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Construction de l’objet de recherche comme dispositif de gestion et formulation de la problématique

1. Les outils de gestion

1.2. Le rôle des outils de gestion

Moisdon et al. (1997) identifient différents modes d’existence des outils de gestion qui correspondent à deux représentations différentes des outils de gestion : le modèle de la rationalité instrumentale et celui de la rationalité interactive.

1.2.1 Le modèle de la rationalité instrumentale

La prolifération des outils de gestion dans les organisations, en particulier depuis la seconde guerre mondiale, apparaît comme une réponse aux contraintes de la rationalité limitée. Jean-Claude Moisdon (1997 : 12) décrit une organisation comme une combinaison d’activités. Or, les capacités du raisonnement humain deviennent rapidement limitées lorsqu’il s’agit d’articuler entre elles les différentes activités, de tenir compte des multiples variables afin de

Isabelle Corbett- Thèse de doctorat 57 conduire l’organisation vers la performance. Aussi, les outils de gestion, en proposant une représentation formalisée de la situation, sont un support aux activités de gestion: prévoir décider, contrôler. A ce titre, ils sont les héritiers du taylorisme.

« Il faut noter […] qu’avec les phases de rationalisations vécues par les entreprises depuis le début du siècle, consistant essentiellement à formaliser le travail lui-même ; et correspondant à ce qu’on appelle l’ère taylorienne, l’organisation industrielle moderne se prête bien - à priori - à la construction de tels résumés, qui manipulent des décomptes d’objets ou de tâches supposés homogènes. L’activité est en quelque sorte pré-conformée, segmentée en unités élémentaires dont les paramètres essentiels – le temps requis, par exemple, sont rendus prévisibles par l’analyse. C’est dire que la modélisation de l’aide à la décision, notamment, est fille de Taylor. » (Moisdon, 1997 : 12)

Dans le modèle de la rationalité instrumentale, les outils ont un rôle de conformation ou de révélateur des changements organisationnels.

- Outils de conformation :

« Les agents de l’organisation s’appuient sur un ensemble d’outils qui forment à leurs yeux une représentation convenable de la situation actuelle et spécifient les voies d’amélioration compte tenu des critères de performance en cause, et ces mêmes agents se conforment aux préceptes ainsi dégagés par les divers schémas de raisonnement qu’ils ont mis au point. » (Moisdon, 1997 : 17).

- Outils d’investigation du changement organisationnel:

La difficulté à appliquer certains modèles savants sur le terrain (par exemple, de nouveaux modèles d’analyse du risque dans des compagnies pétrolières) a amené les chercheurs à confronter la représentation implicite de l’organisation véhiculée par le modèle aux règles dites et non dites par lesquelles les acteurs se partagent leurs activités et se coordonnent. Ainsi, l’outil agit comme un révélateur des déterminants essentiels de l’organisation. Il permet d’aider les acteurs et les chercheurs à imaginer de nouveaux schémas d’évolution. Ainsi un échec apparent peut masquer un phénomène d’apprentissage.

1.2.2 Les critiques du modèle de la rationalité instrumentale

Différents travaux mettent à mal l’hypothèse d’optimisation économique des outils de gestion, en soulignant les différents facteurs tant au niveau de l’individu, du groupe que de l’environnement.

Les approches « classiques » : les facteurs humains et structurels

Au niveau de l’individu, de nombreux travaux ont remis en cause le principe même de rationalité sous-jacent aux outils de gestion ambitionnant d’optimiser les choix dans les

Isabelle Corbett- Thèse de doctorat 58 entreprises. Au niveau des groupes de travail ou de l’entreprise, le modèle fonctionnel de la rationalité instrumentale ignore l’importance des mécanismes relationnels. Ainsi l’école des Relations Humaines (Maslow, 1954) a souligné l’importance de la motivation et des valeurs. D’autres approches mettent l’accent sur les relations de pouvoir, les acteurs jouant sur les dispositifs qui les entourent pour accomplir leurs objectifs (Crozier et Friedberg, 1989). Ou encore, Cyert et March (1960) décrivent la grande entreprise comme constituée de coalition d’acteurs qui négocient entre elles les buts et les moyens de les atteindre. Ces perspectives mettent à mal l’ambition d’optimisation économique des outils de gestion.

Au niveau de l’environnement de l’entreprise, l’école de la contingence et les sociologues des organisations insistent sur l’effet structurant de l’environnement sur le fonctionnement organisationnel, qu’il s’agisse des caractéristiques des organisations (modes de coordination et de contrôle) ou de facteurs sociétaux (institutions, société, culture).

L’approche gestionnaire

Contrairement aux approches précédentes, il s’agit ici de se placer au niveau des outils eux-mêmes, d’analyser leurs modes de constitution et la façon dont ils opèrent concrètement à l’intérieur des organisations (Moisdon, 1997 : 22). Dans cette perspective, l’outil et le fonctionnement organisationnel sont liés puisque toute action organisée nécessite d’instrumenter l’ensemble des activités en cause. Il s’agit d’une « philosophie de l’action organisée [qui] lie de façon continue la construction de l’instrumentation à celle de l’organisation elle-même.» (Moisdon, 1997: 9).

Cette approche véhicule une représentation co-construite de l’outil de gestion : c’est le modèle de la rationalité interactive.

1.2.3 Le modèle de la rationalité interactive

Ce modèle insiste sur l’appropriation à double sens qui se joue lors de l’introduction d’un nouvel outil dans l’organisation. La relation outils de gestion/organisation s’inscrit alors dans un processus d’exploration croisée. L’outil est un vecteur de changement ; il transforme l’organisation et ses acteurs, mais en retour, il est également transformé par le sens et l’usage que lui attribuent les acteurs. Il y a « apprentissages croisés » (Hatchuel, 1994).

Ainsi l’outil de gestion ne joue plus seulement un rôle de conformation – incitant ou prescrivant des actions et comportements conformes à un optimum postulé par l’outil – mais

Isabelle Corbett- Thèse de doctorat 59 participe à la construction de nouvelles connaissances ; d’une conception normative, il évolue vers une conception interactive.

« Comme Janus, en effet, l’outil de gestion possède deux faces : l’une tournée vers la conformation, sous forme d’une prescription ou d’une incitation, l’autre tournée vers la connaissance, puisqu’un outil de gestion constitue toujours une représentation simplifiée, même imparfaite, de la situation à laquelle sont confrontés les acteurs qui sont censés l’utiliser ou le subir. » (Moisdon, 1997 : 43).

Cette évolution du rôle des outils de gestion est aussi liée à la complexité et à l’incertitude croissante auxquelles sont confrontées les entreprises. Moisdon et al. distinguent deux rôles pour les outils de gestion :

- Accompagnement de la mutation :

Le point de départ n’est pas la volonté d’introduire un nouvel outil, mais de concevoir des outils qui accompagnent et facilitent le changement décidé. C’est par exemple, la construction d’un indice de coût relatif dans le cadre d’un projet visant à réguler le système hospitalier public. L’outil est le support d’une construction progressive de représentations partagées, à partir duquel se structurent les négociations et les débats contradictoires, et se pilote le changement

- Exploration du nouveau :

L’outil joue un rôle non seulement dans la transformation des règles organisationnelles, mais aussi dans le questionnement et la transformation des savoirs techniques. Cet aspect est longuement développé par Hachuel et Weil (1992) dans L’Expert et le Système. Ils montrent comment tout processus de rationalisation, c'est-à-dire l’introduction d’un nouvel outil, engage une dynamique de connaissance qui entraîne la production de nouveaux savoirs et la « métamorphose des acteurs ». La construction d’un système-expert vise à automatiser certains savoirs détenus par les experts. Les experts sont appelés à expliciter leur savoir et il en découle des apprentissages et des échanges intenses pour les trois types d’acteurs impliqués dans la conception du système-expert : les spécialistes du logiciel, les chercheurs et les experts eux-mêmes. Une fois conçu ; le système-expert va cristalliser de nouveaux débats et enjeux qui entraîneront réactions, adaptations et donc, la production de nouveaux savoirs. Pour les acteurs, l’introduction du système-expert peut entraîner une métamorphose: leur position, le sens de leur action, les conditions d’accès aux postes qu’ils occupent se trouvent transformés (p. 101). Il peut même y avoir naissance de nouveaux acteurs, c'est-à-dire la définition et l’acceptation de savoirs inexistants jusque là dans l’organisation.

Isabelle Corbett- Thèse de doctorat 60 TABLEAU 4:RÉSUMÉ DES DIFFÉRENTS RÔLES DES OUTILS DE GESTION (DAPRÈS MOISDON,1997)

Modèle de rationalité Rôle de l’outil

Conformation Rationalité instrumentale:

L’outil véhicule une représentation implicite de

l’organisation Investigation du changement

organisationnel

Accompagnement de la mutation Rationalité interactive (David, 1998) ou

apprentissage organisationnel (Moisdon, 1997): L’outil représente une construction progressive des représentations partagées

Exploration du nouveau