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Construction de l’objet de recherche comme dispositif de gestion et formulation de la problématique

1. Synthèse : la vision implicite de l’organisation véhiculée par le KM

A partir de ces différents éléments, tentons à présent de décrire la vision implicite de l’organisation (Moisdon, 1997) véhiculée par le KM dans une organisation multinationale.

Pour cela, nous décrirons la logique, le fonctionnement idéal et les crises possibles des démarches KM dans les organisations multinationales en reprenant les trois composantes d’un outil de gestion définies par Hatchuel et Weil (1992): un substrat technique, une philosophie gestionnaire, une vision simplifiée des relations organisationnelles. Nous nous appuierons également sur les différents modes de gestion des connaissances que nous avons identifiés dans ce chapitre et le chapitre précédent.

Rappelons en préalable qu’à la suite de David (1996, 1998), nous considérons le dispositif de gestion des connaissances comme une innovation managériale mixte, c'est-à-dire où des connaissances et des relations sont en interaction.

Isabelle Corbett - Thèse de doctorat 91 TABLEAU 6:LA VISION IMPLICITE DE LORGANISATION VÉHICULÉE PAR LE KM ET SES ECUEILS

POSSIBLES

Logique Fonctionnement idéal Crises possibles Substrat technique La démarche de gestion

des connaissances repose à la fois sur la formalisation du savoir collectif dans des bases de connaissances et sur la socialisation et l’échange entre pairs à travers les réseaux informels et les communautés de pratique.

Capitalisation : des savoirs qui correspondent aux logiques métiers. Les savoirs sont en permanence

réévaluées en fonction des retours d’expérience des opérationnels (Ballay, 2002) Partage d’expériences, apprentissage et construction identitaire à travers la participation. Équilibre entre la participation et la réification (Wenger, 1998 ; Dameron et Josserand, 2007).

Contribution des dispositifs GRH afin de créer une identité de métier forte et partagée, condition essentielle de l’émergence des CDP. (Lefebvre et al. 2007)

Dérive vers la codification et la centralisation : absence de boucle de retour

d’expérience,

le savoir local n’est pas capitalisé. Ou à l’inverse : Participation sans réification (Wenger, 1998 ; Dameron et Josserand, 2007) : les réseaux participent à la construction identitaire, mais ne

produisent pas de nouvelles connaissances.

Philosophie gestionnaire :

Exploiter les poches de connaissances présentes dans les différentes unités et les diffuser à l’ensemble du groupe (Kogut, 1991 ; Bartlett et Ghoshal, 1997) Rationalisation, efficacité : « ne pas réinventer la roue »

Flux multidirectionnels des connaissances entre le centre et la périphérie.

Les filiales sont des acteurs intégrés ou jouent le rôle d’innovateur global (Gupta et Govindarajan, 1991). Rôle de coordination du Centre, de type « forme J » (Aoki, 1988 ; Lam, 2000).

Flux unidirectionnel du centre vers la périphérie : les filiales sont des

exécutants. (Gupta et Govindarajan, 1991). Les connaissances sont appliquées, mais non

intériorisées (Kostova, 1999). Les unités locales ne

partagent pas leurs innovations :rôle

d’innovateur local, (Gupta et Govindarajan, 1991). Coordination de type bureaucratique freine l’innovation locale et l’apprentissage (Lam, 2000).

Vision simplifiée des relations

organisationnelles

(figures d’acteurs)

- Le Centre (détenteur du savoir collectif) représenté par la figure de l’expert.

- La périphérie : les opérateurs amenés à mettre en œuvre les prescriptions du centre

- Prescription réciproque : apprentissages croisés et métamorphose des acteurs (Hatchuel et Weil, 1992 ; Hatchuel, 1994)

- Régulation conjointe (Reynaud, 1989)

- Régulation de contrôle du Centre freine l’appropriation par les acteurs de la

périphérie.

- Régulation autonome se manifeste par la résistance, l’évitement ou le

détournement des prescriptions du Centre.

Isabelle Corbett - Thèse de doctorat 92 2. Vers une construction du cadre théorique

A l’issue de ce chapitre sur l’instrumentation gestionnaire, nous retenons trois idées clés qui vont nous permettre de formuler nos questions de recherche :

2.1. Construction de l’objet de recherche comme dispositif de gestion

Tout d’abord, si notre discours a pu paraître équivoque par l’utilisation de différents termes comme outil de gestion, dispositif, technique ou innovation managériale, nous souhaitons clarifier ce flou verbal. Par commodité et dans un souci d’éviter les répétitions, nous avons repris à chaque fois le terme utilisé par l’auteur auquel nous faisions référence. Dorénavant cependant, nous utiliserons toujours le même terme : celui de dispositif de gestion.

Cette expression a l’avantage de proposer une définition large des outils de gestion. Il s’agit d’« un concept plus large, spécifiant quels type d’arrangements des hommes, des objets, des règles et des outils paraissent opportuns à un moment donné » (Moisdon, 1997 :10-11). Certes, c’est bien ainsi que David entend les outils de gestion lorsqu’il les définit comme « tout dispositif formalisé permettant l’action organisée », mais le choix d’un terme différent évite toute ambigüité sur le sens plus ou moins restrictif que l’on donne à outil de gestion. Par ailleurs, le concept de dispositif tel qu’il est défini par Moisdon met l’accent sur l’aspect dynamique du fonctionnement organisationnel et sur les interactions entre hommes, objets, règles, outil.

La définition du phénomène étudié, la gestion des connaissances, comme dispositif de gestion et la lecture située qui en découle, nous permet de formuler notre problématique de la façon suivante : notre objectif est de décrire et comprendre la dynamique d’un dispositif de gestion [des connaissances] au sein d’une organisation.

2.2. Inscription dans le courant strategy-as-practice

Le concept de dispositif de gestion invite à la contextualisation. Il s’agit d’analyser l’outil dans le contexte spécifique d’une organisation donnée. Comme le soulignent Hatchuel et Weil (1992), la mise en œuvre réussie d’un dispositif de gestion « prouve bien plus la présence d’un ‘terrain’ favorable capable de mener à bien cette contextualisation que

l’efficacité de cette technique. » Faisant référence au triple modèle qui compose tout dispositif de gestion : un substrat technique, une philosophie gestionnaire et une vision simplifiée des relations organisationnelles, ils ajoutent: « […] une technique managériale est par nature triplement inachevée, et […] lorsqu’on veut s’intéresser à elle, c’est autant à elle qu’il faut

Isabelle Corbett - Thèse de doctorat 93 s’intéresser qu’à ce qui explique la forme singulière qu’elle a prise. » (Hatchuel et Weil, 1992 : 126 ).

L’approche pratique de la stratégie encourage une analyse multi-niveaux qui tient compte à la fois du contexte organisationnel et institutionnel dans lequel s’inscrit la pratique étudiée, et de la pratique des acteurs en situation. Les dispositifs de gestion se prêtent bien à une telle approche. Ils correspondent à ce que Paula Jarzabkowski (2004 :545) appelle management-practice-in use :

« Ces outils de gestion et techniques présents dans les contextes macro-institutionnels et compétitifs, sont nés de la coproduction de différentes communautés de pratique, comme l’industrie, la recherche, les cabinets de conseils et la presse, chacun avec des éléments communs de discours. Ils sont diffusés à travers les enseignements et la recherche des écoles de gestion, leur utilisation par les cabinets de conseils et par la mode managériale

(Abrahamson, 1996°, où la presse populaire joue un rôle (Mazza et Alvarez, 2000). » (notre traduction)

Ainsi, dans une tentative d’analyser le dispositif de gestion à différents niveaux, nous avons d’abord bâti un cadre général des raisons de l’adoption d’un dispositif de gestion fondé sur la théorie néo-institutionnaliste. Puis, nous nous sommes penchées sur les modes

d’appropriation du dispositif par les acteurs au sein de l’organisation. Cette dernière approche a mis en évidence les tensions entre le dispositif KM prescrit par le management et la pratique située des acteurs.

2.3. Crise des relations et des savoirs

Les nombreuses tensions dont est porteur le dispositif de gestion des connaissances, entre codification et personnalisation ; centre et périphérie, contrôle et autonomie, sont révélatrices des crises qui parcourent les organisations multinationales. A ce titre, les

différentes approches qui cherchent à expliquer les contradictions entre l’injonction de gérer les connaissances et la pratique d’acteurs en situation nous éclairent sur les modes de

régulation de ces tensions. Ainsi, bien que les perspectives soient différentes, les travaux sociologiques de Jean-Daniel Reynaud et Michel de Certeau, gestionnaires d’Armand Hatchuel et ceux du courant pratique de la stratégie proposent une vision assez semblable de l’appropriation d’un dispositif de gestion. Le tableau ci-dessous propose une synthèse de ces différentes approches.

Isabelle Corbett - Thèse de doctorat 94 TABLEAU 7 :CADRE INTÉGRATEUR DE LAPPROPRIATION DUN DISPOSITIF DE GESTION

Auteurs/théorie Ordre « dominant » (Environnement institutionnel, management,) Révélateur du

conflit Ordre « dominé » (consommateurs, employés)

Mode de résolution des tensions

Michel de Certeau Stratégie Ruse,

détournement, résistance Tactique « arts de faire » Consommation créative

Strategy-as-practice Pratiques tensions Pratique découplage

Théorie de la régulation sociale (Reynaud) Travail prescrit Régulation de contrôle crise Travail réel Régulation autonome Régulation conjointe Hatchuel et Weil (1992) , Hatchuel (1994) Concepteur/ prescripteur

crise Opérateur Prescription

réciproque => apprentissages croisés, métamorphose des acteurs