• Aucun résultat trouvé

Construction de l’objet de recherche comme dispositif de gestion et formulation de la problématique

1. La connaissance dans les relations entre centre et périphérie

1.3. Modes d’organisation et styles de gestion des connaissances

Quittons le contexte particulier des multinationales, pour considérer de manière globale la relation entre modes d’organisation et de management et modes de gestion des connaissances.

Types de connaissances et modes d’organisation

Alice Lam (2000) souligne que la relation interactive entre types de connaissances et modes d’organisation produit différentes dynamiques d’apprentissage et d’innovation. Elle propose un cadre intégrateur, inspiré à la fois des théories de la connaissance et de l’apprentissage organisationnel (Polanyi, 1962, 1966 ; Nelson et Winter 1982 ; Spender, 1996 ; Nonaka, 1994), de la knowledge-based view et de l’approche sociétale en sociologie industrielle (Maurice et al. 1986, Freeman, 1987) qui démontre l’interaction entre les modèles institutionnels et les formes d’organisation des firmes. Ainsi, elle met en parallèle une typologie des différents types de connaissances organisationnelles inspirée de Blackler (1995) et une typologie des formes organisationnelles, établie à partir des travaux de Mintzberg (1979 et d’Aoki (1988). Cette typologie organisation/connaissance s’inscrit elle-même dans un cadre sociétal plus large (marché du travail, système éducatif).

Isabelle Corbett - Thèse de doctorat 82 FIGURE 9:TYPES DE CONNAISSANCES ET MODES DORGANISATION (ADAPTÉ DE LAM,2000 :506)

Les caractéristiques des différents modèles (d’après Lam, 2000 : 494-499) La bureaucratie professionnelle

Ce modèle repose sur la connaissance conceptuelle détenue par des experts hautement qualifiés. La coordination se fait essentiellement par la standardisation des connaissances et compétences à travers les systèmes formels d’éducation et de formation. La connaissance formelle constitue une base importante pour la définition des règles de travail interne, des spécialisations et des statuts. Bien que les professionnels disposent d’une grande autonomie, la coordination est d’ordre bureaucratique. Elle est réalisée au moyen de standards qui prédéterminent ce qui doit être fait (Mintzberg, 1979). Le système éducatif et les institutions professionnelles participent à la définition des standards et limites de la connaissance. Les acteurs clés de la connaissance dans une bureaucratie professionnelle, sont les « professionnels ». Ce sont les « experts autorisés », détenteurs d’une connaissance formelle. Les problèmes sont résolus en appliquant une connaissance abstraite de façon logique et systématique. La connaissance tacite joue un rôle faible.

En termes de connaissance, la structure d’une bureaucratie professionnelle est individualiste, segmentée par fonctions, et hiérarchique. Les experts sont très autonomes dans leur domaine de spécialisation, mais il y a peu de partage et de dissémination des connaissances au-delà des barrières fonctionnelles. L’absence d’une perspective partagée et la stricte délimitation des spécialisations freine le transfert de connaissances tacites, non

Connaissance conceptuelle (individuelle/ explicite) Connaissance codifiée (collective/ explicite) Connaissance incorporée (individuelle /implicite) Connaissance encastrée (collective/ implicite)

Bureaucratie professionnelle Bureaucratie mécaniste

Adhocratie Forme J Apprentissage superficiel. Innovation limitée Apprentissage ciblé. Freine l’innovation Apprentissage cumulatif. Innovation incrémentale Apprentissage dynamique Innovation radicale

Isabelle Corbett - Thèse de doctorat 83 routinières. De plus, le pouvoir et le statut des experts inhibent l’interaction et le partage des connaissances avec les non-experts. Ainsi, selon Mintzberg, le problème de coordination des bureaucraties professionnelles se traduit en un problème d’innovation.

La bureaucratie mécaniste

La bureaucratie mécaniste repose sur la codification de la connaissance. Ses principes d’organisation sont la spécialisation, la standardisation et le contrôle. La coordination des activités s’effectue par la standardisation des processus de travail, la division du travail et le contrôle. L’organisation s’efforce de formaliser les compétences et l’expérience sous la forme de connaissance objective codifiée. L’objectif est de réduire au maximum l’incertitude.

Les acteurs principaux de la connaissance ne sont pas les individus eux-mêmes, mais l’encadrement hiérarchique, responsable de la formulation des règles écrites, procédures et critères de performance. Il y a une dichotomie entre l’application et la création de connaissances. Les règles et procédures contiennent la connaissance opératoire de l’organisation. La connaissance est éclatée, elle ne devient intégrée qu’au sommet de la hiérarchie. Les systèmes d’information jouent un rôle important dans l’agrégation de la connaissance.

En termes de connaissance, la structure d’une bureaucratie mécaniste est collective, segmentée par fonctions, et hiérarchique. L’organisation cherche à minimiser le rôle de la connaissance tacite ; elle opère sur une base de connaissances, partiale, incomplète et appauvrie. Elle apprend par correction, par évaluation de la performance. Elle ne peut accumuler de nouvelles connaissances que par un processus lent de formalisation et d’institutionnalisation. La structure est conçue pour gérer les situations de routine, mais ne sait pas faire face à la nouveauté ou au changement.

L’adhocratie

L’organisation repose sur une faible standardisation de la connaissance ou des processus de travail. Au-delà de la connaissance formelle détenue par les individus, elle tire ses atouts des savoir-faire et du sens de la débrouillardise de ses experts. Elle permet la création de connaissances tacites par l’expérimentation et la résolution de problèmes. La coordination se fait par l’interaction directe et l’ajustement mutuel des experts appartenant à différentes équipes projets. La structure de la connaissance est individualiste mais collaborative. Sa base de connaissance est diverse, variée et organique : connaissance tacite née des interactions, essais-erreurs et expérimentations. L’organisation est capable de penser

Isabelle Corbett - Thèse de doctorat 84 autrement, d’innovation et de créativité. C’est une organisation fluide et mobile, la rapidité à apprendre et à désapprendre est cruciale pour survivre dans un environnement complexe et dynamique. Ses faiblesses sont ces difficultés à accumuler la connaissance et à la retenir. Les individus n’ont souvent pas le temps d’articuler leurs connaissances tacites avant de passer à un autre projet. Les compétences de l’organisation sont incorporées dans le savoir-faire des individus, or ceux-ci peuvent quitter l’organisation.

La « Forme J »

Inspirée des organisations japonaises, elle décrit les organisations dont la connaissance est inscrite dans les routines opératoires, les relations d’équipes et la culture partagée. La forme J combine la stabilité et l’efficacité des organisations bureaucratiques avec la flexibilité et la dynamique des adhocraties. La culture d’entreprise est le liant qui permet de maintenir l’ensemble des équipes dynamiques non-hiérarchiques et une structure managériale hiérarchique. La coordination s’effectue par la coordination horizontale et l’ajustement mutuel, ainsi que par les valeurs partagées inscrites dans la culture organisationnelle. L’acteur clé de la connaissance est l’équipe projet semi-autonome qui regroupe des membres de diverses fonctions. L’équipe intègre et synthétise la connaissance issue de plusieurs domaines d’expertise et jette un pont entre l’individu et l’organisation. La firme J est capable de diffuser la connaissance à l’ensemble de l’organisation. Sa structure formelle est un important mécanisme d’intégration : elle capture la connaissance tacite créée et la stocke au niveau organisationnel. Mais une grande partie de la connaissance est aussi contenue dans les routines opératoires et les réseaux de relations humaines. La forme J est caractérisée par sa capacité à créer, diffuser et accumuler la connaissance tacite par learning by doing et l’interaction. La connaissance nouvelle naît de la fusion, synthèse et combinaison des connaissances existantes. Elle est capable d’innover de façon continue et incrémentale. Cependant, la stabilité de sa structure sociale et sa base de connaissances partagées peuvent freiner l’innovation radicale.

Ainsi, ces nombreuses recherches ont pour point commun de souligner le lien entre modes d’organisation et modes de gestion des connaissances.

Isabelle Corbett - Thèse de doctorat 85 2. La connaissance dans la régulation et la prescription

L’entreprise, comme tout système social, comporte un ensemble de règles produites par les acteurs en interaction. Dans le fonctionnement quotidien de l’entreprise émergent et s’opposent plusieurs règles portées par des groupes différents. Jean-Daniel Reynaud considère l’entreprise comme une communauté de règles (in de Terssac, 2003 :188). Dans cet esprit, le management participe à la construction de cette communauté de règles en produisant des règles et des dispositifs de gestion. Le management participe directement des processus de rationalisation de l’action en tant qu’ils sont aussi des régulations (Bréchet, 2008 : 31). Comme le rappelle Hatchuel (1994 :110), « l’organisation du travail, c’est d’abord la définition d’activités sous prescription, autrement dit d’activités qui doivent obéir à des protocoles opératoires et à des modes d’évaluation mis au point par un ‘concepteur’ et auxquels l’’opérateur’ doit en principe se conformer ou dont il doit au moins tenir compte. »

Ainsi, la mise en place d’un dispositif de gestion des connaissances, basé sur la codification de l’expertise technique sous la forme de normes ou de bonnes pratiques, transforme la nature de travail de deux manières. D’une part, elle « confine » l’activité (Hatchuel, 1996), réduite à une injonction de faire. D’autre part, elle dépossède les opérateurs de leur expertise (savoir-faire acquis par l’expérience) qui est désormais entre les mains des concepteurs. Selon les principes tayloriens d’organisation du travail, la connaissance est confiée au Bureau des Méthodes et l’exécution des tâches aux opérateurs.

« Les membres de la direction mettent au point la science de l’exécution de chaque élément du travail qui remplace les bonnes vieilles méthodes empiriques. La direction se charge de réunir tous les éléments de la connaissance traditionnelle qui dans le passé était en la possession des ouvriers, de classer ces informations, d’en faire la synthèse et de tirer de ces connaissances des règles, des lois, des formules qui sont d’un grand recours pour aider l’ouvrier à accomplir sa tâche journalière. » (Taylor, 1911 : 68)

Depuis, les ergonomes ont largement montré que l’activité n’était jamais totalement prescrite. Mais c’est en nous tournant vers la théorie de la régulation sociale de Jean-Daniel Reynaud que nous pourrons comprendre les décalages existants entre les règles officielles et la pratique des acteurs.