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Le « premier tour de toutes les incertitudes »1 abrite au moins une certitude, celle que J.-M. Le Pen ne sera pas présent au second tour. Non que ce soit impossible, mais bien plutôt impensable. Que ce soit impensable se déduit, d‟abord, de l‟inéluctabilité du face-à-face des deux sortants, ensuite de ce que Le Pen n‟est pas « véritablement » un candidat à la présidentielle : il ne fait pas campagne pour être élu, mais « contre Chirac ». Or il semble avéré que le résultat d‟une élection ne dépend pas tant des électeurs que de la volonté personnelle du candidat. Le score du FN n‟apparaît d‟ailleurs que comme un « possible handicap », « une épine dans le pied » pour le président sortant, dans le pire des cas : une « progression inquiétante pour Jacques Chirac, qui récupère moins de la moitié des voix du président du Front National », affirme Guillaume Tabard dans Le Figaro, la veille du scrutin (art. 14). On compare volontiers le score du FN à celui d‟Arlette Laguiller (pourtant loin derrière), concluant à une « symétrie des handicaps » pour la gauche comme pour la droite, attribuée à la présence des deux « trouble-fête ». L‟abondance de ce type de qualificatifs minimise de beaucoup l‟importance du résultat probable de Le Pen.

L‟impensabilité de la qualification du leader du FN se déduit également d‟une série de procédés qui le donnent comme sinon politiquement mort, du moins vieux, affaibli et inoffensif : comment pourrait- on s‟inquiéter d‟une « extrême droite crépusculaire », d‟un « vieux démagogue éructant »2

dont on ne cesse de rappeler le « grand âge », « privé d‟une bonne part de ses troupes par son âme damnée [ !] »3 et « qui n‟effraie plus personne »4

? Si ces qualifications ne suffisent pas à annihiler la crédibilité du candidat, les derniers doutes s‟effacent aisément grâce au traitement des propos de ce dernier. Les prédictions de succès énoncées par Le Pen sont immanquablement introduites par des verbes qui en marquent d‟emblée l‟irréalisme, témoin d‟une mégalomanie naïve : il « rêve », « s‟enivre », les sondages « excitent son imagination ». Afin de faire sentir tout le ridicule des espoirs du président du FN, on confronte régulièrement la grandeur de ses prétentions à l‟insignifiance et au grotesque des détails folkloriques de mise en scène de ses meetings, la frivolité des seconds étant censée démentir le sérieux des premières. À la force de conviction de Le Pen est inévitablement opposée l‟extrême mise en doute de ses propos par le journaliste, ce dernier frisant parfois l‟ironie ou la condescendance5

. 1 Le Monde du 20-21/04 (art. 12). 2 Libération, 11/04, art. 2. 3 Ibid.

4 Notamment dans Le Figaro, 12/04, art. 2 ; et dans Le Figaro, 17/04, art. 9. 5

E. g. « Comme les “grands” ! Jean-Marie Le Pen qui tenait […] son dernier meeting de campagne, a offert aux quelque 3 800 personnes présentes (5 500 selon les organisateurs) un grand spectacle […]. Et c‟est avec des cris de ravissement qu‟ils [les militants et sympathisants] ont accueilli la confidence de leur chef, susurrée avec un brin de coquetterie : “C‟est la première fois qu‟avec sérieux, j‟envisage la possibilité d‟emporter enfin la victoire que nous attendons depuis si longtemps.” Champagne pour tout le monde distribué en fin de meeting et bal au son d‟un orchestre des îles : “Ce sera un souvenir que vous n‟êtes pas près d‟oublier”, avait promis M. Le Pen en prologue à son discours. Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras, le fondateur du FN a

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Ultime argument de discrédit, des citations-amalgames, en forme d‟aveux1, tenteront de faire croire que la confiance de Le Pen en sa victoire est purement feinte ; il aurait beau le clamer, il n‟y croirait pas vraiment lui-même. Ce dernier procédé frise l‟exorcisme, et semble paradoxalement craindre – donc reconnaître – un pouvoir réel à la conviction intime du candidat. Son ambition intime ne serait d‟ailleurs pas de remporter l‟élection, mais de faire perdre Chirac : « son objectif est d‟abord de dépasser les 15% […], il pourrait alors peser sur le second tour et menacer la réélection de M. Chirac qu‟il n‟a cessé de pourfendre »2; il « semble plus que jamais décidé à exercer sur la droite parlementaire son “pouvoir de nuisance” »3

; on souligne son « ardeur à faire perdre son ennemi de toujours »4.

Les sacro-saints sondages d‟intention se mettent soudain à « perdre la boussole » lorsqu‟ils installent le candidat du FN en troisième position. On ricane des espoirs qu‟ils font naître chez Le Pen qui « se voit déjà au second tour »; les habituelles spéculations sur les mouvements des sondages ne sont plus de mise dès qu‟il s‟agit du FN. Contraints d‟admettre la possibilité de voir le candidat dépasser F. Bayrou, les journalistes restent prudents, énonçant toujours cette hypothèse au conditionnel. Cette prudente réserve affichée masque d‟autant mieux l‟imprudence qu‟elle abrite, à savoir de considérer cette éventualité comme la plus haute position à laquelle Le Pen peut prétendre, et de présupposer son absence au second tour : « En 1995 il [J.-M. Le Pen] avait récidivé avec 15% des votes. Cette fois-ci, il approchera peut-être ses scores antérieurs »5 ; « s‟il atteignait 15% des voix, Jean-Marie Le Pen gênerait grandement Jacques Chirac »6 ; « [...] laissant à Le Pen le soin de renvoyer Jospin et Chirac dos à dos »7. L‟article du Figaro du 17 avril illustre admirablement l‟ensemble de ces procédés, témoins d‟une contradiction entre la possibilité statistique de la qualification de J.-M. Le Pen et la présupposition pourtant de l‟impossibilité de cette qualification:

« C‟est l‟une des nombreuses inconnues du second tour. Quel sera le score de Jean-Marie Le Pen ? Et, surtout, quelle sera l‟attitude du camp chiraquien face à un candidat du Front National qui risque fort de réaliser un score comparable à celui de 1995 […] ? Alors que, selon divers sondages, la moitié, voire les deux tiers, des électeurs lepénistes déclarent vouloir voter Chirac au second tour, pondérant l‟ardeur de Jean-Marie Le Pen à faire perdre son ennemi de toujours, il

n’en demeure pas moins que la reconnaissance politique du leader d‟extrême droite risque de handicaper un Jacques

Chirac que son vieil adversaire ne cesse d‟étriller […] »8

La rigidité de la catégorisation de l‟offre politique – entre grands candidats pour le second tour, moyens candidats se disputant la place de « troisième homme » et petits candidats – cadre la pensée au

inauguré avec la fête avant la bataille, c‟est toujours cela de pris pour ses fans. » (Le Monde, 20-21/04, art. 13 [souligné par nous] ).

1

Selon Maurice Mouillaud et Jean-François Tétu, « la stratégie de l‟aveu consiste à faire endosser par une cible le discours que le locuteur tient sur elle. La cible, d‟objet du discours qui la vise, en devient le sujet ». Maurice Mouillaud et Jean-François Tétu,

Le journal quotidien, Lyon, PUL, 1989, p. 143.

2 Le Monde, 20-21/04, art. 12. 3

Le Figaro, 20-21/04, art. 14.

4 Le Figaro, 17/04, art. 8.

5 Libération, 13-14/04, art. 7 (souligné par nous). 6

Le Monde, 19/04, art. 10 (souligné par nous).

7

Libération, 15/04, art. 8.

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point de ne pouvoir envisager que des reclassements internes aux catégories et non un bouleversement de la structure, chaque homme politique étant étroitement associé à sa position statique au sein de cette structure, voire même défini par cette position. Emmanuel Rivière remarque à ce propos que l‟appellation « troisième homme » a fait l‟objet d‟un glissement sémantique durant la campagne :

« […] lorsque Jean-Pierre Chevènement franchit en janvier la barre des 10% et devient le troisième homme, cette expression désigne celui qui pourrait perturber le jeu et détrôner l‟un des deux favoris. Dès lors qu‟il devient évident – grâce aux sondages – […] que le titre se dispute entre Le Pen et Laguiller, l‟expression prend une autre signification dans les esprits : le troisième homme […] c‟est celui qui arrivera troisième, les deux favoris semblant définitivement à l‟abri »1.

En outre les articles de presse semblent hantés par la comparaison avec l‟élection présidentielle de 1995, en vertu d‟un certain nombre de points communs avec celle de 2002 (présélection des deux sortants après une période de cohabitation, élection marquée par une forte abstention et un score élevé de l‟ « extrême droite », notamment). L‟analogie maintes fois répétée semble offrir une grille de compréhension pour l‟élection en cours, mieux, elle devrait permettre de prévoir les résultats, comme si l‟histoire se répétait. L‟amalgame interdit de penser la spécificité de la situation, c‟est ainsi qu‟on s‟inquiète de ce que J.-M. Le Pen « pourrait retrouver ses scores de 1995 », « récupérer ses électeurs » ou « regagner le terrain perdu » depuis la scission de son parti. Le « discours lepéniste de toujours » n‟a d‟ailleurs pas changé, en témoigne la récurrence des figures de la répétition encadrant la « surprise » annoncée par le leader du FN : combinaison de verbes et adverbes du type « répète inlassablement », « encore », « comme d‟habitude », « n‟a pas changé » ; associée à des marqueurs d‟évidence2 signifiant à quel point le discours est prévisible, sans surprise (ce qui n‟est pas sans conférer à J.-M. Le Pen une certaine qualité de constance et de fidélité à ses idées). La prédiction qu‟avait faite le candidat de se qualifier pour le second tour s‟est avérée erronée en 1995, il n‟y a apparemment pas de raison qu‟il en soit autrement en 2002.