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L’image des favoris : de l’austérité au mensonge

Étant donnée l‟importance du rôle de l‟identification, sur laquelle nous avons maintes fois insisté, notamment en raison de la prépondérance de la mise en scène et de la personnalisation de la campagne, il importe de résumer, en quelques lignes, l‟image des deux principaux candidats, telle qu‟elle est construite dans les colonnes des journaux étudiés. Nous nous référerons, quant à la caractérisation de ces images, aux différentes catégories de l‟ethos politique définies par Patrick Charaudeau1

.

L‟image de Lionel Jospin renvoie globalement à un ethos de crédibilité, comportant fort peu d‟éléments d‟identification. En particulier, son sang-froid, sa capacité de travail, sa mesure, son absence de frivolité, sa conscience des contraintes et son bilan positif lui construisent un « ethos de sérieux », appréciable si ce dernier ne comportait une limite, celle de l‟austérité, apparemment franchie par le candidat : « le sévère Monsieur Jospin »2, « l‟amoureux angoissé »3 paraît « ennuyeux à mourir »4; il est « jugé rigide et sévère »5, « assommant et doctrinaire »6. Son ethos de vertu, installé grâce à une personnalité dite « gentil[le] », « sincère » et « honnête » le servirait mieux si le candidat socialiste ne donnait l‟impression de se laisser influencer sinon guider par son entourage, ses conseillers en communication, les sondages d‟opinion et les pressions extérieures7

. À cette image de faiblesse se superpose une apparente maladresse stratégique dans sa façon de mener la campagne: après avoir estimé que le candidat n‟était pas assez ancré à gauche, en particulier lorsqu‟il a affirmé que son programme n‟était « pas socialiste », on remarque son « brutal virage à gauche »8

, concluant à une « stratégie zigzagante »9 ou au « flou conceptuel »10 de sa campagne. L‟ethos de crédibilité de Lionel Jospin trouve donc ses limites en lui-même, l‟austérité et la faiblesse, et est gâché par une inconstance perceptible qui le rend peu fiable.

Jacques Chirac s‟avère presque le négatif de son premier ministre ; son ethos est clairement marqué du côté de l‟identification, tandis que sa crédibilité est mise à mal par, essentiellement, la mise au jour de son implication dans des affaires de corruption, et un bilan plutôt moyen. Il est difficile de faire croire qu‟on fera demain ce qu‟on n‟a pas fait hier ; c‟est un des problèmes qui affecte en général l‟ethos de compétence des candidats sortants, Jacques Chirac en particulier, au point que l‟on puisse le qualifier de

1 P. Charaudeau, Le discours politique, op. cit., pp. 91-129. Les différents ethos politiques définis par l‟auteur se répartissent en

deux grandes catégories que sont d‟une part les « ethos de crédibilité », et d‟autre part les « ethos d‟identification ».

2 Libération, 11/04, art. 2. 3 Id. ibid. 4 Libération, 11/04, art. 5. 5 Le Monde, 20-21/04, art. 15. 6 Ibid. 7

E. g. « Lionel Jospin fait campagne exactement comme il a gouverné, au gré des sondages lui aussi, sensible aux moindres vagues de l‟opinion, laissant plus qu‟à son tour le gouvernail aux mains des agents marketing et autres techniciens de la com, ayant lui aussi oublié depuis trop longtemps le cap pour parler de projet politique. » (Libération, 11/04, art. 2).

8

Notamment dans Le Figaro, 20-21/04, art. 14.

9

Ibid.

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« pilote sans boussole »1 pour la façon dont il a mené le pays durant sa présidence. Le président sortant, « en délicatesse avec la vérité »2, a ainsi été baptisé « Supermenteur » par les Guignols de l‟Info, avant que que ce sobriquet ne soit gaiement répercuté dans la presse écrite. Jacques Chirac, à l‟instar de Lionel Jospin, paraît inconstant notamment à cause de la centralité du thème de l‟insécurité dans sa campagne, choix regardé comme une stratégie destinée à faire « monter » le FN pour récupérer ses voix d‟une part, et à « déstabiliser Jospin » d‟autre part. Mais il paraît que cette stratégie convenait mal à l‟image que l‟on se faisait par ailleurs du président. Si l‟image de Jacques Chirac semble souffrir d‟un problème de crédibilité, elle n‟en conserve pas moins les qualités apparentes qui lui construisent un ethos d‟humanité assez fort : « sympathique », « chaleureux », énergique et doté d‟une capacité d‟écoute importante en politique.

Conclusions

L‟image des candidats à la présidentielle, de même que leur crédibilité, est soumise à rude épreuve. Au-delà des favoris, nous l‟avons vu, c‟est l‟ensemble de la classe politique qui est discréditée, de façon absolument systématique, et le système politique tout entier qui paraît en crise. Aucun article n‟y fait exception ; l‟ensemble des journalistes sacrifient un esprit critique mesuré aux mêmes stéréotypes négatifs caricaturaux, généralisant abusivement sur le mode « tous les mêmes » ou plutôt « tous pourris ». Ces jugements très durs sont régulièrement énoncés sur le ton du constat factuel, se présentant ainsi comme des vérités indéniables et non des appréciations plus ou moins subjectives. Plus souvent encore, le fort discrédit qui pèse sur la classe politique est réfugié dans des « lieux indiscutables » du discours (comme par exemple des propositions relatives, qualificatives ou définitoires), lieux d‟un savoir censé être partagé avec le lecteur, et il s‟impose alors avec la force du présupposé.

La représentation générale de la politique dans l‟ensemble du corpus étudié est celle d‟un système « usé », « affaibli », « archaïque » et « impuissant » dans le nouveau contexte européen3 ; d‟une classe politique « sclérosée », « incapable », « vieillissante » et « rétrograde », « soumise à la démagogie et aux groupes de pression » ainsi qu‟à l‟emprise de la communication, « hypocrite » et « coupée du peuple », sacrifiant le débat d‟idées à « l‟image », la « langue de bois » et le « politiquement correct », sacrifiant enfin la conviction politique à la stratégie électorale. On voit que le discrédit ne repose pas sur tel ou tel point d‟un programme particulier, mais sur des généralités qui tendent à construire une image globalement très négative du système politique et des candidats qui en font partie. La crédibilité des candidats, écrit

1 Libération, 11/04, art. 2. 2 Libération, 11/04, art. 5. 3

Les craintes d‟impuissance de la politique nationale dans un contexte européen réfèrent notamment aux conséquences de la mondialisation de l‟économie, à la perte du contrôle des frontières nationales en matière de circulation de biens et de personnes, bref à la soumission aux contraintes et lois supranationales, sur lesquelles l‟État français n‟aurait plus de contrôle.

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Gérard Leblanc, dépend de la confiance qu‟on a en eux, mais cette confiance n‟exige pas de preuves : le discours « se résorbe dans la mise en scène de l‟image qui doit ou devrait inspirer confiance »1. Il semble alors que l‟image d‟hommes politiques dont on ne cesse de souligner l‟écart entre ce qu‟ils sont et ce qu‟ils disent – le discours ne renvoyant apparemment qu‟à une stratégie de communication et non à une conviction personnelle – ne peut susciter que la méfiance.

Le discrédit de chacun des candidats peut également ne reposer sur rien du tout, mais se déduire simplement du type de médiatisation des citations politiques. Ainsi le choix du verbe introducteur, par exemple, peut-il influer fortement sur le sens global du propos rapporté, jusqu‟à la disqualification de l‟énonciateur d‟origine. Or le traitement des propos politiques semble régi par une logique du dévoilement, bien qu‟on ne précise pas toujours ce que ces propos dévoilent effectivement, l‟essentiel étant de faire sentir que le discours n‟est que stratégie, que l‟apparence est toujours trompeuse. La prégnance de la métaphore théâtrale, que nous avons mentionnée, dans la désignation des politiques, n‟est pas étrangère à cette logique. Derrière le jeu d‟apparences factices de la scène politique, il y a des coulisses où se dissimule la vérité des candidats. Il importe, pour le journaliste, d‟afficher qu‟il n‟est pas dupe, même s‟il ne connaît pas toujours l‟envers du décor.

Cette nécessité pour l‟instance médiatique de se distancier de la politique, afin de marquer la séparation qui garantit son indépendance – et donc sa légitimité – explique la récurrence de verbes appliqués aux candidats tels que « dissimulent », « se prétend », « ne peut masquer », « veut faire croire », « se dit persuadé », etc. Ces verbes introductifs sont régulièrement précédés de propositions censées révéler l‟intention, nécessairement cachée, qui a motivé le propos cité, comme « soucieux de corriger la fâcheuse impression […] », « lassé d‟être épinglé […] », « dans son effort de paraître […] », etc. Ces propositions renvoient souvent à la stratégie de contrôle de sa propre image par le candidat.

Concernant encore le traitement des citations, le procédé le plus commun est celui de la citation amalgame, c‟est-à-dire que le discours de l‟énonciateur politique est pris dans celui du journaliste, rapporté en discours indirect et sans guillemets, si bien qu‟il est difficile pour le lecteur de distinguer la part de discours qui revient à chacun des deux énonciateurs. Cet amalgame est un outil efficace de la logique du dévoilement, car il permet d‟affirmer l‟intention cachée sans que l‟on puisse savoir s‟il s‟agit d‟une affirmation du candidat ou bien d‟une déduction, voire d‟une projection du journaliste. Cela permet de parler, sans nécessité de vérification, des « sentiments », « espoirs », « craintes » ou « objectifs secrets »2 des candidats, ou encore de leur stratégie et calculs: on peut ainsi affirmer, par exemple, que Jacques Chirac a choisi le thème de l‟insécurité dans sa campagne, non parce qu‟il pensait qu‟il s‟agissait d‟un enjeu important, mais bien pour « déstabiliser son adversaire » ; pour faire monter le FN et ainsi récupérer

1

G. Leblanc, « La décision des indécis », op. cit., p. 27.

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la moitié de ses voix au second tour1. On retrouve toujours cette idée de décalage entre ce qui est montré et un réel caché : parlant du camp des chiraquiens, Raphaëlle Bacque écrit qu‟ils se sont « réunis pour afficher leur entente et masquer la compétition qui les oppose »2. Ce type d‟affirmation alimente par ailleurs l‟idée de complot des « grands », tout en donnant au lecteur l‟impression qu‟il est informé par un témoin de première main, un informateur privilégié et omniscient qui semble savoir, parfois mieux que les candidats eux-mêmes, ce que ces derniers ressentent ou ce qui les motive.

On devine, à travers de telles manipulations des citations, l‟ambiguïté qui marque effectivement la relation des journalistes aux hommes politiques : il y a entre eux à la fois des éléments de proximité et de connivence, et une nécessité pour le journaliste de se distancier, d‟afficher son indépendance à l‟égard des pouvoirs. L‟homme politique est présenté dans le discours médiatique comme un actant, c‟est-à-dire comme une partie ayant un intérêt à ce qu‟elle dit, et dont la parole ne peut donc être abordée sans méfiance puisqu‟elle est probablement subjective et intéressée. D‟un autre côté, les hommes politiques constituent la source principale des informations du journaliste, qui n‟a guère le temps de vérifier les propos et de recouper ses sources, et encore moins d‟enquêter. Ceci explique l‟ambiguïté du discours journalistique, qui met en doute les propos des candidats, tout en reprenant à son compte non seulement les termes, mais les concepts et le corps des analyses effectuées par les acteurs politiques. Par exemple, l‟idée d‟un débat « monopolisé » par le « duel factice » de la gauche et de la droite est, à l‟origine, une attaque partisane à l‟encontre des deux favoris émise par Jean-Pierre Chevènement, afin de mettre sa propre candidature en valeur ; on connaît l‟écho qu‟a rencontré cette affirmation, déclinée sous toutes ses formes et assumée par les médias, alors même qu‟il est clair que deux hommes ne peuvent monopoliser le débat par la seule force de leur volonté. Pareillement, la fameuse question du « troisième homme » est une variante d‟un concept proposé par François Bayrou qui, reprenant l‟idée de Tony Blair, proposait une « troisième voie »3, espérant par là se poser comme une alternative aux deux « géants » de la campagne.

Les reproches que les médias adressent aux politiques sont, finalement, les reproches qu‟ils pourraient s‟adresser à eux-mêmes ; les médias sont en fait impliqués dans la plupart des problèmes qu‟ils attribuent à l‟instance politique. Jacques Chirac et Lionel Jospin se seraient accaparé l‟espace de débat ? Mais ce sont les médias qui attribuent un espace de visibilité et de parole à chacun des candidats. Les candidats mettraient trop en avant leur image, au détriment des idées ? Mais il n‟appartient qu‟aux

1

E. g. « En agitant ces thèmes [l‟insécurité et l‟immigration] au moment des municipales de 1983, la droite avait favorisé la première percée de l'extrême droite. En 2002, elle prend le risque de la revivifier pour mieux déstabiliser le candidat socialiste, en espérant bénéficier de meilleurs reports de voix au second tour, malgré l'hostilité personnelle du vieux leader d'extrême droite envers le président sortant. Calcul cynique sans doute mais qui rappelle l'utilisation en 1988 par Mitterrand du droit de vote aux étrangers pour favoriser la montée de Le Pen au détriment de ses rivaux de droite » (Le Monde, 19/04, art. 9).

2 Le Monde, 18/04, art. 7.

3 Stéphane Waffo, « Et s‟il s‟appelait tout simplement Bayrou ? », dans Agora Vox,

http://www.agoravox.fr/article.php3?id_article=10103, [page consultée le 02/05/2007] ; « François Bayrou », dans Encyclopédie

Universalis, http://www.universalis.fr/corpus.php?dref=426&nref=200704-election/T060019.htm, [page consultée le 02/05/2007].

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journalistes de corriger la tendance en refusant de se faire le relais de la publicité politique, et en lui préférant la discussion des programmes. Jacques Chirac aurait fait le jeu de Le Pen en insistant sur le thème de l‟insécurité ? Mais la saillance de cette problématique ne dépend certainement pas du président sortant, non plus que l‟association de ce problème à la compétence exclusive de J.-M. Le Pen. Les politiques accorderaient une trop grande importance aux sondages ? Mais cette attention paraît bien naturelle dès lors que ces sondages constituent l‟essentiel de l‟information et l‟instrument principal du (dis)crédit des politiques proposé dans les journaux, l‟évolution des sondages étant présentée comme le résultat direct des actions et discours politiques. La liste pourrait être longue encore, mais suffit à faire voir que, si les griefs exprimés par les médias à l‟égard des politiques sont en partie justifiés, ces mêmes médias ne sont pas étrangers aux phénomènes qu‟ils dénoncent, et leurs accusations apparaissent avant tout comme une façon de se blanchir, de se prémunir contre les reproches qu‟on pourrait éventuellement leur faire. Ce jeu de distanciation par les médias relève enfin de l‟autolégitimation, affichant une crédibilité toute démocratique qui masque la logique de captation à laquelle ils répondent.

2. Le « troisième homme » : Jean-Marie Le Pen

L‟espace rédactionnel consacré au candidat du FN durant la campagne de premier tour est dérisoire proportionnellement à celui occupé par les deux favoris, en regard surtout du nombre d‟intentions de vote que les sondages lui reconnaissent. Lorsque par hasard son nom apparaît au détour d‟une phrase, l‟occurrence semble surtout destinée à entretenir une connivence avec le lecteur qui est supposé partager le jugement très négatif contenu dans l‟allusion1

. Le caractère détestable de la politique du FN est présupposé connu, il n‟y aurait dès lors plus rien à en dire : pas une seule ligne, ou presque, sur le programme de J.-M. Le Pen. Si la semaine précédant le premier tour du scrutin le voit faire quelques titres, on n‟y traite pas davantage de ses idées politiques : faire état des joutes injurieuses qui l‟opposent à Bruno Mégret, ironiser sur ses rêves de grandeur ou décrire le pittoresque de ses mises en scènes apparaît bien plus divertissant.

1

E. g. « Vers la droite, passant vite sur le centre mou, vous ne trouvez plus à leur montrer [à « vos amis étrangers »] que Le Pen, vieux démagogue éructant, privé d‟une bonne part de ses troupe par son âme damnée, Mégret, petit Goebbels ignare. » (Libération, 11/04, art. 2).

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