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Le résultat du scrutin du 21 avril est d‟emblée cadré, ainsi que nous l‟avons souligné, comme l‟aboutissement suprême des ambitions du président du FN, au point qu‟on en oublierait presque de parler de la qualification de Jacques Chirac, trop attendue. C‟est Jean-Marie Le Pen qui fait l‟événement ; événement d‟une telle gravité apparemment qu‟il monopolise l‟espace rédactionnel, débordant même des rubriques politiques et « présidentielle ». On trouve son nom martelé jusque dans les pages sportives ou culturelles, et cette omniprésence, compte tenu de l‟univocité répétitive de la dénonciation du candidat du

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Libération, 19/04, art. 12.

2 Selon Emmanuel Rivière, parmi la proportion de personnes qui acceptent de répondre au sondage, il en est encore une

vingtaine de pourcents qui refusent de répondre à la question concernant l‟intention de vote. E. Rivière, op. cit., pp. 66-67.

3 Philippe Méchet, cité dans E. Rivière, op. cit., p. 81. 4

Les chiffres vendus aux médias par les instituts de sondages ne correspondent pas aux résultats bruts des enquêtes, ces dernières faisant l‟objet de « redressements » corrigeant les intentions de vote déclarées, à la hausse pour le FN (le facteur correctif habituellement appliqué pour le FN se situe entre 2 et 3, d‟après J. Le Bohec, dans L’implication des journalistes dans

le phénomène Le Pen, op. cit., p. 46), et à la baisse pour le PS, sur base d‟une reconstitution des élections précédentes (cf. E.

Rivière, op. cit., pp. 68-71). Jérôme Jaffré explique qu‟on observe en effet une « surestimation des déclarations en faveur du parti socialiste, constante dans toutes les élections […]. Ceci s‟explique, selon lui, soit par une propension plus grande de l‟électorat de gauche à répondre aux enquêtes d‟opinion, soit par une révérence envers l‟idéal socialiste, sorte de modèle inversé de la honte qui frappe l‟électorat lepéniste ». J. Jaffré dans un entretien avec Ph. Vebret, op. cit., p. 82.

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D‟après E. Rivière, le nombre de sondages d‟intentions de vote publiés est passé de 70 entre le 1er janvier et et le 21 avril 2002, dont 13 dans les dix jours précédant le scrutin du premier tour, à 8 seulement dans l‟entre-deux-tours. E. Rivière, op. cit., p. 62.

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FN, pourrait s‟apparenter à du « matraquage ». Le caractère apparemment brusque, inattendu (pour cause) et exceptionnel de l‟événement se traduit par une amplification discursive qui, d‟une part occulte le caractère durable et structurel d‟un phénomène dont le 21 avril n‟est qu‟un moment de visibilité privilégiée, et d‟autre part attribue à J.-M. Le Pen, encore une fois, le « mérite » exclusif de son succès. Le

Figaro vante la « résurrection du “vieux lion” »1, tandis que Libération juge que Le Pen « peut savourer son entrée dans le livre des records toutes catégories»2 ; partout on surévalue l‟évolution de ses scores électoraux, qualifiant celle-ci de « record », de « percée historique » ou « sans précédent », comme si l‟histoire ne pouvait avoir raison de l‟ « éternel candidat de l‟extrême droite »3

. Cette amplification lèse la compréhension du phénomène autant qu‟elle grandit le dirigeant du FN.

L‟imaginaire de la revanche, déjà prégnant avant le scrutin, se décline désormais sur tous les modes : « revanche éclatante » ; « fin fastueuse » ; « revanche historique » ; « revanche absolue ». La répétition obsédante de cette idée l‟impose bientôt comme définitoire du président du FN (e. g. « Le Pen, la soif de revanche »4), et in fine comme structurante de l‟enjeu électoral : il « accédait enfin à son rêve suprême : être présent au second tour d‟une élection présidentielle»5 ; « la grande gueule a gagné, en fin de de carrière politique, le droit de cité »6. Présentant la qualification de J.-M. Le Pen comme un aboutissement, une fin en soi, les journalistes suggèrent au lecteur que le candidat du FN ne peut gagner l‟élection7, parce que la présidence ne l‟intéresserait pas ; il serait déjà parvenu où il voulait arriver.

« Mais si Le Pen hurle si fort contre le sommet [« l‟établissement »], c‟est qu‟il n‟a jamais pu l‟atteindre. Rien n‟exaspère davantage le leader frontiste que l‟ostracisme que subit l‟extrême droite, rien ne l‟énerve plus que la “diabolisation” du FN, rien ne le fait plus enrager que le cordon sanitaire dressé autour de lui. L‟histoire de Jean-Marie Le Pen, c‟est celle d‟une seule et même obsession : la revanche. Politique et personnelle. »8.

On sait que l‟idée de « revanche » est un support important de l‟identification au personnage de Le Pen, parce qu‟elle est celle du faible contre le fort, du marginal contre l‟élite. Privilégiant cet angle, les journalistes installent en fait un cadre d‟appréhension des informations dans lequel le lecteur peut ressentir la plupart des tentatives médiatiques de dénonciation ou de minimisation du FN comme motivées par un mépris de classe, ce qui augmente la probabilité que ces dénonciations aient un effet contre-productif, voire tout à fait opposé à celui recherché.

1 Le Figaro, 22/04, art. 16. 2 Libération, 22/04, art. 16. 3 Ibid. 4 Libération, 26/04, art. 22. 5 Libération, 22/04, art. 16. 6 Ibid.

7 L‟idée que Jean-Marie Le Pen ne peut pas gagner l‟élection se trouve également confortée par l‟affirmation que nombre

d‟électeurs du FN ne désirent pas réellement son élection, ou par des discours tels qu‟on peut en lire dans l‟article de Gilles Bresson, paru dans le Libération du 22/04 (art. 17), et dont le titre est déjà éloquent : « Chirac : score étriqué avant victoire assurée ».

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