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Racistes et angoissés

1. Les « Chiens de garde de la démocratie »

« La lapidation discursive n‟est pas un simple exercice de style, elle engage la responsabilité de l‟homme de bonne volonté et contribue à légitimer la violence. En renonçant aux contraintes du parler juste, le journaliste détruit, en outre, de ses propres mains, la possibilité d‟être entendu par ceux auxquels il voudrait donner une leçon de morale. Sa rhétorique ne peut persuader que ceux qui pensent comme lui ; elle sacrifie le devoir de transmettre une information équitable à des a priori idéologiques » (Roselyne Koren)1.

Le discours de presse paraît avoir ostensiblement glissé d‟une logique d‟information du lecteur à une logique d‟injonction morale et autoritaire2, dont l‟objectif semble être davantage d‟inciter à l‟action – c‟est-à-dire au « vote Chirac » et à l‟engagement « anti-FN » – que d‟éclairer un lecteur jugé adulte et capable de choisir lui-même, en connaissance de cause. C‟est pourquoi le journaliste se fait volontiers pédagogue ; si un grand nombre d‟(é)lecteurs ont voté pour J.-M. Le Pen, c‟est probablement en raison d‟une « erreur de communication », c‟est que l‟on n‟a pas suffisamment dit ce qu‟il en était de sa personne et de son programme. La presse s‟atèle alors à dénoncer massivement les dangers supposés du FN et de son président. Cette « pédagogie » se passe toutefois d‟argumentation ; le lecteur n‟est pas censé comprendre, mais admettre la position du journaliste. C‟est ainsi que la « pédagogie » médiatique s‟exerce sur le mode de l‟intimidation, au nom de l‟autorité d‟un journaliste qui s‟impose en gardien des valeurs « à haute vertu morale » de la démocratie. Cette attitude peut donner l‟impression que le journaliste déborde du rôle qui est supposé lui être dévolu, à savoir un rôle d‟informateur impartial et objectif, et non un « prescripteur du Bien et du Mal »3 ; l‟ostensible partialité du journaliste est alors susceptible de jeter le discrédit sur l‟ensemble du discours de presse. Par ailleurs, le « pédagogisme » autoritaire du journaliste

1 R. Koren, op. cit., p. 204.

2 « Il faut agir et parer au plus pressé » (Libération, 26/04, art. 23) ; « Il fallait – il faut toujours – démontrer le sursaut

démocratique » (Le Figaro, 27-28/04, art. 24) ; « Contre Le Pen, il faut voter Chirac. […] il s‟agit bien d‟un devoir, il n‟y a pas le choix » (Le Monde, 02/05, art. 27).

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confine à l‟infantilisation, sinon à l‟humiliation, d‟un (é)lecteur qui pourrait être tenté de prendre le contre- pied de ce qu‟on lui enjoint, manière d‟affirmer la liberté de choix que le suffrage universel lui reconnaît en principe.

« Pédagogisme » et « moralisme » s‟unissent parfois dans un discours où le journaliste se pose en donneur de leçons, avec une forte tendance à la culpabilisation des (é)lecteurs : « On ne plaisante pas avec la démocratie », « chaque électeur saura désormais qu‟il ne faut jamais jouer avec sa voix », sermonne Pierre Georges dans un éditorial du Monde1. On peut douter que les électeurs aient eu l‟intention de « plaisanter », et un tel discours peut s‟avérer d‟autant plus irritant pour eux que les mêmes journalistes, deux jours plus tôt, ne se privaient pas d‟encourager implicitement la « protestation ». La culpabilisation se prolonge, entre autres, dans la mise en scène de témoignages censés être exemplaires, énoncés sur le mode de la confession ou de la repentance2. La « culpabilité » des électeurs réside apparemment dans le fait de contribuer au « retour du fascisme » ; les (é)lecteurs ne peuvent dès lors endosser cette « faute » que s‟ils ont préalablement admis l‟assimilation du FN au nazisme. En outre on peut ne pas adhérer au FN sans pour autant être convaincu de l‟équivalence entre J.-M. Le Pen et Hitler ; dans ce cas la stratégie médiatique de culpabilisation peut paraître scandaleuse, et se retourner finalement contre son auteur en le délégitimant.

L‟intimidation du lecteur prend parfois aussi la forme d‟une menace :

« Ne l‟oublions pas : les Hitler ne peuvent imposer leurs régimes que grâce au peuple, à sa non-opposition. Ensuite, ils savent demeurer par la terreur. Et cela va vite, très vite. Déjà, Le Pen renonce à son masque de prétendue respectabilité. Déjà, il parle de “camps d‟enfermement”. Entendez-vous bien ? Des camps. Et des camps d‟enfermement. Ces camps- là s‟ouvrent à de plus en plus de catégories de gens, à tous ceux dont un régime brutal décide qu‟ils sont gênants. […] Ceux qui s‟abstiendront le 5 mai de voter ou qui voteront blanc, ceux qui ne voteront pas Chirac, risquent fort, bientôt, de ne plus pouvoir voter. Nous avons la chance, peut-être la dernière, d‟être en République […]. Je le répète : ne pas voter ainsi, ne pas voter, voter blanc signifie le risque, le grand risque, de ne plus pouvoir voter bientôt. »3

C‟est par le recours à la peur que le journaliste tente de convaincre son lecteur, mais l‟amalgame sur lequel repose cette menace, se passant d‟autres arguments, ne peut persuader, encore une fois, que le lecteur qui adhère déjà à la thèse du journaliste. On peut alors supposer qu‟un tel procédé peut produire deux effets également indésirables : augmenter l‟angoisse du lecteur déjà convaincu du danger que représente le FN, et favoriser ainsi des agissements irrationnels, ou renforcer chez le lecteur « à convaincre » l‟impression qu‟on tente de le manipuler, ce qui le rendra plus méfiant encore.

En définitive, l‟ensemble des stratégies de persuasion médiatiques durant cette campagne de second tour reposent sur une pétition de principe : elles supposent en fait l‟adhésion préalable à la thèse qu‟elles prétendent démontrer. En ce sens, le discours de presse s‟ôte lui-même les moyens de s‟adresser à ceux qu‟il faudrait apparemment convaincre. En outre, l‟injonction morale se substituant à l‟argumentation,

1 Le Monde, 22/04, art. 17.

2 E. g. « Je ne suis pas du genre à prendre fait et cause pour un parti politique ou l‟autre, et surtout pas publiquement […] mais

ce qui s‟est passé au premier tour […] est un peu ma faute. Comme souvent, je n‟ai pas voté car je n‟étais pas chez moi […] Mais là on n‟a plus le choix » (Raphaël Poirée dans Le Monde, 03/05, art. 29).

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c‟est davantage l‟obéissance aveugle du lecteur qui est réclamée, plutôt que son adhésion à un point de vue. Or on peut douter que le lecteur, même s‟il partage l‟opinion des journalistes, reconnaisse effectivement à ceux-ci la position de supériorité insolente qu‟ils s‟arrogent. De cette façon, la presse tendrait à susciter également la méfiance de ceux-là même qui étaient préalablement convaincus.

C‟est finalement la posture « moraliste » des journalistes, sur laquelle nous avons insisté, qui interdit la réflexion, donc la compréhension, du phénomène Le Pen, et ce de plusieurs manières. L‟imposition d‟un cadrage moral de la campagne induit l‟obligation de s‟indigner plutôt que de raisonner, de combattre plutôt que de comprendre, tant on craint que « comprendre » soit synonyme de « justifier »1. Le Mal ne se pense pas ; le penser c‟est autoriser une mise en doute qui ne peut être que suspecte. D‟où il apparaît indispensable de s‟engager clairement, ostensiblement et immédiatement contre le FN (et pour J. Chirac), afin de se prémunir contre tout soupçon de complaisance ou de complicité avec le « fascisme ». Cette nécessité d‟engagement laisse à penser que celui-ci serait la seule manière d‟empêcher l‟élection du FN, ce qui rend toute réflexion inutile.

C‟est encore ce cadrage moral qui privilégie la désignation de « boucs émissaires » au détriment d‟une explication globale intégrant les responsabilités diverses. Enfin, la dichotomie entre le Bien et le Mal ne souffre pas de nuance, ce qui contribue à diviser radicalement le corps électoral en deux « camps » symétriquement opposés. Dès lors l‟intention de vote ne révèle pas un choix, mais un être, bon ou mauvais, ce qui légitime apparemment la diabolisation et la marginalisation des électeurs du FN. Il ne s‟agit plus de comprendre pourquoi ils sont portés à voter pour J.-M. Le Pen, mais de les démasquer et de les condamner. Ceci non seulement contribue à la méconnaissance des électeurs du FN et des raisons de leur vote, mais enflamme aussi les passions, d‟un côté comme de l‟autre, qui concourent à l‟aveuglement général.