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Construction de l’objet de recherche comme dispositif de gestion et formulation de la problématique

2. Appréhender les outils de gestion dans l’organisation

Le modèle de la rationalité interactive où outil de gestion et organisation sont dans une relation de co-construction, nous amène à nous interroger sur les moyens d’étudier les outils de gestion au sein d’une organisation. David (1998) propose trois niveaux d’analyse de l’introduction des outils de gestion. Nous verrons ensuite comment les approches situées et discursives permettent de saisir la dynamique d’un outil de gestion au sein d’une organisation.

2.1. Trois niveaux d’analyse de l’introduction des outils de gestion

Afin de mieux saisir la nature, le rôle et le processus de conception des outils de gestion, et leur lien avec le changement, David (1998 :51) recommande une analyse à trois niveaux (figure 6):

- Niveau 1 : L’histoire des firmes et des marchés :

Cette approche macro-économique permet de situer les outils dans une vague de rationalisation précise. L’expression est empruntée à Hatchuel et Weil (1992). Au fur et à mesure de l’accroissement de la pression concurrentielle, l’entreprise cherche à exploiter le plus efficacement possible ses ressources. La vague de rationalisation désigne l’ensemble des techniques et des représentations qui se réclament de cette recherche d’efficacité.

« Chaque fois qu’une forme industrielle apparaît dans un contexte donné comme plus efficace ou plus viable, elle est nécessairement plus rationnelle et les efforts qui tendront à la mettre en place mériteront le vocable de rationalisation. » (Hatchuel et Weil, 1992 : 121).

Au-delà de la dimension objective de ce type de techniques, Hatchuel et Weil soulignent la « mythologisation » du problème industriel. Ainsi, « l’organisation scientifique du travail prétendait substituer aux conflits du travail l’harmonie et la concorde. La recherche opérationnelle représenta pour beaucoup l’espoir d’introduire plus de science dans la conduite

Isabelle Corbett- Thèse de doctorat 61 des affaires économiques » (p. 121-122). Cette représentation métaphorique, souvent utopique, permet de mieux mobiliser l’action. C’est cette double dimension, objective et mythique, qui amène Hatchuel à qualifier les innovations managériales de « mythes rationnels ».

- Niveau 2 : Courbe de vie d’une innovation managériale donnée :

Il s’agit d’analyser comment se diffusent certains outils (par exemple, le management par objectifs, la gestion de projet, les structures décentralisées), de quels projets de changement ils sont porteurs et comment ils contribuent à structurer et à rendre plus efficaces les processus gestionnaires.

- Niveau 3 : Introduction, utilisation ou conception de l’outil par une organisation donnée :

Ce niveau permet d’étudier dans le détail les transformations réciproques de l’outil par l’organisation et de l’organisation par l’outil.

FIGURE 6 : LES TROIS NIVEAUX DANALYSE DE LINNOVATION MANAGÉRIALE (DAVID,1998)

2.2. Pour une approche située de la dynamique entre outil de gestion et organisation

Les travaux des chercheurs du CRG et du CGS considèrent l’instrumentation comme située. Outil de gestion et organisation sont indissociables. Ainsi, pour Moisdon (1997), « élaborer un outil signifie alors avant tout intervenir dans l’organisation, et les principes d’une telle élaboration sont inséparables de ceux qui structurent les représentations conceptuelles que nous avons des organisations et de ceux qui règlent les actes de l’intervention. »

Cette perspective s’inscrit dans le courant de l’action située, développé par Lucy Suchman (1987) notamment. Suchman a travaillé pendant plusieurs années au centre de

Vague de rationalisation

Courbe de vie d’une innovation managériale

Processus d’implémentation d’une innovation managériale dans une organisation donnée.

Isabelle Corbett- Thèse de doctorat 62 recherche Xerox sur l’interaction homme-machine. Elle a souligné comment toute action est située dans un contexte matériel, physique, social, technique. Elle écrit ainsi (1987 :50) :

«J’introduis l’expression “ action située ” pour souligner que tout cours d’action dépend de façon essentielle de ses circonstances matérielles et sociales. Plutôt que d’essayer d’abstraire l’action de ses circonstances et de la représenter comme un plan rationnel, mieux vaut étudier comment les gens utilisent les circonstances pour effectuer une action intelligente. » (Cité par Aggeri et Labatut, 2008).

Dans le domaine des sciences cognitives, Hutchins (1995) développe la notion de cognition distribuée à partir de son étude du cockpit d’avion de ligne. Il s’appuie sur les apports de la psychologie de l’activité et de l’ergonomie pour expliquer le fait que les connaissances ne sont pas uniquement le fait de l’esprit humain, mais sont distribuées au sein d’un système sociotechnique comprenant les humains et les artefacts.

Comme le soulignent Franck Aggeri et Julie Labatut (2008), les auteurs qui s’inscrivent dans cette approche située se réfèrent implicitement ou explicitement aux travaux de la philosophie pragmatique (Dewey, 1938; Peirce, 1958). La situation n’est pas définie a priori mais construite au cours de l’activité, dans l’interaction entre les sujets et les instruments. Selon Béguin et Clot (2004), le dénominateur commun des théories de l’action située est que :

« ce qui rend possible la pensée individuelle c'est l'existence d'un environnement stable de pensées, de conceptions, de représentations et de significations qui ne sont celles de personne, bref d'un “esprit objectif ” dont les supports sont les pratiques, les us et coutumes, et les institutions d'une société ».

Sur le plan de la méthodologie, cette perspective appelle des démarches de type recherche-intervention. En effet, la philosophie de l’action organisée défendue par les chercheurs ne saurait faire abstraction des conditions particulières dans lesquelles l’outil de gestion se concrétise. David (1998 : 53) nous invite à aborder la relation entre outil de gestion et organisation dans une double dynamique :

« L’organisation n’est pas un simple contexte pour les outils de gestion, pas plus que les outils ne sont simplement ajoutés à l’organisation : il y a co-construction de l’organisation par les outils et des outils par l’organisation. »

Dans le prolongement des travaux des chercheurs du CRG et du CGS, Grimand et al. (2006) proposent d’explorer le rôle des outils de gestion dans la dynamique de l’action collective ainsi que les conditions de leur appropriation par les acteurs. Cette approche redonne toute sa place à l’acteur qui, dans les démarches précédentes, avait tendance à s’effacer derrière l’organisation décrite comme « une juxtaposition de dispositifs et d’outils,

Isabelle Corbett- Thèse de doctorat 63 ayant leur vie propre, et soumis à d’incessants problèmes de cohérence et de compatibilité » (Moisdon, 1997 : 25). Au contraire, « lire les outils de gestion dans une perspective appropriative, c’est s’intéresser à la rencontre de l’acteur et de l’outil, dans le contexte d’une organisation singulière » (Grimand, 2006 : 18).

2.3. D’une approche située à une approche discursive de l’instrumentation de gestion

Mathieu Detchessahar et Benoît Journé (2007) partagent avec les approches précédentes l’idée qu’un outil de gestion ne peut être appréhendé hors de son inscription dans l’organisation et de son appropriation par les acteurs. Ils suggèrent d’enrichir ces perspectives par une approche discursive des outils de gestion.

Les approches discursives mettent l’accent sur la dimension fondamentalement communicationnelle des organisations (Mumby, Clair, 1997). La dynamique communicationnelle des organisations combine une dimension actionnelle, la conversation, à travers laquelle s’échangent et se négocient des représentations d’un même phénomène, et une dimension interprétative, le texte, qui fixe, conserve et diffuse la représentation élaborée collectivement (Taylor et Lerner, 1996, cité par Detchessahar et Journé). Les conversations permettent donc la construction de différents types de textes qui constituent le discours organisationnel. Detchessahar et Journé reprennent la distinction opérée par De la Ville et Mounoud (2004) entre les textes, définis comme des énoncés réalisés, c'est-à-dire produits, concrets, objectivés et le discours organisationnel qui se construit au carrefour des différents textes et renvoie à l’espace des représentations sociales et des conventions. Le discours est de l’ordre de l’abstrait.

Dans cette perspective, les outils de gestion peuvent être considérés comme une forme textuelle, « résultat de l’activité communicationnelle du groupe des concepteurs et visant à diffuser auprès des autres membres de l’organisation des attendus comportementaux » (Detchessahar et Journé, 2007 :80).

« La question principale est alors de comprendre comment les conditions de production (c'est-à-dire d’écriture) et de réception (c'est-à-dire de lecture) de ces textes contribuent à la construction d’un discours cohérent pour les acteurs à partir duquel ils vont pouvoir décrire leur stratégie d’action. » (Detchessahar et Journé, 2007 :80)

Les auteurs invitent à ne pas traiter l’outil de gestion de manière isolée dans l’organisation, mais à le considérer comme partie prenante d’une polyphonie constituée de l’ensemble des textes portés, notamment, par les autres outils de gestion. C’est dans

Isabelle Corbett- Thèse de doctorat 64 l’intertextualité, c'est-à-dire l’espace de signification créé par le concert des textes, que se joue l’appropriation d’un outil de gestion par les différents acteurs.

« Cette intertextualité est susceptible soit d’aider à la lecture et à la compréhension du nouveau texte, soit d’en tordre la signification et, à l’extrême, de le rendre illisible par absence de liens, incapacité à inscrire le nouveau texte dans le corpus de textes existants. » (2007 :82)