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Les deux journées de publication suivant le scrutin sont marquées par une prose médiatique qui met en scène l‟indicible, les journalistes exhibant volontiers la difficulté qu‟ils éprouvent, sinon l‟impossibilité, à qualifier l‟événement, à lui donner du sens :

« Ce qui est arrivé », commente Pierre Georges dans Le Monde sans parvenir apparemment à nommer l‟événement, « Ce n‟est pas un résultat, un simple résultat d‟élection présidentielle qui nous est tombé sur le crâne ou sur le râble, à tous. Ce n‟est pas la victoire d‟un camp sur l‟autre […]. Non, c‟est autre chose. Quelque chose qui ne pouvait, ni ne devait arriver. […] Dans la nuit, écrivant ces lignes, au milieu des mille et une dépêches et images venant de partout dire un moment d‟Histoire, de mauvaise Histoire […]. »1

Dans ces quelques lignes, comme dans d‟autres, s‟exprime une sorte de dénégation, un refus du réel, qui s‟accompagne de descriptions, dans toute la France et dans tous les milieux, de l‟incrédulité et de la stupeur : « non, ils ne rêvaient pas » ; « ne veulent pas y croire » ; « Tollé général. “Non, on a rêvé, on a mal vu.” On change de chaîne, on se pince, incrédules. La consternation prend le pas sur la rigolade, et le silence fait soudain écho […] » ; « Lyon, 20 heures. Le silence de mort durera plusieurs secondes »2

. La figure du silence présente ici se retrouve singulièrement dans l‟ensemble des articles, comme si c‟était la seule réaction possible, comme si surtout le choc était à la mesure de la catastrophe, tellement horrible

qu‟elle dépasse l‟entendement : « Pas en France. Pas en 2002. »3

; « cauchemardesque » ; « abracadabrantesque » ; « désastre » ; « scénario catastrophe » ; « l‟horreur ». Les superlatifs hyperboliques de l‟ordre du « pire », ponctuant des articles construits en succession de phrases très courtes, achèvent la dramatisation, au double sens du terme, d‟un événement apparemment comparable au « 11 septembre 2001 », analogie parfois explicite du reste. Cette dramatisation préfigure autant qu‟elle justifie d‟avance la construction médiatique ultérieure de Jean-Marie Le Pen comme un « danger » extrême, une « menace » absolue, construction qui servira d‟alibi aux attitudes les plus irrationnelles que nous allons examiner.

De cette manière, la qualification du FN est immédiatement placée sous le signe de l‟indescriptible, de l‟ « inexplicable », de l‟inouï et du surnaturel (« aberration », « déraison », etc.). Cet angle invalide d‟emblée toute forme de compréhension de l‟événement, et interdit même, finalement, de le réfléchir, ou de penser le fait en tant que point d‟orgue d‟un phénomène plus profond, plus structurel, puisqu‟il s‟agit d‟un « accident » né d‟une « accumulation inédite d‟événements minuscules », de « hasards combinés, qui ne se reproduiront jamais […]. Cette 1ère thèse, celle de la parenthèse, souligne une vérité indéniable. » 4. Un accident est, par essence, non répétable, et la recherche de ses causes s‟en trouve par là moins pressante. À un phénomène surnaturel ne peuvent convenir que des causes également irrationnelles,

1 Le Monde, 22/04, art. 17. 2 Libération, 22/04, art. 18. 3 Le Monde, 22/04, art. 18. 4 Le Monde, 22/04, art. 18.

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comme nous le verrons ; à moins que l‟événement ne soit regardé sous l‟angle de la catastrophe naturelle1, auquel cas il semble inutile de rechercher des causes autres que du côté de la fatalité. Ce registre de la catastrophe naturelle, associé à l‟analogie faite avec les attentats du 11 septembre, suggère l‟idée d‟une calamité qui se serait abattue sur la France depuis l’extérieur, ce qui revient à nier une quelconque responsabilité des électeurs, des politiques ou des médias, et ce faisant insinue l‟idée d‟une France victime d‟une profonde et violente injustice, émanant d‟un bourreau à la puissance exceptionnelle : Jean-Marie Le Pen. Ceci est renforcé par l‟usage d‟une série d‟expressions du type : le « coup de massue » infligé aux Français par Jean-Marie Le Pen2 ; ou encore de termes tels que « l‟intrusion » de J.-M. Le Pen au second tour, « le hold-up électoral », etc. L‟escamotage du lien de cause à effet, pourtant indéniable, entre les votes des électeurs et la qualification du président du FN, permet du même coup de nier la légitimité électorale du candidat, mais fait encore une fois apparaître un Jean-Marie Le Pen « seul contre tous », ce dont il ne manquera pas de profiter.

Cette déresponsabilisation des trois instances concernées, politique, médiatique et citoyenne, n‟est pas contradictoire avec les accusations qui seront faites ensuite ; la question ne sera pas de trouver des

responsables, ce qui impliquerait d‟analyser un enchaînement de causes (et donc des responsabilités

inévitablement partagées), ni d‟interroger rationnellement les raisons profondes du phénomène, mais bien plutôt de pointer des coupables, des boucs émissaires : qui a laissé le loup entrer dans la maison ? De surcroît, la dramatisation orchestrée par les médias, en présentant l‟accession de Jean-Marie Le Pen au second tour comme accidentelle et incroyable, en s‟appliquant à décrire l‟horrible et unanime stupeur, contient en elle l‟affirmation que le fait n‟était en aucun cas prévisible, ce qui permet de justifier que les journalistes ne l‟ont effectivement pas prévu malgré leur acharnement à faire des pronostics sur le second tour. Une catastrophe naturelle ne se prévoit pas, et ne dépend pas de raisons humaines.

On notera enfin ce qu‟apporte à la dramatisation décrite le présupposé de la gravité de l‟événement, lequel se voit attribuer une importance telle qu‟elle tend à effacer toute autre considération. Cette importance est établie d‟abord par l‟étendue exceptionnelle qu‟occupe l‟événement dans l‟espace rédactionnel. Elle est appuyée ensuite par la description des réactions effarées dans les camps des politiques dont, en toute autre circonstance, le score aurait dû les rendre euphoriques (notamment à l‟ « extrême gauche »). Enfin, fait remarquable, nombre d‟articles présupposent leur propos ; ils commentent le résultat du scrutin sans mentionner ce résultat, ni le scrutin, ni même parfois le nom du président du FN. Si cette pratique participe de la figure de l‟indicible et augmente l‟effet d‟horreur de l‟événement au point que sa dénomination soit taboue, elle préjuge de la connaissance du lecteur de la qualification du FN et

1

E. g. « le séisme est tombé sur le Marengo sans crier gare » (Libération, 22/04, art. 18) ; « tornade », « tremblement de terre »,

« raz-de-marée », etc.

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d‟un intérêt exclusif pour cet événement, autant que de son caractère catastrophique. Comment pourrait-on parler d‟autre chose ?

2. Le temps des rationalisations

Passé le premier choc de l‟annonce du résultat du premier tour, le besoin de sens se fait aussitôt ressentir, ce qui se traduit par diverses tentatives d‟explication, de « rationalisation » dans la presse de l‟entre-deux-tours. En fait d‟analyses, celles-ci ne font que confirmer apparemment les évidences et les présupposés qui ont guidé, durant la campagne de premier tour, l‟interprétation de la hausse enregistrée par les sondages des intentions de vote en faveur de Jean-Marie Le Pen. On retrouve dans ces « rationalisations » les différents types d‟explication examinées dans la première partie de ce travail, à savoir des explications « immanentes » à la personne de Jean-Marie Le Pen, des explications en termes de stratégies politiques qui font de J.-M. Le Pen l‟objet d‟instrumentalisations croisées, des explications plus ou moins mécanistes niant tout facteur humain, les électeurs en tant que tels étant les grands absents des causes de la qualification du FN. Affleurent également dans ces « analyses » la mise en cause des médias – ou plus exactement de la télévision – concernant leur « matraquage » sur l‟insécurité, et le renvoi de ceux- ci vers les « faits » d‟une actualité particulièrement insécurisante et d‟une offre politique inadéquate, ainsi que vers les sondages dénoncés pour n‟avoir pas su « prévoir » les résultats. Rappelons que, chacune de ces explications prétendant à l‟exhaustivité, elles semblent contradictoires pour n‟être jamais articulées ni, du même coup, relativisées. Un coupable chaque fois différent est pointé du doigt, selon le type d‟explication qui est préféré.