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A. MEMOIRE(S) DE GUERRE(S)

3. La guerre civile libanaise et le travail de mémoire

3.2. La guerre civile libanaise de 1975 : Une guerre hors mémoire

3.2.2. La mémoire à l’épreuve de l’histoire : entre amnistie et amnésie

« Après la fin de la guerre au Liban (1975-1990), la loi d’amnistie de 1991 a imposé une forme d’amnésie officielle dont l’objectif était de protéger de toute poursuite judiciaire les principaux chefs communautaires, ralliés à l’époque à la Pax syriana. Le sort de centaines de milliers de victimes et des disparus était ainsi porté au passif d’une politique pariant sur le baume de l’oubli et sur la reconstruction »125

En 1989, la Ligue des États arabes tente de trouver une solution à la guerre civile libanaise qui dure depuis près de quinze ans, faisant au moins 100 000 morts. Les 62 députés libanais présents – 31 musulmans, 31 chrétiens – signent alors un « document d’entente nationale », connu sous le nom d’accord de Taëf. L’accord de Taëf de 1989 réorganise l’équilibre des pouvoirs entre les différentes communautés religieuses : le nombre de députés est accru pour atteindre la parité entre chrétiens et musulmans, et les dossiers en conseil des ministres seront eux aussi répartis de manière égale entre les confessions.

Nous noterons aussi que :

- L’enseignement de l’histoire libanaise dans les manuels scolaires s’arrête au début de

la guerre civile de 1975. En effet, les livres d’histoire scolaires présentent, une description de la première guerre mondiale, des origines du Liban jusqu’à l’indépendance du 22 novembre 1943 et l’histoire des pays arabes. Certains manuels scolaires relatent les événements historiques de la période située entre 1943 et 1958. À partir de 1960, les particularités de l’Histoire libanaise ne sont pas décrites. Et dans certains livres d’Histoire, la guerre du Liban n’est même pas mentionnée. Il n’existe pas non plus un manuel unifié sur l’histoire de cette guerre.

- Au Liban, ce n’est pas la fin de la guerre qui est célébrée, mais chaque année il y a les

commémorations du début de la guerre civile. C’est comme si, la seule chose que les libanais pouvaient se remémorer serait la guerre et son déclenchement alors que sa « fin » ne semble toujours pas de l’ordre de l’acquis.

125

Mermier, F (dir.) ; Varin, C, (dir.) et al., Mémoires de guerres au Liban (1975-1990), Actes Sud / Sindbad ñ Ifpo, 2010.


- Bien que les lignes de démarcation qui séparaient les régions (Beyrouth-est et

Beyrouth- ouest), ont été soulevées avec la déclaration de la fin de la guerre, ces lignes de séparation existent toujours dans l’esprit de la génération passée. C’est à partir de frontières intercommunautaires que la vie socioculturelle a tenté de se restructurer après la guerre.

Selon J. Altounian (2000), « seule alors la mémoire externe, le mémorial collectif, l’histoire

sans cesse en quête de son sens peut, au-delà de la répétition et du silence de la mort,

protéger contre la résurgence de l’horreur et ouvrir quelques appuis pour dire, avec des mots d’emprunts, quelque chose de sa vérité »126.J. Altounian, utilise le terme de « survivance » pour décrire le processus qui la sauve. En effet, survivre n’est pas ce qui lui a permis de survivre mais elle doit sa survie à un patient travail d’écriture. Elle écrit « pour reconstruire

une origine, pour redonner vie à la trace, pour inscrire dans le texte l’expérience de leur exclusion, pour inscrire dans le langage la parole en détresse ».127 La survivance qualifierait donc le besoin impérieux de « sauver sa peau », par un processus de partage, de mise en

lien et de création symboligène : « La survivance désignerait la nécessité d’une vie à rebours,

visant non pas à réparer les ancêtres, mais à leur faire symboliquement don en soi des conditions d’une parentalité psychique d’après-coup, là où tout moyen d’en exercer une leur avait été retirée ».128 En ce sens, pour l’héritier d’un ou des survivants (comme il en est le cas des descendants d’après guerre civile) le travail de la cure ainsi que le travail d’écriture peuvent amener la scène du meurtre à s’ouvrir au tiers dans le but d’accéder au dialogue ou au conflit. La survivance sera alors possible grâce à l’œuvre du transfert, la remémoration, la répétition, la perlaboration et la (re)construction.

P. Ricoeur (1990),129 souligne qu’une écriture collective de l’Histoire comme représentation du passé et sa mise en circulation ne peut s’accomplir qu’après la construction de vrais souvenirs et de traces doublement inscrites. La mémoire peut alors devenir mémorisable et oubliable : il s’agirait d’un vrai travail de mémoire et non pas d’un devoir de mémoire. Les évènements de la guerre et les atrocités commises par tous les partis, ont été recouverts, déniés, occultés, par « déficit symbolique » : « dans un retournement de la fonction tiers, de

126

Altounian, J., La survivance. Traduire le trauma collectif, Paris, Dunod, 2000

127

idem

128

opcit.,

129

la fonction de garant symbolique et de régulation que les instances de la culture sont censées fournir »130. Il s’agit alors de catastrophes collectives, agissant comme traumatiques parce que justement soumises au silence, au déni, offrant un passé sans trace et faisant exploser toutes les garanties symboliques.
Relevons une phrase bien connue par les différentes générations de la guerre civile du Liban: «TENZAKAR W MA TENAAD»: «se rappeler pour ne pas répéter». Comment faire un travail de mémoire si on refuse de permettre à la mémoire d’être mémorisable et oubliable. On pourrait alors dire qu’à l’amnésie qui caractérise les névroses de transfert s’oppose l’hypermnésie de la névrose traumatique131. Le problème du traumatisé est justement de ne rien pouvoir oublier de la scène et des événements dont il a été victime. Ces scènes reviennent de manières répétitives, incontrôlables par la volonté, hanter la conscience et le sommeil des patients. Fixation/ répétition ne veut pas dire remémoration. Un événement potentiellement traumatique, qui n'arrive pas à être métabolisé ou symbolisé demeure comme un « corps étranger »132 dans le psychisme, donc empêche tout refoulement car le refoulement trouve son nid dans le champ de l'inconscient.