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Domaine de la recherche, la gestion des connaissances : Origines, approches, tensions

3. Tensions autour de la gestion des connaissances

3.2. Les contradictions du KM

Nous avons déjà souligné certaines des tensions qui traversent la gestion des

connaissances : connaissance versus information ; explicite versus tacite ; codification versus personnalisation; épistémologie de la possession versus épistémologie de la pratique. Ces dualités sont soulevées par de nombreux chercheurs. Mais dans la pratique aussi, la mise en place du KM n’est pas dénuée de paradoxes.

9 « […] individuals are seen to be purposive and reflexive, continually and routinely monitoring the ongoing flow of action – their own and that of others – and the social and physical contexts in which their activities are constituted ». (Orlikowski, 2002: 249)

Isabelle Corbett- Thèse de doctorat 36 Contradictions dans la recherche

Selon Alvesson et Kärreman (2001), le terme même de knowledge management est un oxymore. Ils soulignent les nombreuses définitions, souvent contradictoires, de la

connaissance. Quant au terme de management, il est le plus souvent laissé dans l’ombre. Les auteurs vont alors essayer de comprendre ce qu’est le knowledge management, à partir d’une définition du terme management : « What is managed then, when knowledge management is implemented in organizations? » (2001 : 1007).

Des nombreuses typologies de l’activité managériale, Alvesson et Kärreman retiennent deux modes d’intervention : la coordination et le contrôle. Au sein de ces deux modes, ils distinguent, un levier normatif (modeler les esprits par les normes, les valeurs, les émotions) et un levier comportemental. Cela les amène à proposer une typologie des approches du KM (tableau ci-dessous) qu’ils vont ensuite tester au moyen d’une étude de cas. L’étude de cas révèle les limites des différentes approches. Il semble que les démarches KM fonctionnent le mieux dans le mode coordination/social, lorsqu’elles sont soutenues par une culture de partage.

TABLEAU2 :TYPOLOGIE DES APPROCHES DU KNOWLEDGE MANAGEMENT

(ALVESSON ET KÄRREMAN,2001 :1005)

Mode d’intervention managériale

Coordination Contrôle

Social (partager des idées) Communauté Contrôle normatif (interprétations prescrites) Moyen d’interaction Techno-structurel Bibliothèque étendue

(échanger des informations) Modèles pour l’action

La typologie et les résultats de l’étude de cas amènent les auteurs à rester sceptiques sur la mariage des termes « knowledge » et »management ». La connaissance est un concept bien trop vague, ambigu, et riche pour être organisée, coordonnée et contrôlée (p. 1012). En même temps, si l’expression « KM » a rencontré un tel succès, n’est-ce pas justement parce qu’elle promet de gérer quelque chose qui ne peut pas être géré ? Peut-être, après tout, vaut-il mieux ne pas trop chercher à disséquer le terme knowledge management et simplement le

Isabelle Corbett- Thèse de doctorat 37 considérer comme un label attractif qui a permis de réintroduire dans les organisations à travers le concept de connaissance, une réflexion sur l’expertise, l’apprentissage

organisationnel, les technologies de l’information ?

Schultze et Stabell (2004) pointent également l’un des problèmes majeurs de la

recherche en KM : Comment peut-on connaître ce que l’on ne connaît pas ? - ou dit autrement, comment gérer une connaissance tacite ? Ils montrent comment cette contradiction a donné lieu à l’émergence de quatre discours différents sur la recherche en gestion des connaissances (néo-fonctionnaliste, constructiviste, critique et dialogique). Mais plutôt que de considérer ces clivages comme signe des limites du concept de KM, ils encouragent à l’inverse les

chercheurs à les voir comme un signe de sa richesse. Ces différents discours permettent de mieux saisir les multiples facettes de la connaissance.

Contradictions dans la pratique

Les difficultés ne sont pas seulement d’ordre théorique, dans les entreprises la mise en place d’initiatives de gestion des connaissances n’est pas dénuée de contradictions. Ainsi, une étude réalisée par la société Bain & Company10 montre que depuis 10 ans le KM figure parmi les 10 outils les plus utilisés par les grandes entreprises à travers le monde, mais c’est aussi l’un des outils qui présente le taux de satisfaction le plus faible.

Les approches technologiques qui ont marqué le KM « première génération » (Hislop, 2005) ont insuffisamment pris en compte le contexte socioculturel, et ont rencontré la

résistance des utilisateurs. Ces approches reposaient sur trois hypothèses (Hislop, 2005) : - les individus veulent partager leurs connaissances ;

- la connaissance peut être codifiée ;

- la connaissance peut être partagée via les technologies de l’information.

Or, dans la réalité, les individus sont souvent peu motivés à partager leurs connaissances. Ceci tient en partie à la nature personnelle et tacite des connaissances. Les approches codification ne répondent que partiellement aux attentes des utilisateurs, car elles sont décontextualisées et impersonnelles. C’est d’abord auprès des collègues que l’on va chercher l’information ou la connaissance : ceux présents au sein du groupe de travail ou ceux appartenant à un réseau informel. La confiance est indispensable au partage. Les connaissances sont aussi un enjeu de pouvoir, capitaliser et partager son expertise dans une base de connaissances peut être

Isabelle Corbett- Thèse de doctorat 38 considérée sur le plan individuel comme néfaste. L’utilisation des bases de connaissances nécessite donc de surmonter des obstacles d’ordre culturel (développement d’une « culture de partage », surmonter le syndrome Not Invented Here), mais aussi technologique (utilisation des TIC, temps de connexion, facilité à naviguer et à trouver l’information).

Les communautés de pratique (CDP) semblent justement offrir un contexte

socioculturel favorable à la circulation et à la création des connaissances. Pourtant leur mise en place n’est pas dénuée de tensions. En effet, les CDP sont présentées dans la littérature comme un collectif autodéterminé et auto-organisé, fondé sur l’engagement mutuel de ses membres. Wenger et Snyder (2000) rappellent aux managers que contrairement à un groupe projet, une CDP ne se décrète pas. Pour prospérer, elle doit pouvoir fonctionner hors des contraintes hiérarchiques de l’organisation. Les membres contribuent de manière volontaire à la CDP parce qu’ils y perçoivent une opportunité d’apprentissage et parce qu’ils ont le sentiment que leur appartenance à la CDP participe de leur construction identitaire. Le seul rôle du management est de donner à la CDP les moyens d’exister (temps, ressources financières, légitimité). Comme un jardinier, le manager doit cultiver ces formes

organisationnelles fertiles sans les détruire (Wenger et Snyder, 2000). Le management se trouve alors confronté à une injonction paradoxale : celle de gérer l’informel. Or, « manager les communautés, si ce n’est pas formuler et imposer des règles, en quoi est-ce que cela pourrait bien consister ?» s’interrogent De La Ville et Mounoud (2008).

De même, pour Hatchuel et al. (2002 ), la notion de CDP néglige le fait que

l’entreprise est un de lieu de conception et de prescription, et qu’on peut difficilement y parler de « communautés » comme si les acteurs n’y étaient pas définis par des expertises

hétérogènes, et comme s’ils étaient tous équivalents face aux processus de régulation.

Lefebvre, Roos et Sardas (2007 : 521) soulignent que « même dans un univers à priori favorable, où la dynamique de connaissances est essentielle, où des métiers existent et où l’organisation de l’activité ne brise pas les liens entre personnes au sein du métier […], l’émergence spontanée des CP n’est pas garantie ». Ainsi, les CDP ne se déploieraient pas dans les failles de l’organisation formelle, en l’occurrence celles du KM. Pour ces auteurs deux conditions essentielles au développement des CDP : l’existence d’une identité de métier forte et partagée ; l’existence d’une représentation partagée des registres de connaissances du métier et de leurs relations. C’est au travers des mécanismes de gestion des ressources

humaines que le sentiment identitaire peut être stimulé. Ainsi, les dispositifs et règles de GRH (rétribution, classification, promotion et gestion des carrières) peuvent renforcer le sentiment d’une identité métier forte. La GRH est donc l’un des moyens d’actions possibles pour

Isabelle Corbett- Thèse de doctorat 39 l’animation des CDP : « valoriser les carrières de métier, réoffrir des perspectives de carrières dans le métier, c’est […] favoriser le développement d’une communauté professionnelle et des échanges entres membres de cette communauté. » (Lefebvre et al., 2007 : 530)

Enfin, une communauté de pratique se caractérise également par la dualité

participation/réification (Wenger, 1998). Séphanie Dameron et Emmanuel Josserand (2007) rappellent que cette dualité est au cœur de la négociation de sens, activité fondamentale de la CDP. La participation renvoie à l’engagement visible, identifiable, d’un individu dans la CDP. Elle est liée à la construction identitaire de l’acteur dans son engagement au sein d’un collectif. La réification consiste à donner forme à la négociation de sens au travers d’éléments tangibles comme des concepts, outils, symboles, histoires ou rites, produits par la communauté et constituant des preuves de son existence. (2007 : 133-134). Pour Dameron et Josserand, la tension dynamique entre la participation et la réification est de type dialectique. Ainsi, chaque phase de développement d’une CDP repose sur un équilibre spécifique entre la participation et la réification produit par la combinaison des relations identitaires, affectives et fonctionnelles.