• Aucun résultat trouvé

A. MEMOIRE(S) DE GUERRE(S)

4. Des modalités de transmission

4.1. La transmission psychique

4.1.4. La transmission du négatif et la transmission négative

La transmission rimerait avec négativité puisque ce sont les conflits inconscients qui sont en jeu et qui se transforment entre et à travers les générations. En effet, selon Kaës (2003), la transmission s’organise à partir du négatif : « La problématique de la transmission

ne s’organise plus seulement comme celle des signifiants et des désirs préformés et déformés qui nous précèdent, mais comme celle des signifiants gelés, énigmatiques, bruts, sur lesquels n’a pas été opéré un travail de symbolisation »155. Les processus et formations psychiques positifs, établis entre les générations, ne sont pas l’unique objet de la transmission. Celle-ci concernerait surtout le négatif, c’est-à-dire ce qui manque, ce qui fait défaut, ce qui n’a pas été inscrit, ce que défie la mort, ce qui a été nié, dénié, forclos, refoulé, projeté, caché, non-dit. A. Eiguer (1997) qualifie de « part maudite » la part négative de la transmission. La part maudite est, selon lui, « porteuse de malédiction et de fatalité, part honteuse, poids lourd et

encombrant. [...] Parole mal énoncée, égarée, brouillée. (…) Elle est cette partie de l’héritage qui draine le plus excitant et le plus sordide, voire le plus mortifère, les imbriquant

» 156. Nous comprenons alors que la continuité de la vie psychique entre les générations est

153

Ciccone A., La transmission psychique inconsciente, opcit., p. 78

154

Idem.

155

Kaës, R., Transmission de la vie psychique entre les générations, Paris, Dunod, 2003, p.112

156

fondée sur « les ruptures, les failles, les hiatus non pensés et impensables, l’arasement des

objets de pensée, les effets de la pulsion de mort »157.

Il faut néanmoins établir une distinction entre la transmission du négatif et la transmission qui est elle-même négative :

- La transmission du négatif évoque la transmission des processus et objets psychiques qui manquent d’élaboration psychique, comme les objets « bruts », enkystés, les objets bizarres, la « crypte », et qui constituent une énigme. Ainsi, E. Granjon (2012) parlera d’« objets bruts » de la transmission, afin de rendre compte de ces impensés, de « «

trous» dans la représentation, d’éléments hors sens, de signifiants inélaborables, de « débris transgénérationnels », déposés dans l’appareil psychique individuel, groupal, familial. »158

- La transmission négative est effractante, violente, traumatique, etc. Elle produit des effets négatifs de transmission, c’est-à-dire de défaillance dans l’appropriation et la transformation. En dehors du traumatique, Kaës (2002) soutient que « toute affiliation

se fait sur les failles de la filiation », sur un négatif de la transmission. Ainsi, toujours à

travers les dires de Kaës (2002), « les liens de filiation sont essentiellement organisés

par l’héritage du négatif, du manque, du défaut, de ce qui est absent à l’inscription et la représentation psychique. ». C’est donc bien à partir du négatif que la transmission

opère et que l’espace psychique se constitue.

En 1975 mais dans la même optique, N. Abraham et M. Torok (1975) ont développé la notion de la « crypte » formée dans le Moi qui survient dans un héritage traumatique et une transmission aliénante (terme que nous allons développer plus bas). Selon ces auteurs, la crypte engrenée pourra alors se transmettre d’une génération à une autre sous forme de fantôme si celle-ci n’a pas pu être élaborée par le sujet. A. Eiguer (1987) représente l’objet transgénérationnel, qui se transmet négativement comme « une reconstruction fantasmatique

inconsciente d’événements parfois traumatiques à laquelle adhèrent tous les membres de la

p. 29- 30

157

Kaës, R., Transmission de la vie psychique entre les générations, op.cit

158

famille »159. Il y a donc toujours une part négative à la transmission, transmis par le biais d’objets hors sens mais qui ne sont pas toujours de l’ordre du traumatique pour le descendant à condition qu’il puisse les rendre « positif », par un travail de représentation et d’appropriation. Ainsi , en 1997, A. Eiguer réaffirme sa position à travers sa conceptualisation de l’« objet transgénérationnel », qui met l’accent sur la fait qu’un autre (un ancêtre, un aïeul, un parent direct ou collatéral) des générations précédentes, [qu’il qualifie de « quatrième

personnage familial » : « un messager de la parenté, de la culture et de la loi »160] provoque des fantasmes et déclenche des identifications, qui interviennent « dans la constitution

d’instances psychiques chez un ou plusieurs membres de la famille » 161 . L’objet transgénérationnel apparaît donc comme un objet d’investissement, de représentation et d’identification.

Nous comprenons désormais que les objets transgénérationnels font partie du monde inconscient et organisent le lien du sujet aux générations antérieures, mais aussi la constitution du couple parental et plus tard celle du lien familial. Ces objets découlent de mythes, d’idéologies, de coutumes, de religions, appartenant au passé lointain. Ils peuvent avoir une fonction désorganisante ou régulatrice de l’appareil psychique et c’est depuis la relation primaire que se joue « le destin » de ses objets. Ainsi, si la mère désinvestit cet objet dans la relation primaire, cet objet prendra la forme d’une non forme, d’une négativité désorganisatrice chez l’enfant relevant de l’ordre de l’impensable et de l’irreprésentable (à la manière des éléments bétas de Bion (1979).). Ici, réside le cœur de la violence de la transmission. Tandis que si la mère investit l’objet transgénérationnel dans le monde du symbolique, ceci permet au lien avec l’autre, avec « le quatrième personnage familiale » (A. Eiguer, 1997) de s’établir. Un enrichissement de l’héritage psychique précoce est alors possible, ainsi que le maintien d’une continuité de la lignée générationnelle.

Nous soutenons dans cette recherche que les objets transgénérationnels de l’ordre de l’irreprésentable et de l’impensable seront réactivés à travers la rencontre amoureuse de la femme qui n’a jamais vécu la guerre civile et mettront à l’épreuve sa construction identitaire et subjective.

159

Eiguer A., La parenté fantasmatique, Dunod, 1993, p.109

160

Eiguer, A., Le générationnel : approche en thérapie familiale psychanalytique, opcit., p.13

161