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La presse, soucieuse des critiques qu‟on pourrait lui adresser, renvoie la faute à la télévision d‟abord, comme si les journaux n‟étaient pas eux-mêmes des médias ; aux sondeurs ensuite, comme si elle n‟était pas partie prenante dans la construction du sens des sondages, en amont comme en aval ; enfin à Jacques Chirac et Lionel Jospin, apparemment responsables de l‟ « intrusion » de J.-M. Le Pen au second tour.

« TF1 et France 2 se défendent d‟avoir trop couvert le thème de l‟insécurité », titre Bénédicte Mathieu dans Le Monde du 23 avril (art. 19). On appréciera le nombre de présupposés qui parviennent à s‟imposer dans cette simple phrase. Le verbe « se défendent » implique d‟abord qu‟il s‟agit d‟une réponse à une accusation, dont on tait cependant la source ; dès lors la « faute » apparaît naturelle et indiscutable.

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En outre le fait même de ne pas mentionner l‟objet de la faute, c‟est-à-dire la qualification du candidat du FN, impose avec la force de l‟évidence l‟idée même de la nécessité de désigner un coupable. Par la mise en valeur de la responsabilité de la télévision, le titre dédouane du même coup la presse écrite, qui s‟octroie la position du juge. La proposition qui tient lieu de complément du verbe impose quant à elle un cadre quantitatif à la problématique de l‟insécurité, gommant de cette façon les problèmes liés à la mise en sens et à la mise en scène de l‟information, dans lesquels la presse est également impliquée.

Ce titre présuppose encore que c‟est bien l‟insécurité qui est la raison principale des votes FN, ce que nous avons critiqué par ailleurs ; l‟attaque de l‟article affermit cette idée-force, en interrogeant : « La Télévision a-t-elle fait peur aux Français ? Est-elle responsable de l‟intrusion de Jean-Marie Le Pen (FN) au second tour de l‟élection présidentielle ? ». Par cette double question, et les éléments de réponse qu‟apporte l‟article, on invite le lecteur à se faire une opinion, mais celui-ci n‟a le choix qu‟entre deux alternatives : ou bien la télévision a effectivement fait peur, auquel cas elle est coupable du résultat de l‟élection, ou bien elle n‟a pas fait peur, ce qui tend à la dégager de toute responsabilité. La question n‟est pas de savoir de quelle façon l‟information télévisée peut favoriser le succès du FN, mais uniquement de déterminer si oui ou non on peut lui faire porter le chapeau. Les deux termes de l‟alternative paraissent également absurdes, et appellent forcément des justifications non moins insensées :

TF1: « “Je suis sincèrement et profondément révolté que l‟on puisse insinuer une telle idée, tonne Robert Namias, de TF1. C‟est insultant pour toute la rédaction de TF1. Ce n‟est pas le traitement de l‟insécurité par les médias qui entraîne l‟insécurité dans le pays. Nous n‟inventons pas les violences de toutes natures qui font en ce moment l‟actualité. […] Ce ne sont pas les médias qui ont fait perdre la gauche. Je n‟ai inventé ni Jean-Pierre Chevènement ni Christiane Taubira. Si nous n‟avions pas fait ce que nous avons fait, nous aurions eu le sentiment de nous autocensurer”. »

France 2: « “La mort d‟un commissaire à Vannes, qui a entraîné la visite du ministre de l‟intérieur, le drame de Nanterre, fallait-il ne pas en parler ? Est-ce de ma faute si le ministère de l‟intérieur a publié les chiffres de la délinquance en hausse ?”, interroge Olivier Mazerolle. »

Cette réponse de Robert Namias illustre l‟impossibilité qu‟il y a à remettre en question les présupposés de la question ; une accusation ainsi formulée ne peut être que stérile, appelant inévitablement une réponse en termes de censure et un renvoi de l‟accusation vers les « faits » ou vers l‟instance politique, confirmant ainsi qu‟il convient bien de dénicher un coupable. Voyons l‟édifiante analyse de l‟Observatoire du débat public qui ne trouve rien de mieux qu‟une invitation au public à se méfier de l‟information médiatique : « Pour l‟ODP, “on ne peut pas incriminer les médias de manière aussi mécaniste, c‟est comme si c‟étaient eux qui avaient voté pour Jean-Marie Le Pen, explique Mariette Darrigrand. La responsabilité individuelle se pose. On n‟est pas obligé de regarder le journal de 20 heures.” [ !] ». La seule solution possible, apparemment, pour éviter l‟élection de Jean-Marie Le Pen, est une combinaison de la stratégie de l‟autruche et de la méthode Coué, proposant finalement à chacun de se mettre un bandeau sur les yeux en se répétant que tout va bien. Les plaidoiries médiatiques affermissent de cette façon l‟idée, déjà bien ancrée, de la parfaite et exclusive disposition de Jean-Marie Le Pen à la résolution des problèmes publics. L‟(é)lecteur est une fois de plus cerné par une double contrainte, lui insufflant l‟idée que J.-M. Le

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Pen est le seul candidat à même d‟améliorer la situation de la France, mais lui enjoignant de ne pas voter FN sous peine de voir son âme damnée.

Passons rapidement sur l‟affirmation des responsabilités de Jacques Chirac et de Lionel Jospin, qui ne font que confirmer les présupposés que nous avons déjà étudiés (efficacité de la communication et des stratégies politiques, le report sur le FN des voix des déçus de la gauche, l‟insécurité comme moteur du vote, etc.), avec un degré de certitude en plus, Jacques Chirac apparaissant comme plus habile encore qu‟auparavant, tandis que l‟inconséquence de Lionel Jospin est exacerbée. Chirac « a réussi le tour de force de crédibiliser Jean-Marie Le Pen. Le FN […] pourrait bien, dans deux semaines, lui assurer la victoire »1 ; « certain que la campagne se jouerait là-dessus [la sécurité], le président-candidat est parvenu à entraîner le premier ministre-candidat sur ce terrain »2. Quant à Jospin, « C‟est lui qui portera, dans l‟histoire, la responsabilité d‟avoir laissé Le Pen accéder au second tour d‟une présidentielle »3

; il n‟ « a qu‟à s‟en prendre à lui-même », et « assume » cette responsabilité.

« Pourquoi les sondeurs n‟ont pas anticipé la montée de Jean-Marie Le Pen ». Ce titre de l‟article de Pierre Le Hir, paru dans Le Monde du 23 avril (art. 18), résume toutes les critiques adressées aux instituts de sondages aux lendemains du premier tour : ils se seraient « trompés ». Le reproche sous-entend d‟abord que, si les électeurs avaient été avertis de la possible qualification de J.-M. Le Pen, le résultat du scrutin aurait été différent, ce qui n‟est pas certain, et même d‟autant moins que, malgré les multiples avertissements et injonctions médiatiques de l‟entre-deux-tours, le FN a encore gagné des voix au second tour. La publication des sondages, remarque Frédéric Bon, faisant le point sur les différentes études menées à ce sujet, peut avoir des effets tellement variés (effet nul, mobilisation, abstention, modification de l‟intention de vote, affirmation d‟une opinion préalable) qu‟on ne peut en aucun cas lui attribuer une influence claire ou univoque ; « Tel est bien le danger des sondages, conclut-il : non de douteuses influences sur l‟opinion, mais un usage abusif et incontrôlé dans la classe politique, et des interprétations fantaisistes dans une presse mal informée »4.

« Le sondage, plaide Jérôme Jaffré dans un entretien avec Joseph Vebret, n‟est pas un pronostic, il n‟est pas davantage une assurance tous risques pour la rentabilisation des carrières politiques »5

. Selon lui, les stratégies d‟ajustement du vote par rapport aux sondages, même si elles ne concernent qu‟une petite fraction de l‟électorat, condamnent inévitablement les sondages à l‟erreur. « Ils n‟ont pas pour fonction de figer les choix mais au contraire de suivre les évolutions », poursuit-il. Dès lors, la question qui se pose n‟est pas tant de savoir si les sondages ont « mal mesuré » les scores des candidats, que de savoir ce qu‟ils

1 Libération, 22/04, art. 17. 2

Le Figaro, 22/04, art. 18.

3 Ibid.

4 Frédéric Bon, « Les sondages influencent-ils l‟opinion ? », dans Les sondages peuvent-ils se tromper ?, Paris, Calman-Lévy,

1974, p. 194.

5

Joseph Vebret, « “Les sondages mesurent l‟opinion, ils ne la créent pas”. Un entretien avec Jérôme Jaffré, vice-président de la Soffres [sic] », dans Médiaspouvoirs n°38, « Les médias font-ils l‟élection ? » 2e trimestre 1995, Paris, p. 81.

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mesurent effectivement. Or ce sont les journalistes qui s‟acharnent à présenter les sondages comme des prévisions ; plutôt que d‟en user comme d‟un outil éventuellement utile à une analyse des mouvements politiques de fond, ils se bornent à commenter quotidiennement, sans aucun recul, des variations minimes censées justifier leurs propres préjugés. Comme le remarque très justement Emmanuel Rivière, « il est des précautions oratoires, et des précautions intellectuelles. Lorsque l‟on commente comme un événement significatif une baisse d‟un point du score d‟un candidat, est-ce que cela ne signifie pas implicitement, pour [le lecteur], que ceux qui restent à 6 ou 8 points des deux favoris sont définitivement hors course ? »1. Bref, les sondages ne sont pas considérés comme un outil d‟explication, mais comme l‟explication en soi, ce qui n‟empêche pas les journalistes de transformer leurs propres erreurs en reproches adressés aux sondeurs, comme on peut le constater par exemple dans la fin de l‟article de Pierre Le Hir :

« Stéphane Rozès, directeur du département opinion de CSA, assure au contraire que son institut a appliqué “le facteur de correction le plus fort” aux intentions de vote en faveur du FN. Il se refuse à faire l‟autocritique des sondeurs qui, rappelle-t-il, établissent “des photographies de l‟opinion et non des prévisions”2. Il est vrai qu‟ils avaient plutôt bien “photographié” les mouvements de la plupart des candidats […]. En laissant toutefois hors champ l‟événement majeur du scrutin » (fin de l‟article).

La critique du journaliste, non seulement est dure, mais injustifiée, et se refuse à admettre la définition même que les sondeurs donnent à leur travail. Les sondeurs avaient au contraire très bien enregistré la « montée » de Le Pen, l‟ « erreur » se situe davantage dans l‟interprétation médiatique des chiffres ; les journalistes, s‟ils avaient bien voulu tenir compte des fourchettes induites par les marges d‟erreurs prévues, disposaient de tous les éléments pour envisager la possibilité de voir le FN se qualifier pour le second tour. Et ce ne sont pas les « indécis » qui ont bouleversé la donne, comme les journalistes s‟accordent à le dire ; les indécis « ont voté à peu près comme l‟ensemble des électeurs, explique Emmanuel Rivière, et ils déclarent même avoir un peu moins choisi Le Pen »3.

Ce sont encore les journalistes qui, chassant d‟un revers de main les réserves des sondeurs, habillent de certitude les extrapolations qu‟ils se permettent sur les mouvements de ces sondages. En outre, c‟est de leur choix que relève la sélection exclusive des deux favoris pour la publication des pronostics pour le second tour, de même que la création des titres qui, valorisant un seul aspect du sondage, tend à minimiser sinon effacer ses autres aspects : titrer « 41% des Français n‟ont pas définitivement choisi »4 ou

1 Emmanuel Rivière, « Les sondages peuvent-ils se tromper sans nous tromper ? Retour sur les enquêtes d‟intentions de vote

lors des élections présidentielles et législatives de 2002 », dans Revue politique et parlementaire n°1020-1021, (spécial), « Élections 2002 : quelles logiques ? », Paris, décembre 2002, p. 79.

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Nombre d‟auteurs, dont Pierre Bourdieu et Patrick Champagne, ont démenti l‟idée que les sondages puissent même être une « photographie » de l‟opinion ; ainsi l‟explique Emmanuel Rivière : « Les sondages d‟intentions de vote ne photographient rien, ils procèdent à une simulation, car tant que les gens n‟ont pas voté, le rapport de force électoral n‟existe pas. Ce qui existe, ce sont des électeurs décidés à aller voter pour tel ou tel, des électeurs décidés à ne pas aller voter, et […] des électeurs indécis. Rassembler tout cela en une série de pourcentages dont le total fait 100, ne peut s‟apparenter à une photographie ». E. Rivière,

op. cit., p66. Les sondages ne rendent pas compte d‟une réalité préexistante, mais créent littéralement leur objet. En outre l‟

« opinion » est mouvante, sans cesse en évolution, et la fixité des pourcentages ne peut en rendre compte par elle-même, si elle ne s‟assortit pas d‟un commentaire éclairé.

3

E. Rivière, op. cit., p. 66. (L‟auteur déduit cette affirmation d‟une série de sondages post-électoraux).

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« Le Pen (14%), troisième homme fort »1 ne revient pas exactement au même. Ce sont toujours les journalistes enfin qui sont responsables de la présence ou non de fiches techniques informant notamment des marges d‟erreur et des non réponses2

, dans leur journal. Or, souligne Philippe Méchet, au sujet d‟une proposition d‟intégrer les refus de répondre dans les pourcentages des tableaux publiés :

« les journaux ne veulent pas de ce genre de présentation, tout comme ils n‟ont pas voulu en 1995 publier de fourchettes [des marges estimées pour chaque candidat plutôt que des pourcentages fixes]. Car c‟est le sondage donnant des chiffres sensationnels qui est repris et dont on parle. C‟est aussi cela que les journaux recherchent »3.

Non, on ne peut pas dire, pour toutes ces raisons, que les sondages se soient « trompés », et ce d‟abord parce qu‟ils ne prétendaient pas « prédire » quoi que ce soit. Il est même assez remarquable qu‟ils affichent des chiffres aussi proches finalement du résultat du scrutin, compte tenu de l‟effet de « vote honteux » qui frappe les électeurs du FN, ces derniers étant peu enclins à se déclarer aux sondeurs4. On comprend toutefois qu‟il soit commode, pour les journalistes, de s‟exonérer de leur responsabilité en jetant l‟opprobre sur les sondeurs, évitant ainsi de s‟interroger à la fois sur l‟intérêt de publier quotidiennement ces sondages, et sur les effets de l‟usage qu‟eux-mêmes en font. Significativement, le nombre de sondages publiés dans la presse se réduit considérablement durant l‟entre-deux-tours5, soufflant ainsi à l‟oreille du lecteur tout le mal qu‟il convient de penser des sondeurs et de leur travail.

3. La « menace Le Pen »