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Épisode I: Séville ou les fondements d’une démarche KM (1997-1999)

4. Bilan de la deuxième vague

Comment expliquer le déclin subit de la gestion des connaissances, alors même que l’activité paraît au sommet de sa gloire?

Le contexte joue certainement un rôle. La fusion avec Blue Circle demande aux experts des Centres Techniques, principaux rédacteurs des Best Practices, une présence accrue sur le terrain. L’urgence est à l’action, à l’amélioration des performances des nouvelles usines, et non à la codification des connaissances. Par ailleurs, la réorganisation des Centres Techniques entraîne une période d’incertitude et de flou, peu propice à la capitalisation des connaissances. Enfin, le processus de codification des connaissances lui-même est source de difficultés.

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4.1. Les difficultés

Le processus de capitalisation des connaissances se heurte à de multiples obstacles : définition du concept de Best Practice, faible implication des opérationnels, difficile quête du consensus, mise en œuvre des Best Practices.

4.1.1. Qu’est-ce qu’une Best Practice ?

Le concept même de Best Practice continue de poser problème. Dans un courrier adressé à son successeur en 2002, le directeur Performance & Knowledge critique les dernières Best Practices dont il a pris connaissance:

« Ces documents ne présentent pas les caractéristiques qui selon moi correspondent à des Best Practices : destinées à un seul utilisateur, clairement identifié ; des résultats visibles, mesurables et réalisables ; des documents pratiques avec des étapes claires, l’expérience des meilleures usines traduite en pratique pour les autres usines. Ces documents semblent être des reprises pour les ingénieurs/managers de Centre Technique de documents existants. » Et il ajoute :

« Quand je lis des phrases comme ‘Le mélange des boulets de différents fournisseurs ne devrait se faire uniquement s’il n’y a pas de grande différence de qualité’, je me demande ce que les ingénieurs en usine feront – sans doute rien. »

Ainsi pour notre interlocuteur, le projet initial de faire des Best Practices par et pour les usines a été détourné au profit des Centres Techniques et de la DPC.

«Là où on a fait fausse route, c’est dans l’implication des CT. Il aurait fallu que les CT soient plus des animateurs du processus et faire jouer aux usines le rôle d’expert. »

Mais pouvait-il en être autrement ? Il semble que très rapidement, les usines aient pris leur distance par rapport aux Best Practices. Peu d’usines ont répondu à l’enquête de

satisfaction réalisée en 2000. Pour les experts des Centres Techniques et de la DPC, c’est cette faible implication des usines, qui les a poussés à jouer le premier rôle. Dès le début, les usines semblent peu convaincues par les Best Practices. Un expert de la DPC raconte :

« Je me souviens avoir présenté [la première série de] BP aux responsables

Maintenance des Usines, et ensuite je leur ai demandé si eux en usine, ils avaient des bonnes pratiques à partager. (…) Ils sont tous restés muets. »

Selon cet expert, ce mutisme s’explique par deux raisons : la peur de la peur de l’écriture. Mais ce défaut d’implication, rend aussi plus difficile l’appropriation des Best Practices.

« Quand c’est rédigé par les Centres Techniques ou la DPC, la BP est trop générale. Il n’y a pas assez de terrain, et les usines pensent, ‘Encore un truc qui vient d’en haut’. »

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4.1.2. Le consensus impossible

De l’élan de codification des connaissances qui s’est emparé de la branche Ciment sont nées non seulement des Best Practices, mais aussi des Good Practices, Useful Practices, Golden Rules et autres Guidelines. Comment une usine pouvait-elle faire le tri, savoir ce qui est recommandé dans son cas et ce qui ne l’est pas ? Quelle est l’information fiable entre plusieurs documents qui traitent du même thème ? C’est pour résoudre ce

problème, que sur les recommandations d’un second cabinet de consultants en KM, le CKHC a introduit trois niveaux de Best Practices. Mais loin de simplifier, cette mesure a encore ajouté à la confusion.

Les différents niveaux ne reflétaient pas seulement une hiérarchie d’importance, mais aussi une hiérarchie de validation. Les Best Practices de niveau 1, valables partout, étaient validées par les experts de la DPC. Les BPs de niveau 2, de portée régionale, étaient validées par le Centre Technique. C’est le cas notamment de nombreuses Best Practices rédigées en Amérique du Nord. Faute de consensus entre les experts des différents Centres Techniques, celle-ci n’ont pas été reconnues au-delà de l’Amérique du Nord. Enfin, les Best Practices de niveau 3 n’avaient qu’une portée locale.

4.1.3. Mise en œuvre

La juxtaposition des termes Best Practice et obligatoire révèle les difficultés de la branche Ciment à passer du processus de codification à celui de transfert des connaissances. L’expression étonne. Elle relève d’une adaptation locale du concept de bonne pratique. En effet, la littérature sur les Best Practices les présente comme une source d’inspiration, d’imitation ou d’émulation, mais non comme une obligation.

D’une attitude souple, où usines et experts de Centre Technique décidaient en fonction du contexte local de l’opportunité de mettre en œuvre telle ou telle Best Practice, l’attitude de la DPC est devenue prescriptive avec l’introduction des BPs obligatoires en 2002. Dans la pratique cependant, il était difficile d’imposer et de contrôler la mise en œuvre effective des Best Practices. Si les performances étaient bonnes, l’usine n’était pas obligée de mettre en place une Best Practice de niveau 1. Cette notion d’obligatoire relatif a donné lieu à l’expression ironique d’obligatoire Lafarge.

Le Guide de mise en œuvre des Best Practices en usine souligne que le critère

principal pour la mise en œuvre d’une BP est le gain attendu. Cependant, le contenu des BPs ne propose que très rarement des indicateurs de performance. Il devient alors difficile de

Isabelle Corbett- Thèse de doctorat 197 mesurer l’impact de la BP sur la performance de l’usine. De même, le suivi de la mise en œuvre, lorsqu’il a été fait, n’a pas démontré l’impact de la Best Practice sur la performance.

Enfin, le contenu de certaines Best Practices était difficile à mettre en œuvre, car souvent il ne s’agissait pas seulement d’introduire un nouvel outil, mais aussi de changer les façons de faire, de modifier l’organisation.

« Par exemple, mener une analyse des incidents dans la Best Practice sur la mise en place d’un Comité de fiabilité Entretien, ce n’est pas ‘Oui, on fait l’analyse et on en discute.’ Ça touche à l’organisationnel. Qui va la mettre en œuvre ? Ce n’est pas le rôle des CT, dans les usines on le fait plus ou moins. Communiquer, en parler, il n’y a pas de problème, mais le faire en concret… Il n’y a pas dans l’organisation quelqu’un capable de le faire. »

4.1.4. Des résultats mitigés

« Le résultat ? Des documents intéressants mais aucun ne repose sur des définitions concrètes d’usines. C’est plus des concepts, il n’y a pas de traduction opérationnelle. Les gens le lisent, c’est une bonne culture générale. (…) Pour les experts des Centres Techniques, ils ont fait un beau travail. Les gens d’usines, ils sont trop polis pour dire que ça ne sert à rien. » (directeur Performance & Knowledge)

Les Best Practices n’ont pas trouvé leur public ; elles n’ont pas démontré leur impact sur la performance. A partir de 2003, l’élan est brisé. Notons cependant parmi les points positifs le renforcement de la notion de réseau au niveau des Centres Techniques au travers de la mise en place d’équipes de rédaction. Et, tous s’accordent à dire que certaines Best

Practices ne sont pas « si mauvaises ».

Ce que les experts des Centres Techniques retiennent c’est un travail considérable – un groupe a rédigé 27 Best Practices, dont 22 ont été publiées ; la difficulté de parvenir au

consensus dans des équipes de rédaction trop nombreuses ; une ambition trop grande. « Nous avions beaucoup d’ambition quand nous avons établi la liste des sujets, mais nous en avions beaucoup moins quand il a fallu écrire » (expert CTEC)- et les injonctions contradictoires de la DPC:

« Les Best Practices, d’abord elles étaient dans un format. Il y avait quelques problèmes. Quelqu’un est venu et a dit, ‘Non, maintenant, il faut faire autrement’. Mais, le nouveau format n’était pas très pratique » (expert, CTEC)

5. 2004-2005 : Vers une approche globale de la performance

Cette période de production intense de Best Practices se clôt sur une certaine lassitude des différents acteurs. Les Best Practices n’ont pas trouvé leur public. Elles n’ont pas

démontré leur impact sur la performance. A partir de 2003, l’élan est brisé. Un expert DPC regrette « la production au kilomètre. On a privilégié la quantité sur la qualité. ».

Isabelle Corbett- Thèse de doctorat 198 Les experts des Centres Techniques ont l’impression de s’être énormément investis dans le processus de rédaction, sans gagner en reconnaissance.

Pour la branche Ciment, la question de l’amélioration de la performance demeure cruciale dans un contexte mondialisé: 23 nouveaux pays sont entrés dans le groupe depuis 1997. Mais l’excellence industrielle qui était le mot d’ordre de Séville et des Best Practices n’est plus qu’un aspect d’une approche globale de la performance. A partir de 2001, le Groupe, sous l’impulsion de Bruno Lafont, déploie le programme Leader for Tomorrow.

« L’ambition que nous avons est de devenir le leader mondial incontesté des matériaux de construction, c’est à dire d’être le meilleur et de le rester. Leader For Tomorrow est notre démarche pour faire évoluer le Groupe dans cette direction en développant notre culture de performance, tout en conservant nos valeurs.» (éditorial de Bruno Lafont, directeur général délégué, journal Leader For Tomorrow, n°2, Avril 2004. )

Leader for Tomorrow permet au Groupe de définir son identité, sa vision, ses valeurs, ses objectifs, à travers deux documents publiés en 2003 : Les Principes d’Action et le Lafarge Way.

Les Principes d’Action intègrent la nouvelle vision du groupe - être le meilleur - et ses engagements pour « nos clients, nos collaborateurs, nos collectivités, nos actionnaires ».

Le Lafarge Way est résumé ainsi : « Contribuer au succès de nos collaborateurs

Rechercher l’amélioration permanente de la performance Avec une organisation “multilocale”

Pour développer notre culture de performance »

Dans la branche Ciment, le programme Advance décline les enjeux de Leader for Tomorrow et précise : « Bien que l’expertise industrielle reste un élément fondamental pour le Ciment, elle n’est pas suffisante pour atteindre l’excellence que seule une approche intégrée de la performance peut garantir ».

En conséquence, Advance repose sur cinq piliers : stratégie, orientation client, excellence industrielle, développement durable et ressources humaines. Les Best Practices sont bien entendues mentionnées dans les programmes Leader for Tomorrow et Advance, mais elles ne jouent plus de rôle pivot comme c’était le cas pour Post Séville.

2005 : Un nouveau souffle ?

Le processus de production des Best Practices est au point mort. Il n’y a plus de Corporate Knowledge Manager. La poursuite du programme KM de la branche Ciment est

Isabelle Corbett- Thèse de doctorat 199 confiée au responsable du programme Advance, avec pour consigne venant de la direction générale de ne « surtout pas faire de vagues ».

Parallèlement, le groupe lance un projet de modernisation de son système

d’information : il s’agit de faire évoluer la technologie Notes vers une infrastructure web. Ceci implique de migrer l’ensemble des contenus des bases Notes vers un portail web. Le nouveau Portail Ciment s’organisera autour des cinq piliers Advance : stratégie, orientation client, excellence industrielle, développement durable et ressources humaines.

Le CKHC est responsable du pilier Industriel du Portail Ciment. Mais le rêve de transférer en un ‘clic’ ou presque les contenu des bases Notes vers la nouvelle infrastructure s’évanouit. Il sera indispensable de restructurer les contenus.

Cette contrainte est aussi une opportunité. Le CKHC espère ainsi reprendre les erreurs de structuration des Best Practices, les rendre plus opérationnelles, plus lisibles, et relancer la dynamique de mise en œuvre des Best Practices.