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C‟est une bien piètre image de la France que nous renvoient les journaux, et si nous en étions géographiquement plus éloignés, nous pourrions presque penser que ce pays est à feu et à sang. Le paysage brossé est celui d‟une crise généralisée: crise du social, crise du politique, crise de l‟économie, crise des institutions de la Ve République, sur fond d‟insécurité angoissante : pour Le Monde par exemple (18/04, art. 6), « qu‟il s‟agisse de l‟essoufflement de la croissance et de la remontée du chômage depuis un an, de la menace islamiste surgie depuis le 11 septembre […], ou encore de la disparition du franc derrière l‟euro ou des affaires politico-financières […], enfin et surtout, de la montée du sentiment d‟insécurité […] », la situation semble catastrophique. Et cette montée de l‟insécurité n‟est pas le moindre de ces maux : « statistiques effrayantes, faits divers révulsants, massacre de Nanterre, meurtres à l‟arme de guerre, assassinats sadiques […] » constituent le « décor » de la campagne, esquissé ici par Libération (13/04, art. 7). On notera que le rythme rapide et saccadé de l‟énumération augmente le pouvoir anxiogène de cette accumulation dramatisante.

À la description presque cauchemardesque de l‟état de la société répond une description affligeante de la classe politique1, qui paraît alors peu adaptée à la gravité de la situation. Au-delà du grave discrédit qui pèse particulièrement sur chacun des candidats, c‟est le système politique tout entier qui semble en crise. « Le système politique français est bloqué par un combiné de monarchie élective, de faiblesse décisionnelle et de carence de la représentation », frappé par « une triple crise » (Le Monde, 09/04, art. 1) ; « si la politique se meurt chez nous, elle meurt tout bêtement de la médiocrité de sa classe » (Libération, 11/04, art. 2) ; « le pays se trouve englué dans une élection vidée de tout débat de fond » (Le Figaro, 13- 14/04, art. 5) ; ces affirmations ne sont que quelques exemples d‟un constat, voire d‟un présupposé, qui hante la quasi-totalité des articles durant la campagne.

Ces crises multiples sont régulièrement exprimées à l‟aide d‟un vocabulaire emprunté au registre médical : on parle du « mal qui ronge la France », du « malaise français », d‟une France « en décomposition », de la « pathologie politique », de la « dislocation » ou de l‟ « épuisement du système politique », de « ses carences », du « piteux état » de la fonction présidentielle, etc. Un tel discours, assené sur le ton du constat d‟évidence, renforce la dramatisation de la situation en humanisant, par la métaphore biologique, la France comme une entité vivante et souffrante, et rend la recherche des causes superflues en naturalisant le problème. Et de l‟occultation des causes naît rapidement le simplisme des solutions qui peuvent apparaître. Si le « système » politique se révèle peu adéquat à la situation de la France, l‟ « anti- système » apparaît en revanche plus adapté, ne fût-ce que parce que ses définitions de la politique aussi bien que de la société correspondent à celles proposées – imposées – par les journalistes. Si l‟ensemble

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des réalités sont à ce point catastrophiques, que peut-on souhaiter de mieux que le rejet radical de ce qui est ? Si enfin le score du FN est un « symptôme » de la maladie qui ronge la France et sa politique, ne peut-on en déduire que le FN peut proposer un « remède », à la façon des antibiotiques ?

La maladie française, faute d‟être soignée, s‟aggrave avec le temps : « nous sommes dans une société, à la fois de plus en plus en violente [sic] et de plus en plus émotionnelle », assure par exemple le psychanalyste Jean-Pierre Friedman (Libération, 16/04, art. 9). La politique en particulier ne cesse de décliner, semble-t-il, par rapport à l‟âge d‟or que la Grande France connut sous Charles De Gaulle et que l‟on regrette si volontiers. Ce regret est exprimé, textuellement, par Éric Dupin, dans Le Monde du 9 avril (art. 1) :

« C‟est un lent mais continu processus d‟affaiblissement qui a rongé le palais de l‟Élysée depuis l‟âge d‟or de sa splendeur autoritaire et gaullienne. La fonction présidentielle fut d‟abord désacralisée par Georges Pompidou […]. Elle a ensuite été violemment attaquée sous Valéry Giscard d‟Estaing […]. Avec François Miterrand […], et la double cohabitation qu‟il a encaissée, la présidence de la République s‟est trouvée réduite à un simple pôle de l‟exécutif […]. C‟est peu dire que Jacques Chirac […] a contribué à son tour à franchir une nouvelle étape dans l‟affaissement de la fonction présidentielle. »

De même, la comparaison incessante avec les élections précédentes s‟effectue invariablement en défaveur de la présidentielle en cours: « les deux “cohabitants”, eux, ne totalisent que 37,5%. En 1988, Mitterrand et Chirac, dans la même situation [ !], arrivaient ensemble à 54% au premier tour » (Libération, 19/04, art. 12) ; « très, très loin des 75% recueillis en 1981 par François Mitterrand et Valéry Giscard d‟Estaing » (Le Figaro, 20-21/04, art. 14) ; ou encore: « quand Mitterrand faisait son marché dans ce qu‟on lui proposait, gardait ce qui l‟intéressait, ses deux élèves, Chirac comme Jospin, restent prisonniers des communicants laissés en héritage » (Le Figaro, 17/04, art. 9). Il s‟ensuit que « les abstentions vont atteindre un niveau sans précédent. […] Le choix des électeurs aura été de surcroît plus tardif et plus fragile, bref plus laborieux que jamais » (Libération, 20-21/04, art. 15). On atteint une sorte de point d‟orgue dans le déclin, comme si le moment était historiquement pitoyable: l‟abstention est « historiquement forte », les scores des favoris « historiquement bas » ; « aucune campagne n‟a été plus exhibitionniste, plus psychologisée » (Libération, 11/04, art. 2). Un correspondant polonais de Libération résume ainsi ce déclin : « En Pologne, après la chute du communisme, nous lorgnions sur le modèle français. […] Mais votre modèle institutionnel […] cousu main pour de Gaulle, se révèle aujourd‟hui obsolète, archaïque voire nocif […]» (18/04, art. 11).

L‟omniprésence de cet imaginaire du déclin, dont les exemples précédents ne sont que quelques aspects, participe elle aussi de la dramatisation de la situation : faire référence à un âge d‟or depuis lequel tout n‟aurait cessé de se dégrader, d‟une part relève d‟une généralisation pour le moins abusive et caricaturale, et d‟autre part revient à conférer un sens historique et unifié à la marche des événements, dont on devine qu‟ils continueront leur chemin vers le pire, à moins peut-être d‟une rupture radicale. L‟idée de

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déclin témoigne en outre d‟une nostalgie qui ne peut guère appeler que des solutions passéistes. Or le radicalisme et l‟archaïsme sont deux qualités essentielles, entre autres, du programme du FN.