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La démarche de recherche : Épistémologie et méthodologie

1997-1999 : Séville, les

3.2. L’étude en temps réel

L’étude en temps réel relève d’une démarche d’observation participante et non-participante. A ce titre, divers modes de recueil des données sont mobilisés : l’observation directe, le journal de bord, les entretiens individuels, les propos d’étape, la consultation de documents.

La position d’observateur-participant n’est pas sans difficultés. Elle appelle

notamment le chercheur à mener une réflexion critique sur la manière dont le matériau étudié a été construit socialement à travers l’interaction entre le chercheur et les acteurs du terrain (Klein et Myers, 1999).

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3.2.1. Les difficultés d’être un observateur participant

Les présupposés des approches interprétatives appellent à développer une sensibilité ethnographique au travers de l’observation-participante (Pader, 2006). Le chercheur doit être proche de son « objet » d’étude, partager les mêmes activités, développer une empathie avec les acteurs afin de comprendre leur raisonnement, leur vision du monde. En même temps, il doit savoir prendre du recul afin de faire émerger les caractéristiques, la logique de ces

différentes perspectives. Ainsi l’activité d’observateur- participant nécessite des allers-retours incessants entre théorie et terrain.

« Tout observateur-participant arrive avec ses propres expériences, ses préférences théoriques, ses questions de recherche et ses idées sur comment obtenir les données pour répondre aux questions de recherche initiales. A mesure que nous apprenons, ces questions sont idéalement en permanence revisitées et révisées ». (Pader, 2006 : 163)

Ellen Pader (2006: 163), décrit cette démarche comme « the fine art of hanging out - with a difference »19:

« L’observation-participante, une méthode de recherche et une théorie aux multiples facettes, est le processus de vivre, travailler, et/ou de passer du temps de quelque façon que ce soit avec un groupe particulier de personnes, que l’on peut considérer comme une communauté interprétative. Le but est de parvenir à une compréhension plus nuancée du monde à partir de leurs perspectives, plutôt que simplement de celle du chercheur ; d’avoir une base afin

d’explorer les multiples façons dont les personnes catégorisent leurs mondes ; et de comprendre la signification de ces perspectives et catégories pour les nombreuses façons dont elles apprennent leur place dans la société et représentent leur vision du monde (…)» (Pader, 2006 : 163).

Savoir-appartenir et rester différent n’est pas toujours facile. Ainsi, si mon rôle d’observateur-participant me donne accès à de multiples situations d’observation et me permet d’établir des relations de confiance avec mes interlocuteurs, qui m’ouvrent de nouveaux champs d’interprétation du phénomène et souvent de nouvelles opportunités de recueil de données, il m’appelle aussi à être engagée dans l’organisation au-delà de mon rôle de chercheur. Je ne cache pas mon statut de doctorante et celui-ci est bien intégré par les membres de la DPC mais lorsque je m’aventure dans les Centres Techniques ou les usines, mes interlocuteurs me voient d’abord en représentante de la DPC. C’est à moi de lever le doute et de rompre la glace afin de recueillir autre chose que des réponses politiquement correctes.

Il m’arrive parfois d’être prise à partie. Ainsi, lorsque le directeur-adjoint d’une usine en Jordanie vient saluer l’expert Qualité du Centre Technique et apprend ma présence, je suis

19 L’expression américaine familière «to hang out » désigne le fait de flâner, « traîner », passer du temps avec un groupe de personnes. Ici, nous traduisons cette idée par « savoir appartenir et rester différent ».

Isabelle Corbett - Thèse de doctorat 122 accueillie froidement par un « What is DPC doing here ?» Ou encore, à l’issue d’un entretien, un expert de Centre Technique, me lance un « Votre L.O. [Lafarge Online, l’intranet du groupe], votre knowledge, ça ne marchera jamais… », me reconnaissant ainsi comme un acteur de la gestion des connaissances

Le revers de la médaille de cette proximité est la difficulté à interviewer de façon formelle, d’enregistrer les conversations, le mode d’interaction privilégié est celui de l’échange informel. A moi, d’avoir bonne mémoire et de prendre des notes dès que je peux.

Going native

A l’issue de la première année, des considérations d’ordre personnel m’amènent à approfondir mon immersion sur le terrain : à l’instar des anthropologues qui partaient vivre dans la hutte d’un village tribal de l’océan Pacifique, je vais désormais vivre avec une

« famille Lafarge » ! En effet l’éloignement géographique de la DPC avec mon domicile et la difficulté de concilier mes multiples vies - familiale avec deux jeunes enfants, professionnelle avec le poids de mes missions opérationnelles, et doctorale - m’amenèrent à chercher une solution.

Je décidais de n’être présente qu’une semaine sur deux sur le terrain, et de profiter de ma semaine d’absence pour prendre du recul sur mon vécu dans l’entreprise. Quant à ma « semaine Lafarge », je louais une chambre chez Françoise, une collègue. Cette solution inspirée par des considérations pratiques se révéla très enrichissante pour ma compréhension du fonctionnement organisationnel. Tout d’abord, mon intégration dans l’entreprise au-delà de mes interlocuteurs immédiats (équipe CKHC, directeurs d’expertise) fut facilitée. J’étais désormais devenue la protégée de Françoise, l’assistante de direction au grand cœur. Par ailleurs, Françoise avait vécu à l’ombre de ses « patrons » les diverses initiatives de gestion des connaissances et m’apportait un regard différent de celui des « grands chefs » sur le KM. Elle était aussi très engagée dans les activités sociales de l’organisation en tant que déléguée syndicale et membre du Comité d’Entreprise et me permit ainsi d’accéder à une meilleure compréhension de la dimension sociale de l’entreprise et de ses tensions. Enfin, Françoise et sa famille contribuèrent à me remonter le moral lors des soirées passées loin des miens.

L’immersion semble alors complète et le risque est grand de devenir un « indigène » ou de le singer. Or ce n’est pas là le but d’une recherche interprétative.

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3.2.2. L’observation non participante

Au-delà de mon rôle d’observateur-participant au sein du CKHC, j’ai également l’opportunité pour les domaines Qualité et Procédés d’assister à certaines réunions des réseaux d’expertise technique et d’accompagner des experts de Centres Techniques lors de leurs missions en usines. Ceux sont là des occasions inestimables d’observer les interactions entre les représentants de la DPC, des Centres Techniques et des usines, et de mieux saisir la réalité de l’industrie cimentière, jusqu’alors simplement entraperçue depuis les hauteurs du siège technique. Les temps creux (déplacements, repas) sont propices aux échanges informels et me permettent d’enrichir ma connaissance du terrain. Ces réunions internationales me permettent aussi d’interviewer des personnes venues des régions Asie et Amériques que je n’aurai pu interroger que par téléphone.

TABLEAU 12:RÉCAPITULATIF DES TEMPS DOBSERVATION NON PARTICIPANTE PAR DOMAINE DEXPERTISE

Qualité Procédés

16 -17 Octobre 2006 : Réunion du réseau Lab’net :

codification des Quality Technical Standards

Mai 2007: Formation en usine (France) : mise en

œuvre des Quality Technical Standards

Juin 2007 : Téléconférence du réseau des experts

Qualité (DPC/Centres Techniques)

Sept. 2007 : Réunion du réseau des experts Qualité

(DPC/Centres Techniques)

Nov. 2007: Mission d’expertise en usine (Jordanie) :

aide à la mise en œuvre des Quality Technical Standards

15-17 Avril 2008 : CTS Quality Days (États-Unis) : 3

jours de convention rassemblant les experts Qualité d’Amérique du Nord et les responsables qualité des usines autour du déploiement des Quality Technical Standards.

17-20 Mars 2008 (Écosse) :

Réunion mondiale des experts Procédés (DPC, Centres Techniques).

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3.2.3. Le journal de bord

Objectifs et méthodes

L’objectif du journal de bord, rappelle Frédéric Wacheux, est de garder « une trace de l’ensemble des investigations, de conserver les impressions sur les interviews ou lors des présences sur le site, les détails observés, le contexte dans lequel se déroule la recherche et les perturbations qui l’affectent » (1996 :233).

Colette Baribeau (2005) note que la tradition du journal de bord du chercheur s’inspire de plusieurs sources : les journaux de voyage et les récits de marine, les carnets d’observation en science, et les récits, autobiographies, correspondances diverses de gens ordinaires. Ces « activités méthodiques de consignation de traces écrites » renvoient à trois raisons

principales :

- Découvrir, comprendre, expliquer - Rapporter, faire savoir

- Témoigner, ne pas oublier, partager.

Quant au journal de bord tel qu’il est envisagé dans les recherches qualitatives, il s’inspire de trois courants : l’anthropologie (field notes ou notes de terrain), la théorie enracinée

(mémos) et les journaux de pratique réflexive. Pour toute recherche recouvrant à des

observations (participantes ou non), Baribeau conseille d’opter pour la méthode des notes de terrain qui correspond à l’objectif de se souvenir des évènements. Ces notes peuvent être de trois sortes:

- Les notes descriptives qui concernent les données de recherche, les observations, la description de faits, d’évènements, la consignation de

conversations, etc. Le chercheur peut y ajouter ses réactions personnelles, ses questions.

- Les notes méthodologiques qui traitent de la conduite de la recherche. Les choix devraient être argumentés, les corrections de trajectoire expliquées de façon à ce que le chercheur puisse en rendre compte dans la rédaction du rapport de recherche.

- Les notes théoriques concernent la recherche de sens, de cohérence des interprétations faites, les interprétations, les déductions, les conclusions. Le chercheur y fait un lien avec ses lectures. Ces notes sont un support à l’analyse.

Isabelle Corbett - Thèse de doctorat 125 Ces précisions méthodologiques amènent Colette Baribeau à définir le journal de bord ainsi :

« Il existe, au cœur d’un processus de recherche, des activités méthodiques de consignation de traces écrites, laissées par un chercheur, dont le contenu concerne la narration

d’événements (au sens très large; les événements peuvent concerner des idées, des émotions, des pensées, des décisions, des faits, des citations ou des extraits de lecture, des descriptions de choses vues ou de paroles entendues) contextualisées (le temps, les personnes, les lieux, l’argumentation) dont le but est de se souvenir des événements, d’établir un dialogue entre les données et le chercheur à la fois comme observateur et comme analyste et qui permettent au chercheur de se regarder soi-même comme un autre. Cette instrumentation est essentielle pour assurer à la fois la validité interne et la validité externe du processus de

recherche. » ( Baribeau, 2005 :111-112)

Le journal de bord d’une doctorante (2005-2008)

Dès le début de mon entrée sur le terrain, je prends l’habitude de noter dans un cahier mon vécu quotidien : actions à mener dans le cadre de mes missions opérationnelles,

transcription de conversations informelles ou de notes prises en réunion, vie quotidienne du service CKHC et de la DPC, potins et commérages des uns et des autres sur l’organisation et ses réorganisations, réflexions personnelles et interrogations, préjugés et essais d’analyse. Une fois par semaine, je mets au propre ces notes sous logiciel Word. A terme, elles constitueront 150 pages de données.

L’exercice relève au début du pensum. C’est une discipline à laquelle je m’astreins, sans trop savoir en quoi elle me sera utile. Mes premières entrées sont une pêle-mêle de descriptions, d’interprétations (les miennes et celles d’autres acteurs) et d’états d’âme. Au fil du temps, et à mesure que mûrit ma réflexion, je m’efforce de présenter mes notes en trois colonnes : description, interprétations/commentaires, analyses à partir de mes lectures théoriques.

Au final, la tenue du journal de bord s’est avérée très utile quand est venu le moment de construire un récit de l’étude en temps réel. Elle m’a permis de me remémorer non

seulement les évènements, mais aussi l’état d’esprit « à chaud » dans lequel étaient perçus ces évènements. C’est aussi dans le journal de bord, que je consignais les nombreux échanges informels auxquels mon statut d’observateur-participant me donnait accès. Ainsi, le journal de bord m’a permis de donner de la chair au récit.

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3.2.4. Les entretiens individuels semi-directifs

Au-delà de l’observation et des échanges informels, les entretiens semi-directifs constituent une source importante de recueil des données. Ces entretiens se caractérisent par leur nature ouverte – le guide d’entretien sert de trame et de « pense-bête » mais les questions rebondissent aussi en fonction du tour que prend la conversation. Je privilégie l’écoute et l’empathie avec mes interlocuteurs. Les objectifs de ces entretiens sont divers.

Avec les directeurs d’expertise de la CKHC, il s’agit de propos d’étapes. Je rencontre mes interlocuteurs à plusieurs reprises. Ils m’expliquent quels sont pour leur domaine

d’expertise les enjeux de la gestion des connaissances, les principales difficultés auxquelles ils sont confrontés et leur vision de l’avenir. Ces entretiens sont placés sous le signe de l’échange. Lors de mes secondes séries d’entretiens, je leur fais part de mes rencontres avec les experts des Centres Techniques et les ingénieurs et techniciens en usine. Ces retours montrent la faible appropriation des initiatives de gestion des connaissances par la ‘base’. Ils provoquent la réaction et la réflexion des directeurs d’expertise.

Avec les experts des Centres Techniques régionaux, les entretiens sont centrés sur le parcours professionnel de mes interlocuteurs, sur la façon dont ils conçoivent leur mission d’expertise technique, les évolutions de ces missions, leurs interactions avec les usines, et sur la place qu’occupent les activités de transfert des connaissances dans leur pratique

quotidienne.

Enfin avec le personnel en usine, après les questions d’usage sur le profil général de l’interviewé, les questions portent sur leur pratique quotidienne dans l’usine, l’importance qu’ils accordent -ou non- aux activités de gestion des connaissances, l’utilisation des outils KM (le Portail, les Best Practices), leurs interactions avec les experts des Centres Techniques et de la DPC. Ces entretiens sont en général d’une durée plus courte (45 minutes en moyenne) que ceux menés avec les experts. L’usine est d’abord un lieu de production et mes

interlocuteurs ont peu de temps à me consacrer. Et la gestion des connaissances est à leurs yeux bien éloignée de leur réalité quotidienne.

Au total, 51 entretiens d’une durée allant de 45 minutes à 1h30 sont réalisés. Ces entretiens, menés en français ou en anglais, sont la plupart du temps enregistrés (les conditions sonores, notamment en usine, ne permettent pas toujours l’enregistrement) puis entièrement retranscrits.

Isabelle Corbett - Thèse de doctorat 127 TABLEAU 13 :RÉCAPITULATIF DES ENTRETIENS RÉALISÉS PAR ZONE DOBSERVATION ET DOMAINE DEXPERTISE

Qualité Procédés Maintenance

DPC 3 (2 personnes différentes) 3 (2 personnes différentes) 3 (2 personnes différentes) Centre Technique Europe Afrique

(TCEA)

5 3 4

Centre Technique Europe Centrale (CTEC)

3 6 4

Centre Technique Amériques (CTS) 3 1 1

Centre Technique Asie (ATC) 2 1 1

Usines 3 4 1

Total 19 18 14

3.2.5. Les points d’avancement et les entretiens de validation

Différents points d’avancement, réunissant les acteurs du dispositif CIFRE (doctorante, directrice de thèse, responsable industriel et sponsor industriel) ainsi que d’autres personnes intéressées par le sujet (chercheurs et opérationnels) ont également ponctué le processus de la recherche. Ces réunions (une à deux par an) ont permis de confronter les visions différentes d’une part entre les différents acteurs et également entre chercheurs et opérationnels. Ces temps d’échange m’ont aidée à mûrir mes questions de recherche et ma réflexion.

Par ailleurs, ma sortie du terrain à l’issue de trois ans d’immersion a été marquée par la rédaction d’un rapport d’activités et sa présentation au sponsor industriel du projet de recherche. Là encore, ce fut l’occasion de mesurer les évolutions des initiatives de gestion des connaissances et de leur perception par les différents acteurs. J’ai consigné les enseignements de cette réunion dans mon journal de bord.

Enfin, au fur et à mesure que je progressais dans une première restitution de mes données sous forme de récit chronologique, je soumettais mes textes à Jean-Pierre, mon responsable industriel, directeur du CKHC à mon entrée sur le terrain qui avait ensuite évolué vers d’autres fonctions, et à Christian, le directeur Performance & Knowledge des années 1990. Tous deux avaient joué un rôle de premier plan dans l’orientation des initiatives de gestion des connaissances passées et présentes et possédaient une connaissance approfondie de l’organisation. S’ils gardaient un intérêt particulier pour le KM, leur changement de fonction leur permettait d’avoir un regard distant sur les initiatives en cours. Avec chacun d’eux, 4 entretiens individuels d’une durée de 1h30 à deux heures, soit près de 15 heures d’échanges, me permit de passer en revue mes différents récits chronologiques. Ces entretiens

Isabelle Corbett - Thèse de doctorat 128 dont j’attendais initialement une simple validation factuelle de ma chronologie et de mes interprétations, se révélèrent bien plus riches. Mes interlocuteurs s’arrêtèrent peu sur les faits présentés (voir encadré 3), au-delà ce qui les intéressait c’était la signification de ces faits : pourquoi ils avaient entrepris telle ou telle action, quels étaient les enseignements et les leçons à tirer pour l’avenir. Ainsi, ces entretiens de « validation » étaient-ils placés sous le signe du dialogue, de la réflexion et des « commentaires » pour reprendre l’expression de Christian. Ces discussions m’aidèrent énormément dans mon travail d’analyse, m’ouvrant parfois de nouvelles pistes d’interprétation.

Encadré n°3 : La validation factuelle des documents, une formalité qui permet d’amorcer la réflexion

Exemples de commentaires de mes relecteurs :

« J’ai lu votre document que je trouve excellent. Cela me donne l'impression d'avoir lu une aventure que j'avais vécue !! (mail de Jean-Pierre, 20/11/2008)

« - Documents bien écrits, se lisant facilement

- Bon mélange d'éléments historiques, de citations et d'éléments concrets illustrant le texte. » (mail de Christian, 13/08/2008)

3.2.6. Les données secondaires : consultation de documents internes

En parallèle à ces diverses techniques de recueil de données primaires, j’ai continué à consulter les nombreux documents internes (présentations, compte-rendu de réunion, mémos, e-mails) traitant de l’initiative de gestion des connaissances en cours. Ces documents

permettent de situer les actions et les discours des différents acteurs dans le contexte organisationnel.