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Le « pluralisme égalitariste »

2. L’engagement frileu

Le parti-pris clairement affiché, l‟engagement très fort exhibé jusque dans le ton de dérision et le vocabulaire haut en couleur qui caractérisent les billets d‟humeur, ne constituent-ils pas justement l‟idéal d‟ « honnêteté discursive » que Roselyne Koren appelle de ses vœux ? Il semble que non. D‟abord parce que « engagé » n‟est pas forcément « assumé ». Les deux articles les plus ostensiblement engagés du corpus retenu sont dus à la plume de Pierre Alferi et de Christine Clerc, respectivement dans le Libération paru le 11 avril (art. 2) et dans Le Figaro des 13 et 14 avril (art. 3). « France, ta politique fout le camp » et « Les chouchous du père Fouettard » contiennent tous deux une profusion de marques discursives témoignant de l‟engagement du journaliste : usant d‟un ton de dérision très net, d‟une profusion d‟adverbes

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et d‟adjectifs colorés, les deux textes sont fondés sur une fiction qui, s‟affichant comme telle, s‟adresse clairement au lecteur en « vous ». Ils manient en outre la citation-aveu avec facilité, et n‟hésitent pas à animer leur propos d‟une ponctuation très vivante, alternant questions et exclamations.

Pourtant l‟audace de la forme du discours ne reflète guère celle du propos. On peut supposer que les auteurs obtiendront facilement du lecteur le ralliement à leur point de vue qui ne dénonce finalement pas autre chose que le discours d‟information « objectif » : le déclin des mœurs sociales et politiques, la démagogie et l‟inconstance des candidats à l‟élection, la prépondérance de la communication sur le débat d‟idées, la corruption, la médiocrité et l‟indifférenciation des programmes, la spectacularisation de la campagne et l‟ennui qu‟elle suscite, etc. Loin de bousculer les idées reçues ou d‟explorer les non dits, ces articles ne mettent leur véhémence qu‟au service du renforcement de représentations sclérosées, de stéréotypes mis en place par ailleurs dans l‟ensemble de l‟actualité politique. Le parti-pris présente ici l‟avantage de s‟afficher comme subjectif via le style mordant du discours, mais n‟en évite pas pour autant l‟ensemble des effets pervers de l‟ « objectivisme », notamment par l‟autorité des affirmations d‟évidence. De surcroît, ils présupposent en fait ce dont ils entendent convaincre, ce qui les apparente à une pétition de principe, et dénoncent chez les politiques des pratiques auxquelles les journalistes, en les entretenant, ne sont pas étrangers.

Ces articles n‟échappent pas non plus à l‟insaisissabilité de l‟énonciateur : l‟adresse au lecteur en « vous » ne renvoie pas à un « je », mais à une absence d‟énonciateur. Et c‟est précisément dans le « vous » que se cache le jugement du journaliste, ce dernier faisant ainsi porter au lecteur son propre discours. L‟adresse ainsi faite n‟est pas une invitation au lecteur dans une interaction avec l‟énonciateur, mais une injonction ne lui laissant pas le choix de sa position, s‟exprimant dans un impératif (« voyez », « vous devez », « n‟allez pas imposer ») ou dans une fausse question (« devinez qui ? », « vous aviez du mal à résumer les programmes des candidats ? Résumer n‟est pas le mot. Résumés, ils le sont a priori […] »). C‟est le lecteur qui est chargé d‟assumer l‟énonciation, et ce de façon flagrante dans l‟article de Pierre Alferi, où le destinataire est mis en position de défendre lui-même le point de vue de l‟auteur. L‟adhésion du lecteur est présupposée, indispensable à la lecture même de l‟article :

« Voici la saison idéale pour initier vos amis étrangers à la politique française. […] vous devez un aveu à vos amis qui découvrent les candidats. Les deux favoris, eh bien, ce sont justement ceux dont on est le moins sûrs qu‟ils croient en ce qu‟ils disent. […] Mais voici le favori. Vos amis étrangers ont un peu de mal à le situer. Vous ne pouvez guère les aider, puisque Lionel Jospin fait campagne exactement comme il a gouverné, au gré des sondages […]. Vers la droite, passant vite sur le centre mou, vous ne trouvez plus à leur montrer que Le Pen [ !]. On vous demande si les détails privés comptent tant dans la carrière des politiques français. Vous devez bien avouer que oui, de plus en plus. Qu‟aucune campagne n‟a été plus exhibitionniste, plus psychologisée. […] Comme on s‟étonne de vous entendre hausser le ton, vous dites : on peut être en colère contre personne. Ces gens dont nous parlons ne sont qu‟un patchwork d‟images et de mots. Mais, justement, je [ !] ne peux pas aimer les images, ni les mots ainsi formatés ».

On voit que le lecteur présupposé est le même que celui présupposé par les articles « objectivistes » précédemment critiqués. Il semble qu‟il n‟y ait place, dans la presse, que pour un seul lecteur, celui dont le point de vue sera exactement identique à celui de la « pensée unique » véhiculée par l‟ensemble des

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journalistes. À force de considérer le lecteur comme acquis d‟avance au lieu d‟argumenter une prise de position, on s‟ôte les moyens, non seulement de le convaincre, mais, plus simplement, de s‟adresser à lui. Cette coupure ne peut que durcir les positions, renforcer l‟incompréhension et provoquer finalement la méfiance des (é)lecteurs envers le discours de presse.

3. Conclusion

C‟est paradoxalement par la prétention à l‟objectivité du discours de presse, considérée comme première garante d‟une information démocratique, que ce discours devient autoritaire, masquant sa relativité en se donnant comme le seul discours possible, et finalement pensable. Il s‟apparente, par cette prétention objectiviste, au « discours idéologique » tel que défini par Olivier Reboul1 ; ainsi que le discours religieux, il repose sur un acte de foi, mais à la différence qu‟il le dissimule par une forme rationnelle. L‟auteur de Langage et idéologie proposait cinq traits définitoires de l‟idéologie, jugeons : pensée

partisane, partiale dans ses affirmations, l‟idéologie est toujours collective et s‟apparente à un discours

sans auteur ; « l‟idéologie n‟est pas la pensée d‟un individu ; elle est le fait que cette pensée se situe dans un “déjà pensé” qui la détermine à son insu ». Une idéologie se prétend toujours rationnelle, renvoyant aux faits ou à l‟évidence, et par là même dissimule que les idées dominantes qu‟elle véhicule sont au service

d’un pouvoir, qu‟elle a pour fonction de légitimer : celui des classes dominantes. Si la notion de

« pouvoir » des classes dominantes concerne moins notre propos, la définition d‟Olivier Reboul éclaire en revanche le « pouvoir » potentiel du discours de presse ; déguisant un parti-pris en vérité objective, il impose une forme d‟absolu qui échappe tant à son auteur qu‟à son lecteur, et interdit du même coup sa remise en question.

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TROISIÈME PARTIE

ÉVOLUTION DU

DISCOURS

JOURNALISTIQUE

APRÈS LE « SÉISME »

DU 21 AVRIL 2002

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INTRODUCTION

Dans cette troisième et dernière partie, nous étudierons les évolutions globales du discours journalistique d‟un tour à l‟autre de l‟élection présidentielle de 2002. Après avoir dégagé les caractéristiques du traitement médiatique du Front National en période électorale dite « ordinaire », il paraît intéressant de confronter celles-ci aux attitudes adoptées en période de « crise », afin de mettre à l‟épreuve notre hypothèse d‟une contribution médiatique au succès du Front National. Le « phénomène Le Pen » ne s‟est pas créé, bien entendu, en l‟espace d‟une campagne électorale ; il date, rappelons-le, des élections municipales de 1983, depuis lesquelles il n‟a cessé de prendre de l‟ampleur. Si le « phénomène Le Pen » dépend de causes structurelles plutôt qu‟accidentelles, comme nous l‟avons supposé, s‟il est partiellement déterminé par des pratiques journalistiques profondément ancrées, alors l‟analyse du traitement médiatique de l‟entre-deux-tours devrait révéler des effets similaires à ceux précédemment étudiés, quelles que soient les évolutions manifestes du discours. Si au contraire les effets de sens du traitement médiatique de l‟après 21 avril devaient contredire nos précédentes conclusions, celles-ci mériteraient alors d‟être largement relativisées.

Par souci de clarté, et afin de faciliter les comparaisons, cette troisième partie respectera la structure de la deuxième. Le chapitre premier s‟attachera toutefois en premier lieu à commenter l‟événement du 21 avril, car de sa mise en scène et de ses rationalisations dépendront finalement les évolutions du discours journalistique dans la construction des représentations de J. Chirac et de J.-M. Le Pen, que nous examinerons ensuite. Le chapitre second étudiera les représentations des électeurs, et s‟attardera particulièrement sur le traitement médiatique des électeurs de Jean-Marie Le Pen. Le troisième chapitre enfin, traitant de l‟énonciation, tâchera de donner sens aux deux chapitres précédents en intégrant leurs conclusions dans le cadre de la relation qui s‟établit entre le journaliste et son lecteur.

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