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Épisode I: Séville ou les fondements d’une démarche KM (1997-1999)

1. Janvier 1997 : La réunion de Séville

La réunion de la Communauté Cimentière à Séville en Janvier 1997 a marqué les esprits. Au point que le nom de la ville andalouse est devenu un terme générique pour désigner toutes les actions issues de cette réunion. Aujourd’hui encore, les termes de Séville et Post-Séville font partie du vocabulaire des « anciens » de la branche Ciment. « Séville », donc, marque un tournant pour la Communauté Cimentière.

En 1997, la branche ciment compte 68 usines. La dernière décennie a vu le groupe se lancer à la conquête de l’Europe, particulièrement à l’Est. Cette expansion amène la création en 1995 d’un Centre Technique à Vienne (Autriche) dédié à l’Europe Centrale : le CTEC.

L’année 1997 est perçue comme un tournant :

« C’est le début de l’explosion. On commence à s’organiser : on fait une Branche Ciment et on cherche à organiser le partage des connaissances pour accueillir les nouveaux. » (Jean-Pierre, directeur du CKHC)

La réunion de Séville rassemble les directeurs des Centres Techniques les membres du Comité Exécutif Ciment, les directeurs d’usine, les experts de la DPC et des Centres

Techniques autour des questions de l’amélioration de la performance et du transfert des savoirs :

- Comment amener toutes les usines récemment acquises au niveau de performance souhaité ?

- Quelles connaissances de base les usines doivent-elles acquérir afin de s’améliorer ?

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1.1. Séville, évènement majeur pour le savoir et le savoir-faire22

« Séville était une grande réunion par le nombre des participants, l’intensité de leur implication et leur créativité », écrit le Directeur de la Stratégie et de la Performance de la branche Ciment dans l’édito de l’édition spéciale de la lettre du CKHC. Signe de l’ouverture à l’international, c’est la première fois que la réunion se tient hors de France. Après les frimas de la Normandie (Deauville, 1994), voici notre Communauté Cimentière sous le soleil de l’Andalousie. Signe de la croissance du groupe, la participation a plus que doublé depuis la première réunion en 1991 : ils sont désormais 260 participants, venus de 19 pays différents.

Les reproches concernant l’organisation des précédentes réunions ont aussi été pris en compte. « Séville » alterne séances plénières et ateliers de travail en petits groupes, plus propices à l’échange. Pour la première fois, une exposition met en valeur le savoir-faire industriel de la branche Ciment : 31 stands présentent les dernières prouesses technologiques dans les domaines du Procédé, de la Qualité, de la Maintenance ainsi que les projets de certaines usines. Cette exposition crée aussi l’occasion de nouer des contacts et d’avoir des conversations sur des points techniques précis.

Ce que retiennent les participants de Séville, c’est un élan (momentum), une mobilisation forte de tous. Cet esprit transparaît encore 10 ans plus tard à la lecture des diapositives de la conférence, du numéro spécial de La lettre du CKHC, et à l’écoute des participants.

Pour le directeur du CTI de l’époque, un mot résume Séville 97 : l’engagement (committment) :

« L’engagement de tous ceux qui ont préparé la conférence, de tous les participants aux groupes de travail, et enfin, l’engagement de la Direction Générale à mettre en œuvre immédiatement tous les changements nécessaires à la circulation de nos savoirs et savoir-faire » (Interview extrait du N° Spécial Séville de La Lettre du CKHC).

1.2. Le transfert des savoirs, un enjeu stratégique

Le transfert des savoirs et savoir-faire est le fil conducteur de la conférence. Chaque jour, des présentations par les membres du Comité Exécutif Ciment (CEC), le directeur de la DPC, le directeur du CKHC reprennent le thème et appellent à la mobilisation. Ainsi, Michel Rose (CEC) conclut sur ces mots :

« Transmettre nos savoirs et savoir-faire : une urgence et un impératif pour le Groupe. Une obligation pour chacun d’entre nous. »

Isabelle Corbett- Thèse de doctorat 176 Les différentes présentations insistent sur l’atout que représentent les connaissances détenues par les hommes et les femmes de la branche Ciment. « Les hommes font la

différence » annonce le directeur de la DPC, en introduction de la conférence. « L’atout premier d’un grand cimentier, c’est son expérience opérationnelle : savoirs et savoir-faire », renchérit Bertrand Collomb, PDG, dans sa conclusion aux journées de Séville.

La métaphore du capital connaissance est de rigueur. Savoirs et savoir-faire sont pour le directeur de la DPC« notre premier actif à rentabiliser » ou encore pour un membre du CEC, « notre richesse que nous devons protéger et faire fructifier ». En effet, la mise en application généralisée des savoirs et savoir-faire peut constituer « un gisement de progrès considérable ». Entre usines semblable, à écart identique, les écarts de prix de revient peuvent atteindre 25. Et si toutes les usines étaient alignées sur les meilleures pratiques, le gain total serait de 150 M USD (bénéfices avant impôts), annonce un intervenant du CEC. Un autre décline les gains potentiels : 58 M USD/an pour l’entretien, 32 M USD/an pour la fiabilité des fours, 28 M USD/an pour la consommation électrique…

L’enjeu du transfert des savoirs et savoir-faire apparaît comme essentiel et c’est pourquoi Bertrand Collomb conclut la réunion par cette affirmation : « Cette réunion est bien au cœur de notre stratégie de leader cimentier. »

1.3. L’urgence du changement

Tous les intervenants rappellent les raisons impérieuses de changer. Dans un contexte de globalisation, de croissance rapide, de concurrence accrue et face à l’exigence de

rentabilité des actionnaires, Lafarge ne peut plus se contenter d’un fonctionnement informel où le savoir se transmet de bouche à oreille. Il faut désormais pour le directeur du CKHC « professionnaliser notre communication, développer des outils modernes, renforcer, élargir et systématiser les actions de formation ». En effet, le métier est devenu trop complexe « pour reposer sur quelques gourous, se fier à sa seule expérience » ajoute un membre du Comité Exécutif.

Le monde change et le système informel d’échanges n’est plus adapté aux nouvelles conditions, comme le rappelle un article de La Lettre du CKHC :

« Ce type de transfert de savoirs n’est plus adapté à la mondialisation de notre industrie, ni à notre besoin d’améliorer la performance. Aujourd’hui, toute amélioration de nos résultats est obtenue par l’application de nos savoirs et savoir-faire prouvés. Pour atteindre l’excellence, il est nécessaire d’adopter une approche systématique et de ne pas prendre de chemins détournés. »

Isabelle Corbett- Thèse de doctorat 177 Les témoins de l’époque ont vécu Séville comme une tentative de rationaliser et

systématiser le transfert des connaissances. ; Ainsi pour Jean-Pierre (CKHC), « avant on était des techniciens, le transfert de connaissances se faisait de façon informelle, par réseaux personnels et de bouche à oreille. ».

Les présentations décrivent cet environnement en mutation et la complexité accrue. Face à l’incertitude, il importe de se recentrer sur les atouts du groupe : « L’atout premier d’un grand cimentier, c’est son expérience opérationnelle : savoirs et savoir-faire, » rappelle Bertrand Collomb qui dans sa conclusion de la conférence exhorte les participants à agir : « Pour être efficace, il faut mettre en œuvre [ les savoirs et savoir-faire] vite et bien ; mieux que les autres ; les faire progresser, formaliser ces progrès, les diffuser, les mettre en œuvre. ».

L’urgence est là. D’autant plus que certains concurrents comptent sur des atouts similaires. Les principaux concurrents de Lafarge comme le groupe suisse Holcim ou le mexicain Cemex lancent eux aussi des initiatives de gestion des connaissances. Holcim a fait appel à un chercheur-consultant réputé pour mettre en œuvre une politique de gestion des connaissances. Et, signe de l’importance stratégique accordée au sujet, ce consultant siège au conseil d’administration du groupe de 1999 à 2008. Cemex développe le « Cemex Way » qui repose sur le développement de systèmes d’information afin de piloter, contrôler et

standardiser les performances des usines du groupe (The Economist, June 14, 2001). La direction générale se veut lucide. Le changement ne sera pas facile, il y a de

nombreux freins au partage des connaissances liés à « notre diversité, notre organisation, nos méthodes, nos comportements ».Mais ces résistances doivent être vues comme un aiguillon, car « faire partie du deuxième cimentier mondial est un atout, c’est aussi un défi collectif ».

1.4. Co-construction

Il est aisé d’imaginer les participants à la réunion de Séville galvanisés par les discours de la direction générale. L’étape suivante va consister à aider l’auditoire à s’approprier le changement, à en devenir acteurs. C’est l’objet des ateliers organisés en marge des séances plénières : 33 groupes de travail font des propositions sur « comment mieux transférer et mettre en œuvre nos savoirs et savoir-faire ». Le dernier jour, une table ronde permet aux groupes de présenter leurs conclusions et de dialoguer avec la Direction Générale. Ces nombreuses propositions sont à l’origine de la Charte et du plan d’action Post Séville. Le changement n’apparaît alors plus comme émanant de la Direction Générale, mais co-élaboré avec les participants de Séville.

Isabelle Corbett- Thèse de doctorat 178 « Séville 97 nous a offert la chance d’exprimer nos ambitions. La réunion a créé une plate-forme pour lancer un plan d’action développé avec tous les participants sur le thème ‘faire de nos atouts potentiels une véritable richesse : capitaliser sur nos savoirs et savoir-faire.’ » (Lettre du CKHC, Juin 97, p.6)

Ainsi dans les documents publiés à la suite de la réunion de Séville, un renversement de perspective s’opère. C’est « en réponse aux souhaits des participants (que) la Direction Générale a fixé des objectifs clairs et précis pour faciliter la mise en œuvre des

recommandations faites à la réunion. » (Lettre du CKHC : 7)