• Aucun résultat trouvé

Un pouvoir d’influence

5. Une relative unanimité

Englober dans une même réalité « les médias » comme nous l‟avons fait en posant notre hypothèse suppose que, par delà les caractéristiques propres à chaque support (télévision, radio, presse écrite pour l‟essentiel), à chaque organe d‟information et nonobstant leurs affinités politiques respectives, leurs traitements de l‟information soient comparables. Il se trouve que les grands médias ont été fort critiqués pour leur unanimité et le consensus qui semblait les unir dans leur couverture de l‟actualité de l‟entre- deux-tours du scrutin. Ces critiques ne constituent pas en soi une preuve, mais au moins un indice qui remet en question le pluralisme (ainsi que l‟indépendance, l‟objectivité et l‟impartialité prétendues des médias) indispensable à la légitimité démocratique des médias. Il est significatif que le terme « anti- démocratique » soit un des plus récurrents4 pour qualifier l‟attitude médiatique de l‟entre-deux-tours ; nombre de discours populaires ou intellectuels mettent ainsi en évidence que dès qu‟il s‟agit de combattre le FN, tous les moyens sont bons, y compris ceux que la démocratie réprouve en temps ordinaire. On voit alors apparaître un malaise, né du paradoxe entre la dignité de la fin – « sauver la démocratie » – et

1 Roselyne Koren estime ainsi que le journaliste est personnellement responsable de ses choix au niveau de la sélection des

informations, de l‟identification ainsi que du traitement de ses sources et de leurs citations, enfin du mode de traitement de l‟information (ce qui relève de sa mise en scène). R. Koren, Les enjeux éthiques de l’écriture de presse et la mise en mots du

terrorisme, Paris, L‟Harmattan, coll. « Sémantiques », 1996.

2 P. Charaudeau, Les médias et l’information, op. cit., p. 227. 3 Id. ibid.

4

En particulier dans les lieux réservés à l‟expression « populaire », notamment les courriers des lecteurs dans Le Monde, Le

Figaro et Libération (du 22 avril au 6 mai 2002), mais surtout dans les médias numériques que constituent entre autres les sites

37

l‟indignité des moyens utilisés pour y parvenir – la « propagande », technique que le sens commun associe aux régimes totalitaires, bien que ce soit très discutable1.

Ce grief renvoie à une critique qui est devenue presque un lieu commun aujourd‟hui, à savoir le soupçon de connivence des médias (ou sa variante de soumission aveugle) avec les pouvoirs en place, de manipulation concertée entre les élites médiatiques, politiques et économiques. Sans tomber dans les excès des théories du grand complot, il est utile de rappeler quelques éléments explicatifs de cette uniformité de l‟offre médiatique. L‟internationalisation de l‟information d‟abord, couplée aux exigences de vitesse et de rentabilité imposées par la concurrence, a rendu indispensable le recours des différents organes d‟information aux agences de presse (peu nombreuses). Ce recours à des sources communes (parfois reproduites telles quelles) induit un certain formatage des nouvelles ; un agenda commun tant dans la sélection des sujets que dans leur hiérarchie, ainsi qu‟un angle de vue similaire. Cet effet est renforcé par la pratique d‟imitation réciproque entre les différents médias, pour les mêmes raisons de concurrence et de rentabilité économique, d‟où une certaine autoréférentialité, ce que d‟aucuns ont nommé une « circulation autarcique de l‟information ».

L‟exigence pressante de rapidité dans les rédactions a également favorisé une emprise croissante de la communication : les discours que ses professionnels produisent, conçus pour les journalistes, sont souvent reproduits tels quels, l‟enquête et le recoupement des sources étant très coûteux en temps et en moyens. Ces contraintes économiques ont en outre rencontré le souci d‟objectivité journalistique, et encouragé ainsi la mutation des journalistes en « porte-micro », sacrifiant leur compétence propre à la reproduction fidèle des propos émanant de sources officielles, experts consacrés ou intellectuels médiatiques. Ce phénomène promeut, pour Gérard Spitéri, une « communauté d‟esprit qui s‟apparente à une pensée officielle »2. Cette communauté d‟esprit est en outre renforcée par les réseaux de relation entretenus par l‟interdépendance3

unissant journalistes et politiques, dont il résulte nombre de connivences, selon le terme consacré (endogamie, relations et affinités personnelles, désir de reconnaissance réciproque, fréquentation des mêmes lieux, etc.)4.

1 Faisant l‟état des rapports entre la propagande et la démocratie et de leur évolution historique, Christian Delporte montre que la

propagande, loin d‟être l‟apanage des totalitarismes, a été étroitement liée à la démocratie et a permis de la consolider. En outre il y aurait un rapport de filiation, par adaptations successives, entre la propagande et la communication moderne, et non une rupture comme tend à l‟affirmer le sens commun. Christian Delporte, « De la propagande à la communication politique. Le cas français », dans Le Débat n°138, « Penser la société des médias », vol. I, Paris, Gallimard, janvier-février 2006, pp. 30-46. On lira également à ce sujet le premier chapitre de l‟ouvrage de Noam Chomsky et Robert W. Mc Chesney, Propagande, médias et

démocratie, Montréal, Écosociété, 2004. Les auteurs montrent de quelle façon la propagande a pu servir la démocratie,

notamment aux États-Unis sous le gouvernement Wilson.

2 Gérard Spitéri, « Le journaliste-idéologue et la crise des quotidiens nationaux », dans Le Débat n°138, « Penser la société des

médias », vol. I, Gallimard, janvier-février 2006, p. 119.

3

Entendons par interdépendance des intérêts différents mais croisés : le journaliste dépend de l‟homme politique pour l‟obtention d‟informations, tandis que la visibilité et la légitimité du politique dépend des journalistes.

38

En définitive, la clé de ce conformisme médiatique réside, semble-t-il, dans la notion d‟habitus socio-professionnel1 des journalistes. Leur consensus sur le traitement de l‟actualité dépendrait à la fois d‟une vision du monde qu‟ils ont en commun en raison de l‟homogénéité de leur origine sociale, et de pratiques ou de « réflexes » professionnels largement inconscients et intériorisés. Recrutés majoritairement dans les classes favorisées, les élites médiatiques seraient dotées, comme l‟écrit Alain Accardo, d‟une forte « volonté de préservation de l‟ordre existant »2, partageant avec les élites politiques3 nombre d‟intérêts et de valeurs. Le consensus sur l‟information dépendrait donc d‟un « centrisme sociologique », d‟une idéologie commune aux journalistes et aux politiques – à savoir l‟idéologie néolibérale dominante – dont les discours médiatiques se font les véhicules sinon les défenseurs4. Considérer que l‟élite journalistique possède un habitus socio-professionnel commun explique que l‟on puisse constater un traitement médiatique globalement homogène, à quelques nuances près, de la campagne de 2002 dans Le Monde, Le

Figaro et Libération, alors que ces trois quotidiens ne partagent ni la même ligne éditoriale, ni le même

positionnement politique.

1 P. Bourdieu, op. cit. 2 A. Accardo, op. cit., p. 37.

3 Notons que J.-M. Le Pen se distingue sur ce point des élites politiques et médiatiques, de par son origine sociale très modeste.

Il ne fait pas en ce sens partie de la classe des « énarques » (ce qu‟il ne manque pas de rappeler) et ne partage pas avec eux les valeurs ni la vision du monde qui y sont attachées. Cette divergence peut expliquer en partie les similitudes des discours de condamnation médiatiques à son égard.

4 Noam Chomsky et Robert W. Mc Chesney (op. cit.) notent à ce propos que les journalistes, en raison de la précarité de leur

statut, hésitent à afficher des opinions opposées à la politique de leurs patrons autant que d‟aller à l‟encontre des intérêts de leurs sources d‟information et de l‟industrie des relations publiques. Ils remarquent par ailleurs l‟intériorisation de ces mécanismes institutionnels, indispensables d‟abord pour accéder à la profession, qui fait ressentir cette attitude comme naturelle et qui rend très improbable la remise en question de celle-ci. « […] Le marché, écrivent-ils, censure implicitement le journalisme et le confine dans le champ toujours plus étroit qu‟ils [les conservateurs] considèrent comme acceptable. […] Le règne du capital évolue vers la domination totale. Les valeurs commerciales s‟imposent comme étant des valeurs “naturelles” » (pp. 186-187).

39