• Aucun résultat trouvé

Construction de l’objet de recherche comme dispositif de gestion et formulation de la problématique

4 Le courant pratique de la stratégie

4.1. La créativité de la pratique

Cette articulation entre pratique et stratégie n’est pas sans difficulté comme le montrent de La Ville et Mounoud (2003) en s’appuyant sur les travaux de Michel de Certeau. Celui-ci s’est intéressé aux gens ordinaires et à la créativité avec laquelle ils consomment des biens qui leurs sont imposés par un ordre économique dominant (services marketing, grande distribution, « culture de masse »). De Certeau distingue ainsi deux types de production : « A une production rationalisée, expansionniste autant que centralisée, bruyante et spectaculaire, correspond une autre production, qualifiée de ‘consommation’ : celle-ci est rusée, elle est dispersée, mais elle s’insinue partout, silencieuse et quasi invisible, puisqu’elle ne se signale pas avec des produits propres mais par une manière d’employer les produits imposés par un ordre économique dominant. » 1990 : XXXVII)

Pour rendre compte du décalage entre ces deux productions, de Certeau met en avant la distinction entre stratégie et tactique :

« J’appelle ‘ stratégie’ le calcul des rapports de forces qui devient possible à partir du moment où un sujet de vouloir et de pouvoir est isolable d’un « environnement ». Elle postule un lieu susceptible d’être circonscrit comme un propre et donc de servir de base à une gestion de ses relations avec une extériorité distincte. La rationalité politique, économique ou scientifique s’est construite sur ce modèle stratégique.

J’appelle au contraire ‘tactique’ un calcul qui ne peut pas compter sur un propre, ni donc sur une frontière qui distingue l’autre comme une totalité visible. La tactique n’a pour lieu que celui de l’autre. Elle s’y insinue, fragmentairement, sans le saisir en son entier, sans pouvoir le tenir à distance. Elle ne dispose pas de base où capitaliser ses avantages, préparer ses expansions et assurer une indépendance par rapport aux circonstances. » (2002 : XLVI)

Isabelle Corbett- Thèse de doctorat 72 De Certeau décrit l’homme ordinaire comme un braconnier qui se réapproprie le sens des biens de consommation. Celui-ci invente le quotidien grâce aux arts de faire, ruses subtiles, tactiques de résistance par lesquelles il détourne les objets et les codes, se réapproprie l'espace et l'usage à sa façon.

Ces travaux ont nourri le courant de l’approche pratique de la stratégie. Ainsi Mounoud et de La Ville (2008) s’appuient sur les écrits de Michel de Certeau pour montrer que « la pratique n’est jamais totalement déterminée par l’ensemble de normes sociales dans lequel elle se trouve enchâssée » et souligner la capacité de résistance et d’improvisation des membres d’une organisation qui eux aussi mobilisent des arts de faire qui « donnent du sens aux multiples ruses et bricolages qu’ils déploient pour produire une action sensée au quotidien. »

De même, Detchessahar et Journé (2007) soulignent l’activité créatrice des opérateurs dans leur utilisation des outils de gestion prescrits par le management. Les auteurs étudient le cas d’une usine d’un grand laboratoire pharmaceutique qui introduit des outils de gestion des compétences à la lumière de l’analyse discursive. Dans cette organisation, les outils de gestion de la qualité et de recherche de l’efficience alimentent un discours centré sur l’expertise. Les acteurs (opérateurs et encadrement de proximité) vont produire une lecture consonante avec le reste de l’instrumentation gestionnaire qui les conduit à utiliser le nouvel outil de gestion des compétences comme moyen de rémunération et d’incitation à la seule expertise, alors que l’outil n’était pas porteur de cette seule logique. A l’inverse, la logique de polyvalence, également présente dans l’outil, est laissée de côté car elle est en dissonance par rapport à l’ensemble des autres outils de gestion.

Cette approche discursive apporte un éclairage complémentaire aux phénomènes d’appropriation, détournement, évitement ou résistance des outils de gestion par les acteurs. Elle souligne le rôle fondamental de l’activité créatrice des opérateurs et des managers de première ligne. Ainsi la fabrique de la stratégie n’est pas l’apanage de la direction générale ou des middle-managers (Rouleau, 2005) ; « les stratèges sont partout, distribués le long des chaînes de lecture et d’écriture » que constituent les outils de gestion (Detchessahar et Journé, 2007 : 90).

4.2. « Replacer le micro dans le macro » (Johnson et al., 2003)

Outre les tensions entre pratiques et pratique, la seconde caractéristique du courant strategy-as-practice, note Florence Allard-Poési (2006 : 28), est une ambition théorique qui

Isabelle Corbett- Thèse de doctorat 73 « promet de lier, au travers de son objet, des aspects et courants théoriques jusqu’ici ‘artificiellement’ séparés : la société, objet privilégié par le courant néo-institutionnaliste ; les microprocessus d’interactions et actions des individus dans leur contexte, objet privilégié par l’interactionnisme symbolique ou l’ethnométhodologie (Whittington, 1992 ; Barley et Tolbert, 1997). L’approche veut ainsi ‘replacer le micro dans le macro’ (Johnson et al, 2003, p.6) et symétriquement reconduire la société dans l’étude de la stratégie (Knights et Morgan, 1995) : concilier l’acteur stratège et son intentionnalité avec le(s) contexte(s) institutionnel(s) dans le(s)quel(s) ses actions et intentions s’inscrivent (Whittington, 2002). »

Autrement dit, il s’agit de créer des liens explicites entre les actions situées des individus (le niveau « micro » des pratiques) et le niveau de la pratique sociale, c’est à dire les contextes institutionnels dans lesquels les individus agissent et auxquels ils contribuent (Jarzabkowski et al., 2007). Une telle ambition embrasse de nombreux courants théoriques, aussi afin de tenter de clarifier quelque peu le vaste champ en construction de la perspective de la pratique, Jarzabkowski, Balogun et Seidl (2007) proposent cinq questions clés et un cadre conceptuel.

Cinq questions clés pour la perspective de la pratique (Jarzabkowski et al., 2007)

Les différents travaux ont pour point commun de traiter une ou plusieurs des questions suivantes :

- Qu’est-ce que la stratégie ? - Qui est le stratège ?

- Que font les stratèges ?

- Qu’explique une analyse des stratèges et de leurs activités ?

- Comment les théories des organisations et les théories sociales peuvent-elles contribuer à nourrir l’analyse du courant strategy-as-practice ?

Un cadre conceptuel pour la perspective de la pratique

Pour Jarzabkowski et al. (2007 :8 ) la perspective de la pratique (strategizing) ne limite pas son objet à l’activité stratégique en tant que telle, comme la planification stratégique, les séminaires de stratégie, les rapports annuels, mais plus largement toute activité peut être considérée comme stratégique dans la mesure où elle aura des conséquences sur l’orientation, la survie ou l’avantage concurrentiel de l’entreprise. Le cadre conceptuel proposé par les auteurs, reprend les distinctions de Whittington (2006) et situe la perspective de la pratique (strategizing) à l’intersection de ce qui constitue la pratique de la stratégie

Isabelle Corbett- Thèse de doctorat 74 (praxis), les pratiques stratégiques (divers types de ressources qui se combinent à travers les pratiques) et les praticiens (acteurs qui influencent la conception de la pratique).

Pour les auteurs, toute question de recherche dans la perspective de la pratique fait inévitablement le lien entre ces trois dimensions, même si de manière empirique, les études se focalisent en général sur l’une des trois zones d’intersection nommées A, B et C dans la figure 8.

La gestion des connaissances ne relève pas d’une pratique stratégique en tant que telle comme le serait par exemple la planification stratégique, elle s’inscrit plutôt dans ce que Paula Jarzabkowski (2004) appelle management practice-in-use, c'est-à-dire une pratique de gestion institutionnalisée, mise au service d’un contexte stratégique particulier.

FIGURE 8: UN MODÈLE INTÉGRÉ POUR LÉTUDE DE LA PERSPECTIVE PRATIQUE DE LA STRATÉGIE

(ADAPTÉ DE JARZABKOWSKI, BALOGUN ET SEIDL,2007 :11)

Pratique

Flux situés et socialement accomplis d’activités dont les conséquences sont stratégiques pour l’orientation et la survie de l’organisation

Praticiens

Acteurs qui orientent la construction de la pratique à travers qui ils sont, comment ils agissent ,et le type de ressources qu’ils mobilisent Les pratiques Ressources cognitives, comportementales, procédurales, discursives, motivationnelles et physiques qui sont combinées et adaptées pour construire la pratique.

Strategizing

A

C B

Ainsi dans la section A, à l’intersection des praticiens et des pratiques, les questions de recherche s’intéressent à qui est le stratège et quelles sont les pratiques qu’il mobilise dans sa pratique de la stratégie. Ces études développent en général des explications au niveau micro, les explications macro étant l’arrière plan d’une représentation plus large de la pratique (par exemple Mantere, 2005 ; Samra-Fredericks, 2003).

Les recherches situées dans la section B, à l’intersection des pratiques et de la pratique, s’intéressent à ce que font les stratèges. La section C est encore faiblement représentée. Elle

Isabelle Corbett- Thèse de doctorat 75 s’intéresse non seulement à qui est le stratège, mais à la façon dont son identité (genre, fonction de middle manager) influence la pratique de la stratégie. Les recherches situées dans la section B ou C développent des explications sur pourquoi et comment certaines activités ont des conséquences stratégiques sur, par exemple, le changement organisationnel (Balogun et Johnson, 2004, 2005 ; Rouleau, 2005) ou l’évolution des stratégies (Jarzabkowski, 2005).

Isabelle Corbett- Thèse de doctorat 76

Conclusion de la section I

Dans cette première section, nous avons présenté les caractéristiques générales d’un outil de gestion. Puis, nous nous sommes intéressées à la dynamique de diffusion et d’appropriation d’un outil de gestion au sein d’une organisation. L’étude de cette dynamique dans la perspective de la pratique appelle à replacer le macro dans le micro (Johnson et al., 2003). Il s’agit de considérer à la fois la vague de rationalisation dans laquelle se joue la diffusion et l’adoption du dispositif de gestion et les pratiques que les différents acteurs mobilisent dans la construction et l’utilisation du dispositif de gestion.

Afin de continuer notre effort de contexualisation d’un dispositif de gestion, nous allons à présent nous arrêter sur les spécificités d’un dispositif de gestion des connaissances au sein d’organisations multinationales.

Isabelle Corbett - Thèse de doctorat 77 Section II : Les enjeux des dispositifs de gestion des connaissances

Un dispositif de gestion des connaissances possède des caractéristiques particulières, liées à la nature même du projet KM. Celui-ci est pris en tension entre d’un côté un outil de gestion de l’information et de l’autre un outil de gestion des connaissances. Dans sa première acceptation, il est conçu comme un outil informatique qui permet de capter et stocker le savoir présent dans l’organisation. Il est au service d’une organisation taylorienne du travail où les concepteurs ont codifié les méthodes permettant aux exécutants d’être efficaces dans la réalisation de leurs tâches. Dans sa seconde acceptation, le KM ne gère pas uniquement les connaissances des individus, mais aussi les relations entre les individus. Il renvoie alors à l'idéal de l'organisation apprenante et aux nouvelles formes d'organisation (structure plate et décloisonnée grâce à la gestion par projet) qui incitent les salariés à fonctionner en réseau et à échanger des connaissances, par exemple au sein de communautés de pratiques. Il promet une nouvelle organisation plus transparente, plus transversale, plus collaborative et surtout plus innovante. Support à l’action, le KM est aussi porteur d’une volonté de transformer les logiques d’action.

Dans ces deux acceptations, le KM s’attaque à la régulation de l’organisation. D’une part, il change la nature du contrôle qu’exerce le centre sur la périphérie dans les organisations multinationales. D’autre part, il cherche à renforcer la prescription dans l’exécution des tâches par les opérationnels. Nous aborderons ces deux aspects en traitant tout d’abord des enjeux stratégiques et managériaux de l’adoption du KM dans les organisations multinationales, puis de la façon dont les individus répondent à l’injonction de gérer les connaissances.