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À côté de la personnalisation du jeu politique, les médias mettent en place une mise en scène de la campagne qui, à son tour, favorise l‟éviction des enjeux politiques et la déresponsabilisation des citoyens- électeurs. La métaphore du jeu (« jeu politique », « joueurs », « stratégie », « pari », etc.), pour habituelle qu‟elle soit, n‟est pas innocente ; sa récurrence banalise le cadrage de la campagne et la sélection du propos journalistique, qui préfère le plus souvent la scénarisation du jeu politicien à la discussion des problèmes publics. L‟usage concomitant du lexique de la course ou de la compétition sportive, que nous avons déjà mentionné, soutient autant qu‟il révèle l‟enjeu principal de la campagne tel que posé par les journalistes : la question du « qui va gagner » domine et occulte toutes les autres. La centralité de cette question appelle une mise en scène basée sur le suspense, aidée en cela par une profusion de déictiques de temps renvoyant à une logique de compte à rebours, et surtout par la publication des sondages d‟intention de vote. Les sondages, comme le remarque Gérard Leblanc, permettent en effet aux médias « d‟intégrer la campagne électorale à leur mode de fonctionnement […]. Ainsi le déroulement d‟une campagne électorale peut-elle s‟aligner à la fois sur les critères de la compétition sportive, […] et sur ceux de la rubrique boursière […] et de la rubrique météo (malgré les échantillonnages les plus rigoureux et les données les plus fiables, les sondages n‟ont pas de valeur prédictive – à peine ont-ils une valeur prévisionnelle – et ils peuvent changer tous les jours) »1.

L‟apparente objectivité de ces sondages est trompeuse, puisqu‟ils participent en fait activement à la dramatisation de la campagne, et par là contribuent à occulter les enjeux publics. Et ce jusqu‟au dernier moment puisque, pour la première fois en 2002, ils ont pu être publiés jusqu‟à l‟avant-veille du scrutin2. La quotidienneté de leur publication fragmente la temporalité de la campagne et focalise l‟attention sur leurs mouvements, même les plus infimes, qui constituent à la fois, d‟une part l‟explication quasi unique des rapports de force politiques et des desiderata de l‟électorat, et d‟autre part une matière « scientifique » de prédiction des résultats du vote. Dans les pourcentages affichés se révèle une sorte de magie du chiffre ; on pourrait y lire, comme dans le marc de café, le « destin », le « sort » des candidats et de leur parti, déterminés par une transcendance dont l‟intention est dégagée des logiques de mouvement des sondages.

1 G. Leblanc, « La décision des indécis », op. cit., p. 24. 2

« Les sondages d‟opinion», dans Le site du Ministère de l’Intérieur et de l’aménagement du territoire, http://www.interieur.gouv.fr/sections/a_votre_service/elections/resultats/presidentielle/presidentielle-2002 [page consultée le 18/04/2007]. La publication et la diffusion des sondages d‟opinion en période électorale est régie par la loi n°77-808 du 19 juillet 1977, modifiée par la loi n°2002-214 du 19 février 2002. Cette dernière limite l‟interdiction de publication et de diffusion des sondages d‟opinion avant le scrutin à deux jours au lieu de sept. L‟interdiction ne concerne donc plus que la veille et le jour du scrutin.

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De cette magie se déduit par exemple la « montée inexorable de Jean-Marie Le Pen », le « destin brisé de Lionel Jospin », la « percée éphémère de Jean-Pierre Chevènement », l‟ « effritement inéluctable des favoris » ou la « chute du PCF [Parti Communiste Français] ». Les sondages d‟opinion, constate Albert du Roy, « ont été traités non comme un thermomètre mesurant l‟effet des événements […] mais comme des événements en eux-mêmes. Ils ne rythmaient pas la campagne ; ils étaient la campagne. Ils n‟éclairaient pas ; ils aveuglaient »1.

Parmi les métaphores courantes régissant la description de la campagne, la métaphore théâtrale est probablement la plus usitée : on parle du « jeu » des « acteurs » qui « tiennent leur rôle » sur la « scène » ou dans le « théâtre », voire la « dramaturgie politique », et l‟entre-deux-tours s‟annonce comme le « 2e acte » de l‟élection. Ce vocabulaire ne peut que renforcer l‟impression déjà forte que la politique n‟est qu‟un jeu d‟apparences – avec toutes les conséquences que cela implique, que nous avons déjà mentionnées – destiné au divertissement de citoyens réduits à la position de spectateurs, impuissants à agir sur le « spectacle politique ». Entre les acteurs politiques et les spectateurs citoyens se dresse, si l‟on suit la métaphore, un quatrième mur2.

La mise en scène du politique est certes ancienne, et nécessaire dans la mesure où le politique doit comporter une part d‟imaginaire, de rêve ; le discours sur la faisabilité de l‟action politique doit toujours justifier cette dernière en fonction d‟un idéal largement partagé. Il existe donc nécessairement un décalage entre le faire et le dire politique, décalage né de la contradiction que met en évidence Patrick Charaudeau : l‟instance politique doit agir en fonction du possible, écrit-il, alors qu‟elle est désignée pour réaliser le

souhaitable3. La parole politique est alors nécessairement « piégée »: elle « doit se débattre entre une vérité

du dire et une vérité du faire », ce qui oblige l‟instance politique à masquer l‟action par le discours4. Dans cette perspective, le travail de l‟image des candidats et une certaine mise en scène du politique apparaissent indispensable, toutefois cette scénarisation ne peut se substituer à la confrontation des programmes et à la discussion des problèmes publics. Or la mise en scène médiatique que nous venons de décrire tend à réduire la campagne à un pur divertissement, laissant peu de place à la réflexion, la dimension ludique de l‟élection occultant aisément la gravité de ses enjeux, et tendant à accentuer la déresponsabilisation autant que la « volatilité » des électeurs. La prédominance du suspense sur la campagne, par son effet structurant, impose un temps accéléré et fragmenté5 au rythme des rebondissements du roman présidentiel, favorisant

1 Albert du Roy, « Les liaisons dangereuses du journalisme et de la politique », dans Hermès n°35, « Les journalistes ont-ils

encore du pouvoir ? », Paris, CNRS Éditions, 2003, p. 132.

2« Dans le théâtre naturaliste : mur imaginaire séparant la scène de la salle ». Patrice Pavis, Dictionnaire du théâtre, 2e éd., Paris,

Messidor/Éd. Sociales, 1987, p. 477. Cet écran virtuel installe en fait le spectateur dans une position de voyeur ; celui-ci assiste à une action qui se déroule indépendamment de lui, et dans laquelle il ne peut intervenir.

3

P. Charaudeau, Le discours politique. Les masques du pouvoir, op. cit., p. 14. L‟instance politique « se trouve prise, explique Patrick Charaudeau, entre le politique et la politique, entre une visée idéalisante qui crée des systèmes de valeurs et une visée pragmatique qui s‟appuie sur une expérience de la relation à l‟autre pour influencer celui-ci » (p. 64).

4

Id. ibid., p. 17.

5

« L‟appareil médiatique change insidieusement notre rapport à la temporalité, rappelle Jean-Claude Guillebaud, il le fracture en le séparant à la fois du projet et du souvenir ». J.-C. Guillebaud, « La question médiatique », op. cit., p. 99.

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ainsi la succession de petits événements et la désarticulation des programmes, au détriment de la cohérence non seulement de ces programmes, mais de la campagne tout entière1. Ce temps segmenté convient mal à la contextualisation des faits, des déclarations et des problématiques, et nuit en définitive à la réflexion en lui ôtant ses moyens.

Cette extrême scénarisation s‟accommode harmonieusement de la forte personnalisation du politique: chaque candidat – chaque personnage, faudrait-il dire – se voit ainsi attribuer un rôle bien défini dans le « feuilleton » présidentiel. Et en fait de rôles, celui de Jean-Marie Le Pen apparaît comme le nœud central de l‟histoire ; il est le grand perturbateur d‟une situation initiale en équilibre ennuyeux, le trublion d‟un scénario trop attendu devant lequel le citoyen-spectateur commençait à bâiller, le pirate d‟une classe politique hypocrite et corrompue, le seul qui donne « un coup de pied dans la fourmilière ». Il est l‟anti- héros à travers lequel on devine déjà une possibilité de soigner le mal par le mal, nous y reviendrons.

D‟une manière générale, le couplage de la scénarisation et de la personnalisation de la campagne installe tous les éléments nécessaires pour que le jeu de l‟identification prenne le pas sur la crédibilité du discours des acteurs politiques, et ce d‟autant que l‟enjeu présidentiel est souvent cadré comme une affaire personnelle: la future élection est regardée sous l‟angle des objectifs personnels des candidats, de leurs espoirs secrets, de leurs rêves de grandeur ou, dans le cas de J.-M. Le Pen, de sa soif de revanche2. Ce cadrage comme une affaire personnelle se lit également dans la structuration des rapports de force entre les candidats, structuration qui les oppose en duels deux à deux, mobilisant un lexique de combat : Chirac contre Jospin, Le Pen contre Chirac, Mégret contre Le Pen. Ces hommes ne sont pas des adversaires politiques, mais bien des « ennemis », voire des « frères ennemis ». Mégret semble vouloir régler ses comptes avec celui dont la forte personnalité l‟aurait si longtemps écrasé, frustré, complexé3, tandis que Le Pen semble vouloir prendre sa revanche en faisant perdre Chirac4: « M. Le Pen hait mon mari », confie Bernadette Chirac au Monde du 18 avril (art. 7). Le duel entre Chirac et Jospin en revanche semble moins authentique ; on comprend mal apparemment la « haine » réciproque opposant deux hommes qui ont su cohabiter, cinq années durant, dans la plus parfaite entente.

1 Le fait de « donner de la politique l‟image d‟une “réalité” composée de petits événements qui se suivent, écrit Axel

Gryspeerdt, de déclarations à l‟emporte-pièce qui peuvent rester sans suite ou […] être démenties le lendemain, de sautes d‟humeur, de coups hauts et de coups bas », donne « finalement un poids quasi identique à toutes sortes de faits d‟importance politique distincte ». A. Gryspeerdt, « La politique à la merci des baromètres », op. cit., p. 17.

2 E. g. « le patron du FN, qui se voit figurer au second tour pour sa dernière élection présidentielle, réserve ses coups à deux

cibles. La première s‟appelle Jacques Chirac, à qui il rêve de régler son compte. » (Libération, 19/04, art. 13) ; « Le Pen tient une première revanche contre celui qu‟il accuse d‟avoir “trahi la droite” » (Le Figaro, 12/04, art. 2).

3

Cf. Le Figaro, 17/04, art. 10.

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