d’entrevoir dans les avancées de Freud que la femme, conditionnée par la culture et opprimée par l’éduction interdictrice, est celle qui souffre le plus.

3.3.2. Le mariage interconfessionnel : au risque de l’identité féminine

Au Liban, les différentes lois religieuses maintiennent l'isolement de chaque confession et dressent un barrage contre les mariages mixtes. Le mariage mixte/civile est reconnu par l’autorité libanaise, mais il ne peut se faire sur le territoire libanais.

Dans les mariages mixtes, le mariage doit régulièrement être célébré devant l’autorité religieuse du futur époux- sauf si, dans de très rares cas, les deux partis sont d’accord pour choisir l’autorité de qui dépend la future épouse - cet accord est conclu par écrit, signé des deux parties et implique leur soumission aux lois de ladite communauté.

Cependant, « donner son enfant »276, et surtout sa fille, à un « étranger » s’apparente à une trahison sociale et mettrait en cause sa propre fidélité à son groupe d’appartenance. Dans le mariage mixte, existe le problème des rapports des deux groupes auxquels ils appartiennent,

275

Freud, S., (1908), « La morale sexuelle « culturelle » et la nervosité moderne », Œuvres complètes, V. VIII (1906-1908), Paris, PUF, 2007, p. 212.

276

rapports dont l’enjeu central est le fruit de la génération suivante, donc du devenir du groupe. La trahison est ici incontournable, et sa dénégation irrecevable, puisque dans un système culturel qui ne reconnaît que la lignée paternelle, les enfants d’un étranger, sont des enfants qui appartiennent et qui ressemblent au groupe de leur père, donc des étrangers pour la femme et pour son propre groupe.

Néanmoins, le mariage mixte n’a pas uniquement des répercussions sur l’honneur et sur l’identité du groupe d’appartenance, il met aussi à l’épreuve l’identité féminine libanaise. La femme qui se convertira à la religion de son mari devra renoncer au privilège de transmettre à sa descendance ses propres traditions familiales. Pour la femme libanaise qui, selon la loi libanaise ne peut rien transmettre, s’unir au semblable serait une opportunité de pouvoir transmettre « quelque chose » qui lui ressemble, et de maintenir ainsi son existence. Lorsque la femme libanaise se marie avec un homme de différente confession ( ou pas) , c’est son histoire, depuis son commencement jusqu’à sa fin qui change de lieu. En effet, son origine (noufous) qui est inscrite sur sa carte d’identité et qui était rattachée au lieu de naissance et d’appartenance du père change avec le mariage est devient celle du mari. De plus, quand la femme libanaise se marie à un homme d’une autre confession, celle-ci ne pourra plus être enterrée auprès des « siens ». À sa mort, elle sera enterrée dans un cimetière chrétien, druse ou un carré musulman, selon la confession de l’époux.

Comment est-ce qu’une mère, femme des temps de guerre, qui a combattu pour sa survie narcissique à travers son union au semblable, pourrait accepter que sa transmission/que son combat à travers sa descendance s’arrête net ? L’union au semblable qui était une question de vie – ou de mort-pendant la guerre se transmet alors sous une forme interdictrice à la fille. Celle-ci sera interdite de s’unir au différent. La femme qui n’a jamais vécu la guerre civile devra mener le même combat que la mère et braver cet interdit reviendrait à défier les défenses en faveur de la survie narcissique de la mère.

3.3.3. De mère en fille : de l’union au semblable à l’union à l’identique

Quand l’union au semblable, pendant la guerre civile, a fait l’objet d’une obligation et que celle-ci est transmise à la génération d’après guerre civile, nous pouvons penser que la figure paternelle est mise à mal.

Nous ne pouvons bien entendu, pa=s dire que dans la société libanaise on assiste à un « mouvement d’effacement du tiers »277 comme dans les sociétés occidentales où les rôles parentaux sont devenus « boiteux ». Bien au contraire, par la remontée du patriarcat, suite à la guerre civile, la figure du père est bien définie, même trop. Multiples dimensions de la figure paternelle se voient assurées ; à savoir le père comme support d’identification, le père comme agent ou représentant de la séparation-castration, le père comme transmetteur de filiation. Mais la figure paternelle comme objet de désir de la mère a été mise à rude épreuve pendant la guerre civile puisque le père n’apparaît pas comme « l’héritier de l’amour porté par la

mère »278.

La dépendance et non le désir et encore moins l’amour sera le signe de cette union qui s’est formée pendant la guerre civile libanaise. La figure paternelle semblera alors pouvoir s’investir comme tiers représentant de la loi et de la place dans la filiation mais plus difficilement comme étant l’objet de désir d’une mère des temps de guerre. La figure paternelle fera aussi office d’une figure trop idéalisée car elle se confond avec la réalité de la guerre civile libanaise, dans laquelle le combat paternel est l’idéal véhiculé à travers la descendance.

L’interdiction de s’unir au différent impliquerait alors de rester fidèle à l’image de sa mère et de faire honneur à la famille. Pourtant en s’unissant à un autre semblable la femme qui n’a jamais vécu la guerre civile continuera un combat qui n’est pas le sien et se heurtera à un autre identique à la figure paternelle.

Pour conclure, les lois du mariage d’aujourd’hui ne permettent pas à la femme d’après guerre civile de s’extraire de la guerre. Ces lois sembleraient maintenir le combat au différent par l’union au semblable. En maintenant la femme dans une dépendance à l’homme et en ne lui accordant que très peu de droits ; l’amour à travers le mariage devient une question secondaire. Le mariage aurait alors pour fonction première d’assurer l’existence de la femme. L’union au semblable qui fut alors une « arme de guerre » pendant la guerre civile se transmet à la fille sous une forme interdictrice : c’est l’interdiction de s'unir au différent qui semblerait alors se loger au cœur de la transmission entre mère et fille. Nous verrons dans la deuxième partie que la transmission de cette interdiction prendra la forme d’une emprise dans la relation primaire et empêchera la femme d’après guerre civile de se sentir libre d'aimer. Face à la

277

Hurstel, F., « Malaise dans la filiation paternelle : que devient la fonction du tiers ? », Cliniques méditerranéennes, vol. no 64, no. 2, 2001, pp. 5-19.

278

rencontre amoureuse, la femme qui n’a jamais vécu la guerre civile sera ainsi confrontée à une souffrance majeure, qui remet à l’épreuve sa construction féminine et ses assises narcissiques.

CONCLUSION CHAPITRE B

Pour conclure, notre objectif dans ce chapitre était de revenir principalement sur l’identité féminine libanaise dans la guerre, la culture, la religion et le mariage. Nous pensons que nous ne pouvons pas prétendre étudier la question de la transmission de l’interdiction de s’unir au différent entre la mère libanaise – femme des temps de guerre- et la fille n’ayant jamais vécu la guerre civile, si nous ne nous attardons pas sur les lois qui régissent – et qui oppriment- socialement la femme libanaise. Nous avons donc vu, dans un premier temps, l’identité de la femme dans la culture et la domination du mâle qu’engendre toute logique binaire. La guerre au visage masculin, accentuerait ce propos et remettrait la femme dans l’arrière-plan de la scène. Nous avons néanmoins mis en lumière le rôle essentiel et vital de la femme en temps de guerre. Pour ce faire, nous avons développé la figure de la femme au foyer, la combattante et la prostituée.

D’un autre côté, l’union au semblable pendant la guerre civile nous est apparue telle une alliance et une arme de guerre contre l’ennemi. Cependant, s’unir par devoir et non par amour, fait de cette arme qui protège, une arme à la fois dangereuse ; ceci nous a amené à faire l’hypothèse que cette arme blessera la femme dans sa féminité. Nous avons, par ailleurs, vu en détail, à travers toutes les lois sociales ou religieuses, que jusqu’aujourd’hui la soumission de la femme à l’homme se fait criante. Engrenée dans la répétition et au rempart d’une société traumatique, la femme d’aujourd’hui à l’image de la femme des temps de guerre ne semble pouvoir se faire entendre qu’à travers un homme-semblable. La religion qui s’infiltre dans la société, dictant les lois et les droits de l’individu libanais nous est apparue comme le vecteur princeps de la guerre soumettant la femme au dogme masculin. La religion dans un Liban d’après-guerre garde alors la femme sous la tutelle de l’homme (père, frère, mari) sans laquelle elle risquerait son identité confessionnelle, communautaire, individuelle, son honneur et sa fidélité. Nous pensons alors que par faute de pouvoir se libérer de la violence d’une société patriarcale, le combat féminin qui s’est établie pendant la guerre civile

à travers l’union au semblable se transmettra, entre mère et fille, sous forme d’interdiction de s’unir au différent qui empiétera sur la liberté de la rencontre amoureuse de la fille héritière de cette interdiction.