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La démarche de recherche : Épistémologie et méthodologie

1997-1999 : Séville, les

1. Comment raconter ?

1.3 La narration comme méthode

Puisque nous apprenons au moyen d’histoires, j’ai choisi de mettre en récit la dynamique entre une organisation et un dispositif de gestion des connaissances. Les théoriciens de la narrativité sont d’accord sur une chose : la caractéristique principale d’un

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récit est de reposer sur une intrigue principale (plot) ; il décrit une séquence d’évènements qui relie la cause et l’effet (Pentland, 1999 :711). Ses propriétés principales sont (Pentland, 1999) :

- la succession dans le temps : un début, milieu et fin clairement identifiés - un ou des acteurs principaux

- une voix (un narrateur identifié)

- une morale : les récits sont porteurs de sens et de valeurs culturelles, sur ce qui est bien et mal.

- des indicateurs de contenu et de contexte.

1.3.1 « Raconter, c’est déjà expliquer » (Paul Ricoeur)

Pour Paul Ricœur, c’est dans le récit que le concept de mise en intrigue prend forme. « Avec le récit, l’innovation sémantique consiste dans l’invention d’une intrigue qui, elle aussi, est une œuvre de synthèse : par la vertu de l’intrigue, des buts, des causes, des hasards, sont rassemblés sous l’unité temporelle d’une action totale et complète » (1983 :11)

Ainsi, le récit permet cette « synthèse de l’hétérogène ». Il permet de faire surgir « du nouveau – du non encore dit, de l’inédit (…) – une intrigue feinte, c'est-à-dire une nouvelle congruence dans l’agencement des incidents. » (1983 :11).

« Ainsi l’intrigue permet d’ordonner, de donner sens à une expérience temporelle confuse et informe. [L’intrigue d’un récit] ‘prend ensemble’, elle intègre dans une histoire entière et complète les évènements multiples et dispersés et ainsi schématise la signification intelligible qui s’attache au récit pris comme un tout. Comprendre […], c’est ressaisir l’opération qui unifie dans une action entière et complète le divers constitué par les circonstances, les buts et les moyens, les initiatives et les interactions, les renversements de fortunes et toutes les conséquences non voulues issues de l’action humaine. » (1983 :12)

Tsoukas et Hatch (2001) soulignent que la notion d’intrigue est causale : elle ne relate pas uniquement une succession d’évènements, mais leur(s) conséquence(s). Ils reprennent l’exemple de Forster, cité par Randall (1995) :

« Le roi mourut, puis la reine mourut » est une histoire (story). « Le roi mourut, puis la reine mourut de chagrin » est une intrigue.

La première phrase appelle la question « et ensuite ? », la deuxième phrase appelle la question « pourquoi ? ». Dans le mode de pensée logico-scientifique, un évènement est expliqué en montrant qu’il est un cas d’une loi générale. Dans le mode de pensée narratif, un évènement est expliqué en étant mis en relation avec des motivations humaines. En effet,

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selon Philippe Lorino (2005 : 201), la caractéristique la plus importante de la narration est de mobiliser deux formes de pensée, la pensée rationnelle et l’émotion créatrice, et la fonction essentielle du récit est d’articuler l’une avec l’autre.

« La question n’est pas de savoir si la narration procède de la pensée rationnelle ou de l’émotion : c’est précisément parce qu’elle fait appel aux deux qu’elle se définit comme mise en intrigue. Elle se saisit de ce que l’expérience contient de discordant, ambigu, contradictoire, douteux, angoissant, surprenant, pour produire une compréhension qu’on pourra appeler « compréhension narrative » et qui est tout simplement la mise du matériau de l’expérience dans un ordre intelligible. L’intrigue transforme l’émouvant en intelligible. Elle lance un pont entre la pensée créatrice et la pensée rationnelle. » (Lorino, 2005 : 204-205)

1.3.2 La mise en intrigue, un choix cohérent

Le choix de mettre en récit mes observations est cohérent avec une démarche interprétative. L’herméneutique de Paul Ricœur est souvent citée dans les travaux

interprétativistes. Clifford Geertz notamment appelle le chercheur à prendre conscience du statut littéraire de tout texte produit par le chercheur. Pour Geertz, le chercheur

(l’anthropologue) est à la fois un savant et un écrivain et « les ouvrages anthropologiques ont tendance à ressembler autant à des romans qu’à des rapports de laboratoires » (Geertz, 1999 : 16). Relisant les textes de Evans-Pritchard, Malinowski ou Lévi-Strauss, Geertz met en évidence les stratégies textuelles des auteurs qui visent à convaincre le lecteur, autant qu’à présenter des faits. Geertz ne critique pas ceci mais appelle simplement les chercheurs à en prendre conscience (Geertz, 1996) et en conséquence à admettre la fragilité de tout texte scientifique.

Dans la partie qui suit, je vais donc proposer une mise en intrigue de mes observations. Ce découpage propose une lecture du phénomène observé. Cette lecture repose sur différentes théories issues de la sociologie et des sciences de l’organisation. Mais, il faut rappeler que ces choix théoriques sont issus de ma perception du phénomène observé. Perception, elle-même filtrée par tout mon bagage personnel et ma façon d’interagir avec le terrain.

Le recours à la narration permet de ne pas fermer l’analyse. Une fois le texte écrit, un quatrième moment interprétatif se produit dans la réponse du lecteur au texte. La lecture est un acte de re-création (Ricoeur) ; le lecteur interprète le texte à travers son propre prisme mental. Il faut donc considérer ces histoires à la fois comme un aboutissement et un

commencement. Elles sont l’aboutissement de trois ans de théorisation et d’engagement sur le terrain, mais elles provoquent aussi la réflexion du lecteur et marquent peut être le début

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d’une autre histoire. Cette dernière remarque est suscitée par la réaction des acteurs du terrain à la lecture de ces histoires.

Ainsi cette relecture de mes histoires par deux acteurs du terrain, était dans mon esprit une simple validation factuelle. A mon grand étonnement, mes lecteurs se sont peu arrêtés sur la chronologie et les faits que je présentais. Cette discussion-là les intéressait peu. Par contre, mes histoires devenaient le prétexte à de longs échanges. Elles ont amorcé chez ces lecteurs-acteurs une véritable relecture de leurs actions, parfois dans une tentative de justification, le plus souvent dans un but de réflexion. Parfois, elles ont constitué une base pour élaborer de nouvelles actions. Peu à peu, d’autres personnes dans l’organisation ont demandé à lire elles aussi ces textes. Ils ont également été transmis aux consultants appelés à réaliser un diagnostic des pratiques de gestion des connaissances dans la Branche Ciment, au moment où je quittais le terrain. Ainsi, ces histoires ont été réinterprétées, sont rentrées dans l’histoire de la Branche Ciment et sont peut-être à l’origine de nouvelles histoires.