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Les enjeux du dispositif KM au sein de la branche Ciment

5. Les pratiques des experts de Centre Technique

5.2. Le coaching, forme de résistance des experts au KM

La figure de l’ingénieur-expert, symbole du Centre Technique, masque une diversité des profils. Ainsi, les Centres Techniques mettent en place des postes de coach : kiln coach (conduite du four), lab coach (dans les laboratoires), maintenance coach. Les coaches ne répondent pas à la définition statutaire de l’expert-ingénieur, mais plutôt à celle du bon professionnel. Ils sont souvent entrés à l’usine comme techniciens. Peu à peu, ils ont gravi différents échelons, occupé différentes responsabilités dans l’usine, ils ont souvent complété leur formation initiale par une formation continue qui leur a permis de devenir ingénieur, puis ils sont « passés de l’autre côté » en entrant au Centre Technique. Ils ont acquis leur expertise par la pratique et restent proches des usines. Ils se méfient des approches trop théoriques et du contenu souvent verbeux des Best Practices ou Standards :

Bruno, coach Maintenance, commente une procédure à l’attention des usines :

« La procédure sur l’usure de la chaîne élévateur, c’est parfait ! Il est très applicable dans le métier. Bon, les pages 1 à 5, je m’en fous. Moi, ce qui m’intéresse c’est le plan de la chaîne et comment on sait quand il faut remplacer la chaîne : le tableau. […] Mais tous leurs calculs, ça ne m’intéresse pas. »

Pour le coach, le transfert du savoir-faire passe avant tout par la pratique. Bruno poursuit :

« Le rôle du coach c’est mettre les gens en situation sur place, sur le terrain. […] Le rôle du coach, c’est aider les gens à mettre en place de manière pratique. »

Ces rôles de coaches, très bien perçus par les usines restent peu nombreux. En effet, l’une des difficultés des Centres Technique est d’établir des passerelles entre les carrières en usine et en Centre Technique. Si parmi les experts, de nombreuses personnes ont travaillé

169 auparavant en usine, ce n’est pas le cas de tous, et le passage usine-Centre Technique semble se faire de plus en plus difficilement. L’état d’esprit entre l’usine et le Centre Technique n’est pas le même. Déjà, il est indispensable de maîtriser des langues étrangères, au minimum l’anglais. De plus, par rapport à l’ingénieur-usine, immergé dans un contexte opérationnel particulier, l’ingénieur de Centre Technique doit être capable de faire la synthèse de différentes expériences, d’en tirer des généralités applicables à d’autres usines. Enfin, l’ingénieur de Centre Technique est détaché de l’opérationnel, il fait certes des missions en usine, mais il doit aussi faire des rapports, des études, formaliser ses expériences :

Certains, comme Bruno, ne se font jamais vraiment à l’éloignement du terrain : « Maintenant, je suis coach maintenance chez Lafarge depuis deux ans. Mais ça ne va pas durer longtemps. J’ai trop besoin d’être opérationnel. J’ai plus envie de faire que de faire faire. »

Qu’ils soient coaches ou experts, tous pointent les problèmes de ressources humaines en usine. Là aussi, les difficultés de recrutement sont nombreuses et il faut ajouter la forte rotation du personnel. Comment dans ce cas pérenniser des savoir-faire ?

« Je dis souvent à mon chef, mais il ne comprend pas : « pour coacher quelqu’un, il faut qu’il soit là. » Vous avez passé 3 jours à coacher un gars, vous le sentez bien, et puis vous y

retournez deux mois après, et le gars, il n’est plus là. (Maintenance) »

De même, le coach Maintenance critique le côté inefficace de l’approche : « On s’occupe de 3-4 usines pour éviter de se disperser (par exemple, Nigéria, Zambie, Maroc). Une usine où je vais beaucoup, c’est 6 fois dans l’année, grand maxi. En gros, on passe 3 jours dans l’usine (avec temps de voyage). Ça fait 18 jours par an. C’est ça que je n’aime pas, c’est le côté inefficace. […] Le principe du coach est bon. Mais on est tout le temps sollicité, on manque de temps. »

Face aux besoins des usines, les experts n’apparaissent plus comme des chevaliers blancs, mais plutôt comme des Don Quichotte mal armés pour affronter la réalité, car eux aussi n’ont pas les ressources nécessaires. Ainsi, l’approche coaching, décrite comme « mettre l’usine sous perfusion » nécessiterait plus de ressources en Centre Technique

« Comment perfuser toutes les usines avec quatre perfuseurs ? Simon et Thierry, ils

pourraient passer 100% de leur temps dans les usines, mais j’aimerais qu’ils fassent autre chose. » (Expert Produits et Qualité, responsable d’équipe).

Conclusion

Les éléments présentés dans ce chapitre sont la toile de fond sur laquelle vont se dérouler les récits. Nous avons planté le décor de l’action en inscrivant la gestion des

170 connaissances dans le contexte stratégique du groupe Lafarge, et plus généralement de

l’industrie cimentière.

Pour Lafarge, le savoir-faire industriel apparaît comme un enjeu stratégique lié à la performance. Dès les années 1980, la Direction Générale établit un lien entre les écarts de performance entre usines et les divergences dans les méthodes mises en œuvre au sein de ces usines. Selon Bertrand Collomb, « la création de la Direction des Performances Cimentières marquait clairement notre volonté de comparer nos différentiels de performance » (Perrin, 2007). La création d’un service au sein de la DPC dédié à la gestion du savoir industriel, le CKHC, vient confirmer l’enjeu stratégique que représente le partage des savoirs et savoir-faire cimentiers.

Avec la croissance de la Branche Ciment, il a été jugé indispensable de formaliser les connaissances détenues par la communauté technique et d’organiser le transfert des savoirs. Les premières initiatives portent sur la capitalisation des connaissances locales des usines sous la forme de Cas et le développement d’outils afin de répertorier et mettre à disposition ces connaissances. Dès les années 1990, l’accélération de la croissance amène la Branche Ciment à s’intéresser non seulement au transfert des savoirs, mais au-delà à organiser la fonction d’expert technique avec la création de la Communauté Cimentière. La réunion de Colmar reconnaît la fonction d’expert et définit les valeurs, références et méthodes de la communauté technique. La création de la Communauté Cimentière conduit à associer gestion des connaissances et gestion de l’expertise technique. La gestion des connaissances apparaît comme un outil permettant d’organiser le transfert des savoirs détenus par la Communauté Cimentière.

Ces initiatives de gestion des connaissances s’inscrivent dans le contexte de l’industrie cimentière. Ainsi, la difficulté de réduire les coûts fixes liés à l’équipement a amené les cimentiers à s’attaquer aux coûts variables. Améliorer les performances, par exemple en diminuant la consommation d’énergie, est un moyen de réduire ces coûts. C’est pourquoi, de nombreuses études ont été menées par les experts des Centres Techniques permettant

l’optimisation des paramètres des équipements. Cette expertise a été capitalisée sous la forme de Best Practices et Standards. De même, afin de limiter les coûts en main d’œuvre, les usines fonctionnent avec des effectifs réduits, de nombreuses tâches sont sous-traitées à des sociétés spécialisées (pose des briques réfractaires dans le four, entretien des équipements lors de l’arrêt de four, etc.).

Ceci a des conséquences directes sur l’organisation de la fonction d’expertise technique. La Direction Générale a fait le choix de mutualiser les ressources techniques au

171 sein de Centres Technique régionaux, permettant ainsi aux usines de se concentrer sur leur mission essentielle : produire. Mais cela signifie aussi que le savoir-faire local a été réduit au minimum. Le faire est découplé du savoir-faire.

Si la rationalisation des ressources en usines crée la fonction d’expert de Centre Technique et vient pallier le manque de compétences en usines, elle est aussi à l’origine du mal-être des experts. Les experts n’ont pas les moyens de faire face aux nombreuses

demandes des usines; ils se contentent de résoudre les problèmes les plus pressants, mais ont peu de temps pour essayer de transférer et stabiliser le niveau de compétences en usines. L’expertise technique se transforme en une gestion de l’incompétence, une simple assistance technique de base.

L’industrie cimentière et la gestion des connaissances se rencontrent autour des enjeux de productivité : l’objectif de produire plus de ciment, mieux, et à moindre coût d’un côté rencontre la promesse de capitaliser l’expérience, de « ne pas réinventer la roue » mais plutôt de réutiliser les connaissances accumulées de l’autre. Toutefois c’est à la lumière du contexte stratégique et des difficultés quotidiennes qu’apparaît le véritable enjeu de la gestion des connaissances : redonner aux usines le savoir-faire local qu’elles ont perdu du fait des choix d’organisation. La gestion des connaissances apparait comme l’une des réponses à la question plus générale de l’organisation de la fonction de support technique.

Cette mise en intrigue de la gestion des connaissances dans le contexte de l’industrie cimentière est la toile de fond sur laquelle nous allons lire les récits d’adoption, construction et appropriation du dispositif de gestion des connaissances.

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PARTIEII :

Isabelle Corbett- Thèse de doctorat 173

Introduction de la deuxième partie

Cette partie retrace les grands moments de la mise en place de gestion de la gestion des connaissances dans la Branche Ciment. La mise en place du dispositif KM apparaît étroitement liée à l’évolution de la fonction de support technique et à la stratégie de développement de Lafarge. Nous proposons de mettre en lumière la dynamique d’un dispositif de gestion des connaissances au sein d’une organisation à travers trois récits qui relatent l’adoption du dispositif, sa construction et son

appropriation.

Le premier récit contera de manière rétrospective la grande Histoire du KM entre 1997 et 2004 : l’adoption et la construction du dispositif de gestion des connaissances.

Le second récit présentera les petites histoires du KM, vues du CKHC, à travers les différents épisodes de la construction du dispositif de gestion des connaissances entre 2005 et 2008.

Le dernier récit, relatera une petite histoire du KM : l’initiative de gestion des connaissances entreprise par le domaine Produits et Qualité et l’appropriation de ce dispositif aux différents niveaux de l’organisation.

Chaque récit se terminera par une morale (Pentland, 1999) qui nous permettra de tirer les premiers enseignements de l’histoire qui nous est racontée.

Isabelle Corbett- Thèse de doctorat 174

Chapitre 5 : La grande Histoire du KM

Récit 1 :

L’adoption et la construction d’un dispositif de