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La démarche de recherche : Épistémologie et méthodologie

1. Qu’est-ce que l’épistémologie

Piaget définit l’épistémologie « comme l’étude de la constitution des connaissances valables » (1967 : 6). L’épistémologie s’intéresse à trois questions :

- Qu’est-ce que la connaissance ? - Comment est-elle élaborée ? - Quelle est sa valeur ?15

Marie-José Avenier (2008), relisant Piaget, s’efforce de distinguer entre épistémologie et méthodologie, afin de mettre fin à la confusion qui règne souvent entre ces deux termes, « [ces] deux notions étant très souvent confondues dans la littérature de sciences de gestion, et en particulier dans les recherches qui se réclament du constructivisme (Igalens et al. 2005) ».

Ainsi, la méthodologie est « l’étude des méthodes permettant de constituer des connaissances » (Avenier et Gavard-Perret, 2008, p. 7). Si l’épistémologie s’intéresse à la

Isabelle Corbett - Thèse de doctorat 100 valeur des connaissances (cf., Piaget supra) ; la méthodologie traite du processus de

constitution des connaissances. (Avenier et Gavard-Perret, 2008). La distinction opérée entre connaissance valable (épistémologie) et connaissance validée (méthodologie) amène Marie-José Avenier à rappeler au chercheur de ne pas limiter sa réflexion épistémologique à la validité de sa démarche. Il convient aussi de s’interroger sur la valeur des connaissances en cours d’élaboration. « Dans la recherche en management, cette valeur peut-être appréciée d’au moins deux points de vue : l’épistémique, c'est-à-dire de la valeur des connaissances considérées pour la connaissance dans le domaine du management ; et le pragmatique, c'est-à-dire de leur valeur pour la pratique managériale » (Avenier, 2008).

1.1. Le paradigme épistémologique constructiviste radical

Un paradigme scientifique est un système de croyances relatives à ce qu’est une science, à ce qu’elle étudie et à la manière dont elle l’étudie (Avenier et Gavard-Perret, 2008 : 13). En sciences de gestion, deux grandes familles de paradigmes épistémologiques orientent les recherches: le positivisme et le constructivisme.

L’appellation constructivisme en particulier masque un foisonnement important de courants de pensée. Et pour brouiller encore un peu les pistes, les mêmes termes sont souvent utilisés avec des significations différentes en fonction de l’école de pensée. Ainsi, la

perspective interprétative cristallise les dissensions. Il s’agit pour Perret et Séville (1999, 2003) d’un paradigme épistémologique à part entière, distinct du paradigme constructiviste dont il partage cependant les présupposés ontologiques. Guba et Lincoln (1989), l’associent au paradigme constructiviste. C’est aussi le point de vue d’Avenier et Gavard-Perret (2008 : 21) qui considèrent l’interprétativisme comme un paradigme méthodologique, et non

épistémologique. Enfin pour Dvora Yanow et Peregrine Schwartz-Shea (2006) les approches interprétatives représentent à la fois un ensemble de méthodes de recherche très diverses et une philosophie qui plonge ses racines dans la phénoménologie et l’herméneutique.

Sans prétendre trancher le débat sur le statut des approches interprétatives, à savoir méthodologie et/ou épistémologie, il nous semble utile de rappeler que si constructivisme et interprétativisme ont des racines communes philosophiques (Schwandt, 1994) en particulier la phénoménologie et partagent donc de nombreux présupposés épistémologiques et

ontologiques, ils ne se sont pas développés sur les mêmes domaines. Le constructivisme est issu des sciences de l’éducation et de l’apprentissage (Piaget, Guba et Lincoln) ;

15 Ces trois grandes questions sont reprises par Perret et Séville (2003) dans leur chapitre « Fondements épistémologiques de la recherche », dans l’ouvrage de Thietart et al., Méthodes de recherche en management.

Isabelle Corbett - Thèse de doctorat 101 l’interprétativisme de l’anthropologie culturelle (Geertz) et de la tradition littéraire de

l’herméneutique (Gadamer, Ricœur). Aussi, dans un premier temps nous présenterons les principales caractéristiques du paradigme épistémologique constructiviste radical (Glasersfeld 2001; Le Moigne 1995, 2007 ; Riegler 2001). Dans un second temps, nous verrons comment ces présupposés se retrouvent dans les approches interprétatives, et nous apporterons un éclairage plus complet sur les implications d’une perspective interprétative.

Le tableau 8 s’inspire des travaux d’Avenier (2008, 2009). Il présente succinctement le statut ontologique (qu’est-ce que la connaissance ? quelle est la nature du réel ?),

épistémologique (quelle est la nature de la relation entre l’observateur et le phénomène observé ?), méthodologique (quelles sont les manières d’élaborer la connaissance ?), et épistémique (quelle est la valeur de la connaissance ? quels sont les critères de légitimité) du paradigme épistémologique constructiviste radical.

Isabelle Corbett - Thèse de doctorat 102 TABLEAU 8 :LE PARADIGME ÉPISTÉMOLOGIQUE CONSTRUCTIVISTE RADICAL.

(Adapté d’Avenier et Gavard-Perret, 2008 : 24-28)

Constructivisme radical

(Glasersfeld 2001; Le Moigne 1995, 2007 ; Riegler 2001)

Ontologie :

Qu’est-ce que la connaissance ? Quelle est la nature du réel ?

Hypothèse phénoménologique : Le réel ne peut être appréhendé qu’à travers son apparence phénoménale (expériences, perception). Hypothèse agnostique (Riegler, 2001) ne se prononce pas sur l’existence ou la non-existence d’un réel unique.16

Épistémologie :

Quelle est la nature de la relation entre l’observateur et le phénomène observé ?

Non-séparabilité entre observateur et phénomène observé. La connaissance s’exprime par des constructions symboliques appelées représentations, élaborées à partir de l’expérience d’humains.

La notion de vérité n’a pas de sens car il est impossible de

déterminer si les représentations sont similaires au réel qui a induit ces expériences. L’élaboration de connaissance vise la construction de représentations qui conviennent fonctionnellement.

« Savoir n’est pas posséder des représentations vraies du réel, mais posséder des manières et des moyens d’agir et de penser qui permettent d’atteindre les buts que l’on s’est donnés (Von Glasersfeld, 2001 : 9)

Méthodologie : comment la

connaissance est-elle élaborée ?

- Toute méthode est admissible sous respect des conditions d’éthique, de rigueur et de transparence du travail épistémique et empirique.

Épistèmie: quels sont les

critères de légitimation de la connaissance ?

Critique épistémologique interne du processus de recherche et des produits de ce processus :

- expliciter les hypothèses de base du paradigme épistémologique choisi. Expliciter la manière dont sont argumentées dans ce référentiel les multiples décisions d’ordre épistémique, méthodologique et technique prises au cours de la recherche.

- Justifier les inférences effectuées sur la base à la fois des connaissances préalables et du matériau

empirique mobilisé.

1.2. Nos présupposés philosophiques

Tout d’abord, nous partageons l’hypothèse phénoménologique selon laquelle nous ne pouvons connaître le réel qu’à travers l’expérience que nous en avons. Notre connaissance du réel est filtrée par les « lunettes »’ que nous portons. L’objectif de toute recherche est donc double : il s’agit de mettre à jour les cadres qui in-forment, pour reprendre l’expression de Jean-Louis Lemoigne, les perceptions des acteurs, tout en tenant compte de ceux qui filtrent les perceptions du chercheur. Nous adhérons donc pleinement au principe de non-séparabilité entre observateur et phénomène observé.

16 Ainsi, contrairement à la définition qu’en donnent Séville et Perret (2003), le constructivisme radical ne nie pas l’existence du réel.

Isabelle Corbett - Thèse de doctorat 103 Nous partageons également l’hypothèse épistémologique selon laquelle l’élaboration de la connaissance vise la construction de représentations. Comme le rappelle Geertz, essayer de se mettre à la place des acteurs, chausser leurs lunettes, signifie construire une

représentation des interprétations des acteurs (Geertz, 1973 :15), en proposer une traduction (Geertz, 1986 : 16) :

« ‘Traduire’ ici ne veut pas dire une simple refonte de la façon dont les autres présentent les choses afin de les présenter en termes qui sont les nôtres (c’est ainsi que les choses se perdent), mais une démonstration de la logique de leur présentation selon nos propres manières de nous exprimer ; notion qui [est proche] de ce que fait un critique pour éclairer un poème […] »

Ces hypothèses nous paraissent compatibles avec les principes des approches interprétatives.