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Vu l‟impossibilité de la qualification de J.-M. Le Pen, il apparaît éventuellement bienvenu de lui donner sa voix afin de faire entendre son mécontentement aux deux favoris. Cette incitation est caricaturale, mais pourtant contenue en pointillés dans les discours médiatiques qui ont précédé le premier scrutin. Les publications régulières des intentions de vote ont donné lieu à des interprétations dont la

1 Emmanuel Rivière, « Les sondages peuvent-ils se tromper sans nous tromper ? Retour sur les enquêtes d‟intentions de vote

lors des élections présidentielles et législatives de 2002 », dans Revue politique et parlementaire n°1020-1021 (spécial), « Élections 2002 : quelles logiques ? », Paris, décembre 2002, p. 79.

2 E. g. « Jean-Marie Le Pen, évidemment, se dit confiant. “L‟affaire se jouera entre 17% et 18%, moi je monte vers 17% les

autres descendent vers 17%”, répète-t-il » (Le Figaro, 18/04, art. 11 [souligné par nous]) ; « En réalité, Jean-Marie Le Pen s‟enivre déjà des sondages qui, pour les derniers, lui accordent 13% et même 14% d‟intentions de vote […]. Et Jean-Marie Le

Pen de rappeler qu‟en 1995 on lui donnait 11% quand, finalement, il a recueilli 15% des suffrages » (Le Monde, 18/04, art. 8

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principale identifie le vote FN à une volonté de protestation ; Jérôme Jaffré affirme ainsi dans Le Monde (19/04, art. 9) qu‟il s‟agit d‟une forme de « critique » de Lionel Jospin, d‟un « vote-pression inventé par les électeurs pour bousculer une gauche trop gestionnaire et oublieuse de ses idéaux et une droite qui dénonce sans jamais agir quand elle en a le pouvoir ». La confusion entre l‟interprétation du résultat et la motivation à la base du vote n‟y est que trop flagrante, et joue presque comme une justification a priori. En plus de renforcer le sentiment de déchéance politique, ce type de déclarations se présente presque comme une invitation à voter pour le FN afin d‟exprimer son insatisfaction à l‟égard des politiques, déresponsabilisant du même coup les individus qui composent cet électorat présenté comme homogène et organisé en fonction d‟une intentionnalité unifiée.

L‟idée de « faire passer un message » par le vote peut paraître surprenante. Elle renvoie en fait à la double logique de l‟élection majoritaire à deux tours ; la logique de qualification est censée freiner les effets de la logique d‟expression, mais ne joue, selon J.-L. Parodi, qu‟à condition qu‟il y ait une concurrence réelle parmi les candidats, « incertitude sur au moins un des deux qualifiés » et surtout « mise en scène de cette incertitude » 1. Il n‟est nul besoin de préciser combien ces conditions ne se retrouvent guère durant la campagne de 2002, ce qui explique que la logique de message ait pris le pas sur celle de l‟élection dans un contexte de mise en scène de la certitude et de légitimation de l‟expression par le vote.

Encore fallait-il aussi que J.-M. Le Pen soit désigné comme moyen de faire passer ledit message. Nombreux sont les candidats qui se sont proposés comme « alternative » au jeu trop convenu des deux favoris, et parmi eux quelques-uns rassemblaient suffisamment d‟intentions de vote pour peser effectivement sur ce jeu. Il est vrai que le président du FN est habituellement présenté comme un « candidat anti-système » ou un « candidat protestataire » (et de « candidat protestataire » à « candidat pour lequel il faut voter si l‟on veut protester » il n‟y a qu‟un pas), cependant c‟est également le cas, à l‟autre « extrême », de la candidate « trotskiste » Arlette Laguiller. Si son parti Lutte Ouvrière bénéficie aussi d‟un traitement médiatique pour le moins marginalisant, aucun maire ne s‟est encore trouvé dans l‟obligation de démissionner pour lui avoir accordé sa signature2

. Sans doute les journalistes et politologues consacrés n‟exaltent-ils pas autant chez elle le « talent » extraordinaire reconnu à J.-M. Le Pen de « trouver une expression politique au ras-le-bol des Français à l‟égard des hommes politiques [qui] lui a permis de se rapprocher des gens qui se sentent éloignés du système » (Pascal Perrineau, Le Monde du 18/04, art. 8). Sans doute a-t-elle la faiblesse d‟être une femme, et de ne pas posséder le « charisme » et les redoutables vertus médiatiques de l‟orateur frontiste. Sans doute aussi Trotski a-t-il été moins marquant pour la France que Hitler, et le succès est-il à la mesure de l‟injure.

1

J.-L. Parodi, « L‟énigme de la cohabitation, ou les effets pervers d‟une pré-sélection annoncée », op. cit., pp. 496-497.

2

Philippe Depalle, « Dans la Nièvre, un maire a dû démissionner pour avoir accordé sa signature à M. Le Pen », Le Monde, 19 avril, p. 11 (art. 11).

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S‟est ainsi créé un lien presque organique entre les différentes crises ou malaises sociaux et le président du FN, médiatiquement construit comme baromètre de la santé de la société française. J.-M. Le Pen apparaît partout comme l‟incarnation même, le « symbole de la crise politique et sociale », selon un principe de vases communicants : « lorsque [la société] va mal, Jean-Marie Le Pen va aussitôt beaucoup mieux »1. D‟où l‟usage de tout un appareil lexical du registre de la mort, attribuant plus exactement au président du FN une image de charognard : animé d‟un « opportunisme morbide », le « glaneur des fruits du malheur et des épreuves » se « nourrit des peurs et des angoisses » des Français, « ramasse » des voix lorsqu‟il ne s‟agit pas d‟une « récolte funèbre » grâce aux cinq cent « signatures fatidiques » qui l‟ont qualifié pour la campagne et qui risquent de « sonner le glas » de la démocratie. Les votes effectivement mus par une volonté de protestation ont trouvé là un candidat de choix.