• Aucun résultat trouvé

La démarche de recherche : Épistémologie et méthodologie

2. Éclairages sur l’interprétativisme

Dvora Yanow et Peregrine Schwartz-Shea situent le tournant interprétatif des sciences sociales à la fin du vingtième siècle, en réaction à une pratique des sciences sociales dérivée du modèle des sciences naturelles et physiques, et en affirmation d’une pratique scientifique ré-humanisée et contextualisée. Ainsi, dès 1979, Burrell et Morgan évoquent le « paradigme interprétatif » ou « tournant interprétatif » des sciences sociales. La métaphore du tournant (turn) sera utilisée dans d’autres expressions comme le tournant linguistique (Rorty, 1967 ; Van Maanen, 1995), le tournant narratif, le tournant rhétorique, le tournant historique, le tournant métaphorique, le tournant culturel et même le practice turn (Schatzki, Knorr-Cetina et Savigny, 2001). Selon Yanow et Schwartz-Shea (2006 : xii), ces différents tournants partagent une tendance à « prendre le langage au sérieux » (White 1992), l’attention accordée au rôle central de la signification dans tous les aspects de la vie sociale, et un effort réflexif sur les pratiques scientifiques liées à la quête de signification et au statut de la connaissance

Yanow et Schwartz-Shea soulignent l’importance centrale accordée à la

signification dans les approches interprétatives. Il s’agit d’expliciter le sens que des actions sociales ont pour les acteurs (Geertz, 1973), de rendre compte de l’interprétation des acteurs. Deux écoles philosophiques majeures ont influencé les approches interprétatives : la

phénoménologie (notamment les travaux de Husserl et Schütz) et l’herméneutique (Gadamer, Ricoeur).

Isabelle Corbett - Thèse de doctorat 104

2.1 La phénoménologie

La phénoménologie considère que la signification naît de l’expérience vécue par les individus. Ce monde vécu (lebenswelt) est considéré comme allant de soi, il donne sens aux règles partagées qui régissent les actions et interactions des individus. L’approche

phénoménologique consiste à mettre à jour ces règles sociales, considérées comme relevant du sens commun et rarement explicitées. Toute la difficulté pour le chercheur, lui aussi pris dans les mailles de ce filet social, est de parvenir à s’extraire suffisamment de ce sens commun inexprimé pour le rendre moins « commun », en faire sens et lui donner sens.

Les approches interprétatives s’inspirent de la phénoménologie existentielle d’Alfred Schütz pour qui l’individu est engagé dans et avec le monde social. L’expérience signifie être dans le monde, et l’étudier demande de s’engager dans le monde et non de le considérer comme un objet que l’on peut isoler. Notre bagage personnel, éducation, formation, origines familiales, nationales, notre caractère etc., forment le contexte qui donne sens à notre monde vécu, et notre vécu à son tour influence la perception que nous avons de nous-mêmes et du monde qui nous entoure (Yanow, 2006 :13). La signification ou l’interprétation d’un

évènement nécessite une réflexion rétroactive sur cet évènement ; réflexion qui est nourrie par notre connaissance antérieure, notre bagage personnel. Cela signifie que le chercheur et son ‘sujet’ de recherche sont des entités situées. Chacun construit une représentation du monde social différente en fonction de son vécu. C’est pourquoi, les méthodes interprétatives cherchent à comprendre la perspective de l’acteur en situation.

2.2 L’herméneutique

Les philosophes herméneutiques (Gadamer, Dilthey) s’intéressent aux artefacts culturels que les individus créent et qu’ils investissent de valeur, croyances, sentiments. A l’origine, l’herméneutique désigne la méthode d’interprétation littéraire des textes bibliques. Transposée en sciences sociales, elle consiste à considérer les artefacts culturels comme des textes. La notion de texte est donc ici entendue dans un sens très large. Il ne s’agit pas d’étudier uniquement un discours mais d’acquérir une connaissance complète des lieux, des symboles, des pratiques, de tous les aspects empiriques du contexte étudié – par exemple une organisation que le chercheur étudie - qui véhiculent du sens, car ce sont tous ces aspects qui forment le « texte » (Leca et Plé, 2007).

Isabelle Corbett - Thèse de doctorat 105 La question centrale de l’herméneutique est : qu’est ce que ce texte veut dire ? Le but de l’analyse est donc de comprendre le sens de ce texte, et non sa fonction. La méthode du cercle herméneutique consiste à interpréter tout élément particulier en le rattachant à

l’ensemble des informations sociales et historiques recueillies. L’idée est de rendre compte de la dialectique entre le tout et ses parties telles qu’elles se présentent dans des événements. Pour Geertz le rôle du chercheur est de faire en permanence ces allers-retours dialectiques entre «le plus local des détails locaux et la plus globale des structures globales en sorte qu’on arrive à les voir simultanément. » (1999 : 88)

2.3 Quatre moments interprétatifs

Yanow (2006) distingue quatre moments interprétatifs dans la conduite d’une recherche.

Le premier moment est celui de l’interprétation initiale, réalisée par les personnes qui ont vécu l’évènement. Ce peut être aussi bien un membre de la communauté étudiée que le chercheur en tant qu’observateur-participant. Le chercheur va interpréter cet évènement en essayant de faire « comme si », en s’efforçant de se mettre à la place des acteurs. Il va aussi essayer de corroborer, réfuter ou réviser cette interprétation provisoire par des conversations avec les acteurs, l’observation-participante et la consultation de documents.

Si le chercheur n’a pas vécu cet évènement, mais qu’il lui est rapporté par un observateur, ou bien, si l’évènement s’est produit dans le passé, le chercheur va tenter de rassembler des documents sur le sujet. Il s’agit alors d’un second moment interprétatif dans lequel le chercheur cherche à faire sens de l’évènement à partir de données secondaires. Dans ce cas, il réalise des interprétations d’interprétations, ou interprétations de deuxième ordre (Schütz, 1967).

La phase d’étude et de mise en récit des données constitue un troisième moment interprétatif. Écrire est un moyen de faire sens du monde. Ainsi, l’écriture apparaît comme un moyen de mettre à jour les cadres d’interprétation.

Le quatrième moment interprétatif s’inspire de la théorie de la réponse du lecteur (reader-response theory) en littérature. Il se produit à la lecture du rapport de recherche, le lecteur développant alors sa propre interprétation à partir des autres interprétations.

Isabelle Corbett - Thèse de doctorat 106

2.4 Principes d’une démarche interprétative

Cette orientation générale appelle à respecter certains principes dans la conduite de la recherche. Ces principes ont été proposés par Klein et Myers (1999) à partir d’une relecture des travaux de Ricœur, Gadamer et Dilthey. Ils constituent à la fois des conseils

méthodologiques et des critères d’évaluation des recherches interprétatives. Leca et Plé (2007) soulignent que ces principes sont interdépendants et que c’est leur usage combiné qui permet de mener une étude interprétative riche et cohérente.

TABLEAU 9 :PRINCIPES POUR CONDUIRE DES RECHERCHES INTERPRÉTATIVES (ADAPTÉ DE KLEIN ET

MYERS,1999:72)

1- Le principe fondamental du cercle herméneutique

Toute compréhension humaine passe par un processus itératif entre la considération des parties et de l’ensemble. Ce principe de compréhension est fondamental à tous les autres principes. 2- Le principe de contextualisation Requière une réflexion critique sur le passé social

et historique de la situation étudiée afin que les lecteurs puissent comprendre comment la situation étudiée a émergé.

3- Le principe de l’interaction entre le chercheur et les acteurs

Requière une réflexion critique sur la manière dont le matériau étudié a été construit socialement à travers l’interaction entre le chercheur et les acteurs du terrain

4- Les principes d’abstraction et de généralisation Implique de relier les détails idiographiques révélés par l’interprétation des données à travers l’application des principes 1 et 2 à des concepts théoriques généraux qui décrivent la nature de la compréhension humaine et de l’action sociale 5- Le principe de raisonnement dialogique Implique de rester sensible aux contradictions qui

peuvent apparaître entre les préconceptions théoriques qui guident le design de recherche et ce qu’on trouve (« l’histoire que les données

racontent »), et faire les éventuelles révisions nécessaires.

6- Le principe des interprétations multiples Demeurer sensible à la diversité des

interprétations par les différents acteurs d’une même séquence.

7- Le principe de suspicion Implique de demeurer sensible aux biais possibles et aux distorsions systématiques dans les narratifs collectés parmi les participants.

Isabelle Corbett - Thèse de doctorat 107 Section II : Construction de la démarche de recherche

Dans cette section, je relate mon entrée sur le terrain, et comment progressivement j’ai formulé mes questions de recherche et élaboré un dispositif d’investigation. Il s’agit d’une démarche de nature abductive et pragmatique : les interactions avec le terrain nourrissent les réflexions théoriques et rencontrent les présupposés philosophiques et épistémologiques du chercheur.

1. L’accès au terrain et construction itérative de la question de recherche