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Un pouvoir d’influence

CHAPITRE 3 : LA CONSTITUTION DU CORPUS

3. Pertinence du choix de la presse écrite

Dans un contexte de crise de la presse écrite en perpétuelle baisse d‟audience depuis l‟apparition de la télévision qui réalise l‟évolution inverse, sur fond de croissance des nouveaux médias dits « numériques », on peut s‟interroger sur la pertinence du choix d‟un corpus constitué d‟articles de journaux. Outre les raisons pratiques évidentes pour l‟analyse et l‟inclination personnelle qui ont motivé ce choix, la presse semble de plus en plus oubliée des chercheurs qui l‟ont, pour ainsi dire, enterrée vivante, obnubilés par la toute-puissance du petit écran. Or le public n‟aborde pas ces deux médias avec les mêmes yeux, et ne leur accorde pas le même crédit ; la crédibilité d‟un média n‟est pas fonction de son taux d‟audience. Évitons d‟endosser la croyance des politiques en l‟impact décisif de la télévision, alors même que les électeurs se plaignent de la « peopolisation » de la politique et du manque de réflexion dans les émissions. Malgré une diffusion plus faible que la télévision, la presse conserve ainsi un avantage en matière de crédibilité. En outre les journaux tiennent un rôle essentiel dans le débat d‟idées, car c‟est dans leurs colonnes et non à la télévision que s‟expriment les chroniqueurs et éditorialistes qui dictent la tendance et impriment le mouvement, en matière politique notamment.

Si l‟on en croit Roland Cayrol, les journaux restent généralement un facteur (conscient) décisif du choix électoral, à peine moins que la télévision. La presse aurait même plus de poids que la télévision dans le vote de certaines catégories socio-professionnelles (chez les « plus actifs », c‟est-à-dire les 35-50 ans, les cadres supérieurs et les professions libérales). Il note que même les « jeunes », habituellement peu friands de journaux, « font un effort pour s‟informer dans la presse à l‟occasion de scrutins décisifs », et conclut

1 Si le tirage au sort avait porté indistinctement sur l‟ensemble de la période électorale, le traitement de la campagne de premier

tour aurait été sous-représenté (vu que le nombre d‟articles pertinents est environ dix fois plus important après le 21 avril). Or on peut supposer qu‟il diffère sensiblement de celui de la campagne de second tour. L‟utilisation de la méthode des quotas permet d‟éviter ce problème, de même qu‟elle assure une égale représentation à chacun des trois quotidiens.

2 Maurice G. Kendall & B. Babington Smith, Tables of random. Sampling Number, Cambridge, Cambridge University, 1939.

Parmi d‟autres, ces chercheurs ont effectué des milliers de tirages de nombres au hasard, et ont publié les résultats de ces tirages ou « tables de nombres aléatoires ». L‟usage de cette table assure que l‟échantillon sera aléatoire tout en évitant le travail fastidieux du tirage au sort sur un grand nombre d‟éléments.

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que la presse écrite « assure […] à l‟évidence, une fonction irremplaçable dans la décision démocratique ». L‟auteur réfute au passage l‟idée que la presse serait un « média de classe » réservé aux élites ; elle serait au contraire un « média de masse » même si elle ne se diffuse pas de manière absolument égale dans toutes les catégories de population1.

Les quotidiens dits « de référence » conservent apparemment une image de bastion de la réflexion et du sérieux face à la dictature de l‟immédiateté et de l‟émotionnel imposée par la télévision. Cela tient sans doute, entre autres, aux potentialités du support et du dispositif : la presse, s‟inscrivant dans un temps plus long, impose un rapport distancié, tant à la production qu‟à la réception, et par là même favorise le recul et la réflexion. L‟organisation des éléments mis en page, perçus dans la simultanéité, répond à une logique de hiérarchisation mobilisant des facultés analytiques. Le lecteur est plus actif que le spectateur, la liberté de choix et l‟effort de reconstruction étant plus exigeant que la réception de la succession des images imposées par le dispositif télévisuel. Ce dernier serait, selon Patrick Charaudeau, performant dans la mise en scène du drame et de l‟intimité (en partie à cause de l‟effet de présence généré par l‟image en mouvement et la voix), mais peu adapté pour l‟analyse et l‟explication2.

Ces dispositions devraient faire de la presse écrite le lieu privilégié d‟approfondissement du débat et des enjeux politiques en période électorale, du développement des programmes des candidats, etc. puisque moins soumise aux impératifs de brièveté et de spectacularisation que la télévision. Concernant le traitement médiatique du FN, cela semble d‟autant plus important que l‟on a déploré maintes fois les capacités de Jean-Marie Le Pen à se rendre « maître du débat » en désarçonnant les journalistes par son sens de la répartie, à tirer parti de sa présence physique et de sa « gouaille » au détriment de son programme, à subjuguer par son sens du spectacle, etc. Simone Bonnafous souligne elle aussi cette « adéquation du style lepéniste au média aujourd‟hui dominant, c‟est-à-dire la télévision »3. La liste des talents d‟orateur qu‟on lui prête est longue, cependant de telles « qualités » devraient se révéler inefficientes dans les colonnes d‟un journal, où ne jouent pas les contraintes de l‟oralité et du direct. Or il apparaît que la presse, bien plutôt que de faire valoir sa spécificité, tend à suivre le mouvement imprimé par la télévision, sacrifiant l‟analyse à la mise en scène du « spectacle » politique. Partant du même constat, Jean-Claude Guillebaud déplore « l‟introuvable dissidence de la presse écrite »4, dissidence d‟autant plus regrettable que sur ce terrain, les imprimés ne pourront jamais concurrencer la télévision.

Nous disposons donc, pour notre analyse du discours de presse, d‟un corpus cohérent de 90 articles traitant du Front National, équitablement répartis entre trois grands quotidiens nationaux d‟information

1 Roland Cayrol, « Médias et choix électoral », dans Revue de l’Institut de Sociologie n° 1 et 2, Bruxelles, Éd. de l‟Université de

Bruxelles, 1995, pp. 19-29. D‟après les résultats d‟enquêtes menées auprès d‟électeurs sur quatre élections successives, de 1992 à 1995.

2 P. Charaudeau, Les médias et l’information, op. cit., p. 92. 33

Simone Bonnafous, « L‟arme de la dérision chez J.-M. Le Pen », dans Hermès n°29, « Dérision-Contestation », Paris, CNRS Éditions, mai 2001, p. 60

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généraliste « grand public », aux lignes éditoriales distinctes, et constituant l‟essentiel de la presse française dite « de référence ». Rappelons que ce corpus couvre deux périodes distinctes, celle de la campagne pour le premier tour, et celle de l‟entre-deux-tours, marquée par le traumatisme de la qualification de J.-M. Le Pen. L‟analyse de ce corpus devrait ainsi permettre de dégager les tendances dominantes en matière de traitement médiatique du FN, et de comparer les attitudes qui prévalent en situation dite « ordinaire », avec celles qui prévalent en situation de « crise », c‟est-à-dire aux lendemains de l‟événement du 21 avril 2002.