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A. MEMOIRE(S) DE GUERRE(S)

4. Des modalités de transmission

4.2. L’engrenage de la transmission

4.2.3. Transmissions aliénantes

La liberté dans la rencontre amoureuse peut aussi s’entendre comme une opposition à l’aliénation à une transmission traumatique. Ainsi, la liberté individuelle ne pourrait s’entendre que dans son rapport au générationnel. La notion de « télescopage des

générations », développée par H. Faimberg (1988), met particulièrement l’accent sur la

fonction aliénante des identifications inconscientes aux générations précédentes. Elle développa cette modalité de transmission aliénante suite à une psychanalyse avec un patient qui s’était identifié à une histoire qui n’est pas la sienne, mais qui appartenait, en partie, à

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Ciccone, A et Ferrant, A., Honte, culpabilité et traumatisme, Paris, Dunod. 2015

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celle d’un autre. L’identification à l’histoire d’un autre faisait acte de violence et d’intrusion pour cet analysant. H. Faimberg définie alors le télescopage des générations comme «

l’apparition, [...] d’un type spécial d’identification inconsciente aliénante qui condense trois générations et qui se révèle dans le transfert »171. Elle décrit ces identifications comme étant

inaudibles et relevant d’une histoire secrète du patient. Le télescopage des générations

contribue à la « régulation narcissique d’objet », caractérisée par un rapport d’appropriation (premier moment d’amour narcissique) et d’intrusion (second moment de haine narcissique) entre les parents et l’enfant. Cependant, l’aliénation trouverait son origine dans l’identification « à la logique narcissique des parents ». Ce type d’identification et de solidarité avec l’histoire parentale met à mal la construction de l’identité personnelle. Dans cette notion, nous retrouvons aussi le paradoxe de la transmission traumatique car même si l’histoire parentale s’avère être dans ce cas accaparante et étouffante, elle est, paradoxalement, organisatrice du psychisme.

D’autre part, A. Ciccone (1999) relève le caractère aliénant de la transmission qui entrave la subjectivité et la liberté en devenir (que nous développerons en rapport avec l’amour dans le chapitre C : « Petit traité sur l’amour en temps de guerre. ») par l’identification projective. L’identification projective est, selon lui, la voie principale de transmission psychique. Celle-ci trouve son origine dans le fantasme et crée des objets psychiques incorporés, qui sont peu ou pas transformés par la transmission. Ces objets qui sont traumatiques se transmettent sous leur forme brute : traumatique et deviennent aliénants pour le descendant. Ciccone caractérisera l’identification projective par trois processus psychiques :« le premier consiste à

communiquer des états affectifs, émotionnels ; le second consiste à se débarrasser d’un contenu mental perturbant en le projetant dans un objet et à le contrôler en contrôlant cet objet ; le troisième consiste à pénétrer l’intérieur d’un objet pour en prendre possession ou pour le dégrader »172. A. Ciccone identifie alors l’« empiétement imagoïque » comme étant un processus psychique aliénant qui utilise les voies de l’identification projective. L’empiétement imagoïque correspond à une réplique à une transmission actuelle traumatique, et qui est lui-même le produit d’une transmission traumatique. A travers cet empiètement un

fantasme de transmission se constitue et un fantasme de transmission se déploie dans le but

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Faimberg H.et al. (2003), « À l’écoute du télescopage des générations : pertinence psychanalytique du concept », In KAËS R., FAIMBERG H. et al, Transmission de la vie psychique entre générations, Paris, Dunod, p.114

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de réduire le traumatique de la transmission. L’empiétement imagoïque est donc un processus « par lequel une imago parentale (un objet psychique du parent) s’impose ou est imposée

comme objet d’identification de l’enfant (l’enfant est identifié comme réplique ou dépositaire ou héritier de l’imago) et comme objet d’identification pour l’enfant (l’enfant est pris dans une nécessité de s’identifier à l’imago) »173. C’est en ce sens que l’identification projective dans cet empiètement est mutuelle : du côté du parent, l’imago est projetée et identifiée à l’enfant et du côté de l’enfant, l’imago est soit captivante (génératrice d’un faux self), soit

persécutoire (source de luttes incessantes). Ces figures de cas témoignant d’un empiètement

imagoïque se feront très présentes dans nos études de cas. Car l’imago empiétant est aliénante et prive le descendant d’une certaine autonomie psychique qui l’entrave dans sa construction identitaire. « L’espace mental « squatté » par l’objet d’un autre prive le sujet de liberté »174. Nous pouvons donc dire, à travers ces développements, que la transmission traumatique aliène le descendant aux défenses déployées par l’ascendant au traumatisme. Souvenons-nous que la répétition est aussi une défense au traumatisme et une tentative de réparation. Dans le cadre de notre recherche, nous dirons plus précisément que la transmission de l’interdiction de s’unir au différent (qui n’est qu’une répétition de l’injonction d’une guerre traumatique et qui elle-même ne finit pas de se répéter) est le reflet d’une transmission pathologique et empiète sur la liberté du descendant.

Freud (1914), dans son texte, Pour introduire le narcissisme, considère le sujet comme « le

véhicule mortel d’une substance virtuellement immortelle, tel un usufruitier qui bénéficie seulement temporairement d’un instinct qui lui survivra175, mettant lui aussi l’accent sur cette

dette de vie que chacun de nous entretient à l’égard de ceux qui ont vécu avant, et dont le nouveau venu devient le porte-parole. C’est en ce sens que P. Aulagnier parle de « contrat

narcissique » pour décrire le processus selon lequel l'individu est lié à sa famille, au groupe

dans la chaîne des générations. Il assure ainsi, de cette façon, d’emblée la continuité de la lignée et de l'ensemble social. Chaque nouveau membre d'une famille ou d'un groupe est porteur des valeurs, du discours fondateur, et à cette condition, l'ensemble famille, groupe donne une place à cet élément nouveau. Ainsi s'établit le contrat narcissique, qui assigne au futur sujet un lieu social :«le contrat narcissique s'établit grâce au préinvestissement

173 Ibid, p. 82 174 Idem 175

narcissique par l'ensemble, de l'infans comme voix future, et qui prendra le poste auquel il a été destiné.»176. Contrat, qui si envahissant devient aliénant, ne laissant pas de place au tiers social.

On touche ici à ce que Lebovici (1992) appelle « les mandats transgénérationnels

inconscients » 177, c’est- à-dire aux valeurs, aux secrets et mythes familiaux qu’il s’agit de

perpétuer par le biais de fantasmes de transmission naissant à travers les liens. Boszormenyi- Nagy (1980)178a également développé cette notion de dette envers les ascendants, dette qui, selon lui, doit être réglée par chacun par une loyauté à son groupe familial. Cela revient à dire qu’à sa naissance, chaque enfant reçoit le grand livre des comptes, dans lequel sont inscrits les bénéfices et les dettes, les impayés familiaux. C’est ce livre que l’enfant va à son tour utiliser, en poursuivant l’écriture, tout en devant être loyal à ce qui a été fait par ses prédécesseurs. L’enfant va alors recevoir des missions, des délégations dont il devra rendre compte à son groupe familial, aux présents mais également aux absents.

Nous avons vu, dans ce chapitre, l’incidence indiscutable de la transmission sur l’individu. L’individu fait partie d’une chaîne générationnelle, à travers laquelle il se construit. La transmission est donc l’essence de tout être humain et l’identification à cet « autre » générationnel permet à l’individu de s’identifier à la lignée humaine dont il fait partie. A s’organiser comme un être de langage, issu d’une horde primitive et répondant aux exigences de l’humanité. L’héritage acquis par le descendant doit pouvoir s’approprier et faire un travail actif de représentation afin que le descendant ne sombre pas sous le poids du négatif dans la transmission. Nous verrons, plus précisément dans la deuxième partie, chapitre C : « Réflexions sur l'interdiction de s’unir au diffèrent et sa transmission entre mère et fille dans l’après guerre civile libanaise » ce qu’il en est de la transmission entre une mère (femme des temps de la guerre civile) et sa fille qui n’a jamais vécu la guerre civile.

176

Aulagnier, P. (1975), La violence de l'interprétation. Du pictogramme à l'énoncé, opcit., p. 396

177

Lebovici, S., « La théorie de l’attachement et la métapsychologie freudienne ». In Devenir, vol.4, n°4, 1992, pp 33-48.

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CONCLUSION CHAPITRE A

Pour conclure, nous avons vu dans ce chapitre, l’impact désorganisant de la guerre civile libanaise de 1975 sur un niveau collectif, social et individuel. La guerre civile se dessine comme une guerre entre les différentes confessions. La haine pathologique envers le différent confessionnel – qui n’est autre qu’un Libanais- pousse l’individu à l’acte meurtrier du différent considéré comme ennemi à éradiquer. Le passage à l’acte meurtrier brave l’interdit fondamental du meurtre et la guerre s’infiltre dans l’organisation familiale. La société libanaise apparaît comme une société traumatique dans laquelle, seule la religion est au pouvoir : celle-ci décide de la vie, de la morale, de la mort et du meurtre. La loi d’amnistie qui a été établie dans le but de mettre un terme à la guerre civile n’a pas atteint son but ; bien au contraire, cette loi cède la place à une amnésie collective. Le traumatisme de guerre n'a donc jamais pu être dépassé puisqu’il n’a pas pu faire l'objet d'un après-coup. En effet, le travail de mémoire collective semble avoir été impossible à s’agencer, le travail de deuil impossible à s'établir et l’Histoire impossible à s'inscrire. La guerre civile libanaise devient par conséquent une guerre infinie. Le Liban sera alors syntagmatique d’une société figée dans un temps traumatique, sous l'emprise de la répétition et de la pulsion de mort.

D’autre part, nous avons vu que la transmission ne s’établit pas seulement à travers le positif (ce qui est dit, raconté, ce qui se lie à la représentation etc.), mais aussi et surtout à travers le négatif (le manque, le non-dit, le secret, le silence, etc.) par le biais d’objets énigmatiques. La transmission du négatif ne devient aliénante et pathologique que si les objets énigmatiques transmis n’arrivent pas à être représentés par la génération d’après guerre civile. L’impact désorganisateur du poids de la filiation généré par une transmission pathologique de la guerre civile à cause du défaut du travail est primordial à saisir en profondeur, afin de comprendre les aléas de la transmission entre mère et fille dans un contexte d’après guerre civile. Les théorisations sur la transmission nous aideront aussi à comprendre de quelles façons la transmission de l’interdiction de s’unir au différent sera aliénante et empêchera le descendant dans sa liberté, sa construction identitaire et sa subjectivité.

La guerre civile qui ne trouve pas de fin réelle se perpétue alors dans le temps et à travers les générations. La prévalence du dogme religieux dans le social devient source de haine exterminatrice, de violences inouïes et de discriminations ahurissantes envers la femme.