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Domaine de la recherche, la gestion des connaissances : Origines, approches, tensions

4. Une relecture critique de la gestion des connaissances

La mise en lumière des tensions du KM nous invite à aller au-delà d’un aspect descriptif de la gestion des connaissances, pour nous interroger sur la signification de l’émergence de cette nouvelle philosophie gestionnaire et sur ses conséquences sur l’organisation.

4.1. Le KM comme mythe gestionnaire

Le divorce entre un discours institutionnel valorisant l’importance de la gestion des connaissances et des pratiques de gestion des connaissances souvent décevantes amène Amaury Grimand (2006) à proposer une lecture du KM comme mythe gestionnaire.

Hatchuel et Weil (1992 : 122) qualifient les techniques managériales de « mythes rationnels ». « Le concept est volontairement paradoxal. Il permet précisément de signifier qu’à la

dimension objective de ce type de techniques, il faut indissociablement ajouter ici des

représentations plus métaphoriques sans les quelles on ne peut ni évoquer un champ d’action compréhensible, ni mobiliser les acteurs potentiellement intéressés. »

Reprenant les travaux de James March (1999, 2003) sur les mythes gestionnaires et ceux de Roland Barthes (1957) sur les figures du langage mythique, Grimand s’attache à déconstruire la rhétorique de la connaissance dans les entreprises du savoir. Il souligne

Isabelle Corbett- Thèse de doctorat 40 l’absence d’appropriation des démarches et outils de gestion des connaissances en organisation (p. 42). La notion de mythe gestionnaire exprime l’idée selon laquelle les innovations managériales empruntent sans doute davantage au registre des croyances qu’au calcul rationnel. March identifie quatre formes de mythes gestionnaires :

- La rationalité : l’action est toujours le fruit d’une décision rationnelle.

- La hiérarchie : décomposer problèmes et actions en sous-éléments permet d’intégrer et contrôler les actions engagées au niveau inférieur

- Le leader individuel : primat de l’intention et de la volonté humaine sur le cours des évènements. Le leader visionnaire, héroïque est capable d’initier des changements radicaux.

- L’efficience historique : l’histoire suivrait une trajectoire conduisant à un équilibre unique déterminé par les conditions initiales.

Ces mythes sont à l’œuvre dans la production institutionnelle de discours sur la gestion des connaissances. Grimand prolonge son effort de démystification du KM en adoptant les figures du langage mythique de Barthes au discours sur le knowledge management.

Isabelle Corbett- Thèse de doctorat 41 TABLEAU 3:UNE DÉCONSTRUCTION DES FIGURES DU LANGAGE MYTHIQUE.L’EXEMPLE DU KM (ADAPTÉ DE GRIMAND,2006 :47)

Figures du langage mythique Usages dans les discours, pratiques et instrumentations

du KM

La vaccine : consiste à immuniser l’imaginaire collectif par une petite dose de mal reconnu.

Les promoteurs du KM en reconnaissant les freins à l’émergence d’une culture du partage ou la résistance au changement déplacent le débat sur un terrain sociopolitique. Le management se dispense ainsi de questionner le sens et la pertinence de démarches marquées par une logique de codification et un déterminisme technologique sous-jacent.

La privation d’histoire : consiste à importer des concepts et théories issus d’autres champs sans référer à leur contexte d’émergence.

L’usage actuel du concept de communauté de pratique est emblématique des dangers d’une réappropriation peu rigoureuse. Cela conduit à une forme de récupération managériale conduisant à des pratiques en contradiction avec l’essence même des CDP.

Le ninisme : consiste à poser deux contraires et à balancer l’un par l’autre de façon à les rejeter tous deux. Il s’agit ainsi de renvoyer dos à dos ce qu’il est gênant de choisir.

Le KM produit des dichotomies stériles : tacite/explicite, individuel/collectif, codification/personnalisation…Ces dichotomies sont posées comme naturelles, mais sans que l’on saisisse les processus par lesquels les termes entrent en opposition.

L’identification : le mythe témoigne d’une impuissance à imaginer l’autre.

Le discours institutionnel sur le KM à dominante prescriptive/normative peine à imaginer les conditions d’appropriation des projets et outils de gestion des connaissances par les acteurs organisationnels.

La tautologie : procédé verbal consistant à définir le même par le même. C’est un refus d’explication, un refus d s’affronter à l’objet parce qu’il résiste.

L’invocation récurrente des catégories de connaissance explicite et tacite, comme l’usage abusif du terme de connaissance organisationnelle, conduisent à une confusion sémantique et à des simplifications inexactes quant aux modalités de gestion des connaissances.

Le constat : le mythe tend au proverbe, postule l’universalisme.

Le constat amène une focalisation sur l’instrumentation de gestion des connaissances au détriment d’une réflexion sur l’intention stratégique ayant présidé à sa conception. Les démarches KM dés lors sont d’avantage adoptées (sous la pression institutionnelle) qu’appropriées (c'est-à-dire rendues propres à un usage).

La quantification de la qualité : en réduisant toute qualité à une quantité, le mythe prétend renforcer notre maîtrise du monde.

Les démarches d’évaluation du capital immatériel, en développant une approche patrimoniale des connaissances, ne permettent pas de prendre en compte les processus par lesquels ces connaissances sont appropriées.

Cette démystification du KM amène Grimand à plaider en faveur d’une « perspective appropriative qui permette à chaque acteur de donner sens aux outils du KM au regard d’une intention, d’un contexte et d’un registre d’utilisation » (p.53). Ce faisant, il ancre sa réflexion dans les travaux de Mounoud et al. (2003) pour qui la gestion des connaissances est trop souvent confisquée par l’informatique et ce faisant, ramenée à une gestion de l’information. A l’inverse, il s’agit aujourd’hui pour les entreprises de mettre en place une gestion des situations collectives d’apprentissage. La principale différence entre ces deux approches

Isabelle Corbett- Thèse de doctorat 42 réside dans une prise en compte du contexte de l’action collective, dans lequel les connaissances sont mobilisées, et de sa dynamique. »

4.2. Une crise du modèle de l’action collective

C’est précisément la difficulté à maintenir des apprentissages collectifs efficaces qui explique selon Hatchuel, Lemasson et Weil (2002) l’émergence de la gestion des connaissances. Ils s’interrogent sur les formes d’actions collectives que la gestion des connaissances prétend rationaliser. Pour ces auteurs, l’engouement des entreprises pour le KM tient autant à la multiplication des experts qu’à une crise de leurs modes d’intervention et du renouvellement de leurs savoirs.

Les auteurs abordent la gestion des connaissances sous un angle historique, cherchant à voir quelles formes elle a prises dans le passé. En effet, dans le passé, d’autres grandes mutations entrepreneuriales ont donné naissance à des domaines d’expertise, à de nouvelles figures d’acteurs (fonctions, métiers, rôles) et à de nouveaux dispositifs organisationnels. Ainsi, le début du 20ème siècle a vu apparaître trois initiatives de gestion des savoirs :

- Le mouvement Taylorien et la naissance du bureau des méthodes. - La reconnaissance des savoirs scientifiques qui conduit à la création des

départements de Recherche.

- La naissance des services fonctionnels associée à des savoirs de management Quant à l émergence contemporaine de la gestion des connaissances, elle est à mettre en relation avec l’essor d’un « capitalisme de l’innovation intensive » (Hatchuel et Weil, 1995 ; 1999) où tous les modes de formation de la valeur sont désormais concernés par une logique d’innovation. Ce régime d’innovation intensive qui se manifeste par l’expansion de la variété des produits et l’accélération de leur renouvellement s’accompagne d’une mise en danger de toutes les pratiques de capitalisation et d’apprentissage. « Là se trouve le cœur de la relation entre capitalisme contemporain et KM. Les entreprises s’intéressent activement aux

connaissances parce qu’elles ne comprennent plus très bien comment elles se forment, qui les détient et lesquelles on doit sauvegarder. »

Ainsi vers le milieu des années 1980, les systèmes experts en proposant de capitaliser et de mettre à disposition du collectif des savoirs individuels devenus rares ou difficilement accessibles – ceux de cols blancs ou knowledge workers - témoignent des « crises cachées des savoirs industriels ou crise de la conception » (Hatchuel et Weil, 1995). C’est aussi l’objectif des dispositifs KM basés sur les possibilités offertes par les TICs. Mais, pour les auteurs, l’écueil est le même que pour les systèmes-experts : « il n’y a pas de connaissance en soi, elle

Isabelle Corbett- Thèse de doctorat 43 ne prend de sens que dans des apprentissages collectifs adaptés à la fois aux raisonnements de l’action et aux relations organisationnelles qu’elle mobilise. L’impact modeste actuel de ces outils n’est pas lié aux outils eux-mêmes mais à une sous-estimation permanente de ces deux dimensions. »

Par ailleurs, cette crise des savoirs de conception, se double d’une crise du processus stratégique dans les entreprises : « d’une part la question de la décision optimale disparaît au profit d’une interrogation sur la nature des compétences disponibles ; d’autre part la

question de la prescription des règles dans l’organisation doit être revue. ». Ceci amène les auteurs à considérer l’engouement pour la gestion des connaissances non comme un simple problème de gestion, mais « comme une crise du modèle de l’action collective dans les entreprises. »

Or, rappellent-ils, « une crise de l’action collective est toujours une crise double : à la fois une crise des savoirs et une crise des relations » (Hatchuel et Weil, 1995).