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Racistes et angoissés

2. Persistance des travers de l’objectivisme

« La conception objectiviste de la déontologie énonciative considère l‟expression de l‟émotion comme irrationnelle et illégitime. L‟équité des dires dépendrait essentiellement de l‟impartialité de l‟énonciateur. Il existe cependant des événements exceptionnels qui requièrent et justifient la dérogation à ces “lois”. Ce qui est alors suspect et condamnable, c‟est l‟impassibilité perçue comme une forme de complicité avec l‟inacceptable. L‟énonciateur n‟est plus sommé de dominer ses passions. Il faut qu‟il dise explicitement son indignation » (Roselyne Koren)2

.

Le parti-pris clairement affiché par la presse durant la campagne du second tour, bien qu‟il se distingue apparemment radicalement de la position d‟ « objectivité » qui prévalait avant le 21 avril, n‟en

1 E. g. « Non, il ne s‟agit pas de jouer la coquetterie, d‟hésiter, de penser » (Le Monde, 02/05, art. 27) ; « Il ne s‟agit plus de

réfléchir, mais d‟agir » (Libération, 26/04, art. 23) ; « Ces idées-là se combattent, elles ne se débattent pas. Elles se réfutent, elles ne s‟échangent pas » (Le Monde, 23/04, art. 20).

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échappe pas moins à certains des travers de l‟ « objectivisme » que nous avons relevés. Curieusement, l‟énonciateur n‟assume pas davantage sa subjectivité, bien que celle-ci soit très visible ; il substitue simplement à l‟évidence des Faits une évidence Morale, et fait ainsi passer, encore, l‟opinion d‟un groupe pour une Vérité indiscutable et universelle. C‟est ainsi que le parti-pris subjectif des journalistes s‟assortit d‟une série de dénégations : « Ce n‟est pas une question d‟opinion ou de choix personnels. C‟est une question de principe. C‟est une question d‟humanisme »1 ; « il s‟agit bien d‟un devoir, il n‟y a pas le choix »2 ; « n‟incriminons personne, mais constatons »3. Ce n‟est pas le journaliste qui s‟exprime, mais bien une abstraction, une sorte de Morale Suprême à laquelle le journaliste prêterait simplement sa voix.

Ce désengagement est notamment permis, ainsi que nous l‟avons vu, par un maniement particulier des pronoms : l‟usage fréquent du « on », du « nous »4 et du « il » impersonnel, renvoyant au tiers symbolique « France », permet la confusion des interlocuteurs. Le lecteur est en quelque sorte inclus dans l‟espace d‟énonciation ; il est comme co-énonciateur d‟un discours collectif et, à la limite, universel. L‟univocité des innombrables paroles qui sont rapportées dans le discours de presse renforce cette impression : que l‟on soit journaliste, politique, médecin, évêque, sportif, artiste ou simple électeur, le discours est invariablement le même.

Cet effacement de l‟énonciateur interdit la remise en question de son discours par un lecteur dont la critique devrait s‟adresser, non pas à l‟auteur individuel de l‟article, mais à l‟infinie collectivité qui le porte. Le lecteur qui ne s‟associerait pas à cette voix unanime se voit alors non seulement exclus de l‟interaction avec le journal, mais disqualifié en tant qu‟il ne ferait pas partie de la collectivité qui s‟y exprime. Cette exclusion pourrait entraîner chez le lecteur un désir de repli sur soi, aussi bien qu‟un sentiment de marginalité dont on sait où il pourrait trouver refuge. Rappelons que la marginalisation du FN peut produire, pour les électeurs qui, se sentant également marginalisés, s‟y rallient, le sentiment rassurant d‟enfin appartenir à un groupe, à une communauté.

1 Le Monde, 22/04, art. 17. 2 Le Monde, 02/05, art. 27. 3 Le Monde, 23/04, art. 20. 4

Lorsque, exceptionnellement, le discours de presse présente un « je », ce « je » est immédiatement suivi d‟un « nous » auquel il s‟associe. De cette façon, le « je » du journaliste ne s‟affirme que comme partie d‟un énonciateur infiniment plus vaste, énonçant un discours collectif dont il n‟est en aucun cas l‟auteur exclusif et responsable.

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3. Conclusion

Il est remarquable que le « moralisme » journalistique de l‟entre-deux-tours contribue à faire du discours de presse un « discours propagandiste » tel que défini par Patrick Charaudeau1. Selon lui, le discours propagandiste est une « incitation à faire », et est invariablement « marqué au sceau de la

tromperie : ce qui constitue le but du sujet communiquant […] est relégué, dans la mise en scène

langagière, au rôle de simple auxiliaire de la quête du destinataire, laquelle est toujours imaginaire ». Il est vrai que le discours de presse de l‟entre-deux-tours tend à occulter l‟objectif du « vote Chirac » derrière la mise en scène d‟une finalité plus exaltante : « sauver la République » et la « démocratie ». Pour que l‟incitation soit efficace, « il faut, poursuit Patrick Charaudeau, que le destinataire considère que la quête suggérée le concerne et il faut qu‟il soit persuadé que l‟acte qu‟il doit accomplir est le seul […] qui lui permette de la réaliser », d‟où la nécessité de « stratégies persuasives ». L‟auteur en relève quatre : la dénonciation du mal et la révélation du bien ; la construction d‟un héros collectif ; l‟effet de sérieux ; l‟effet de vérité.

En dénonçant le Mal, le discours de presse révèle le Bien, et se donne ainsi les moyens d‟atteindre le plus grand nombre en répondant à un « fantasme collectif de purification », tout en se plaçant dans une position de « bienfaiteur ». Ensuite, le lecteur est inclus, via l‟usage du « nous » et du « on », dans un corps social abstrait appelé à devenir le héros du « salut de la République ». Le discours de presse n‟en produit pas moins un effet de sérieux, via une apparence de crédibilité et de rationalité, et un effet de vérité via la présentation de « faits », de dates, de références à des experts, etc. « Doté imaginairement d‟un pouvoir

faire », le lecteur pris dans un univers manichéiste serait finalement, par obligation morale, « condamné au devoir faire ».

Il semble donc que le traitement de la campagne médiatique du second tour se révèle, à bien des égards, manipulatoire, ce que tend à confirmer l‟analyse argumentative2 du corpus. Nous avons vu que la force persuasive du discours de presse reposait essentiellement sur un amalgame cognitif associant à la fois le FN au nazisme et au fascisme, et le mouvement « anti-FN » à la Résistance. Ce premier amalgame, en raison de la charge émotionnelle liée à la nature de l‟association, se double d‟un amalgame affectif, appuyé par le recours que fait régulièrement l‟énonciateur à l‟autorité et à la peur. De même, l‟appel à une action collective de « salut » ou l‟usage de « mots-chocs » tels que « démocratie » et « fascisme » tendent à créer des réflexes conditionnés, de type pavlovien, et à proscrire de cette façon toute réflexion.

En définitive, les techniques « propagandistes » du discours ne semblent persuader, la plupart du temps, que les (é)lecteurs préalablement acquis à leur cause, à moins qu‟elles ne soient tellement

1

Patrick Charaudeau, « Le discours propagandiste », dans Le Français dans le monde, n°182, janvier 1984, pp. 100-103.

2

D‟après les catégories d‟arguments définies par Philippe Breton dans Ph. Breton, L’argumentation dans la communication, op.

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visiblement « manipulatoires » à leurs yeux que ces (é)lecteurs n‟en viennent à devenir méfiants, et peut- être à mettre en doute ce dont ils étaient auparavant convaincus. En outre, les (é)lecteurs que le discours médiatique ne convainc pas peuvent difficilement critiquer celui-ci d‟une manière rationnelle, parce que ce discours occulte ses propres présupposés, que son raisonnement repose sur des amalgames, et qu‟il substitue à l‟effort d‟argumentation l‟autorité de l‟injonction. On ne peut opposer de contre-arguments à un discours qui se passe d‟arguments. Il n‟y a alors aucune place pour la nuance ; un tel discours de presse ne peut être qu‟admis ou rejeté.

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CONCLUSIONS

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CONCLUSIONS

Il n‟est guère besoin d‟insister encore, au terme de cette double analyse, sur l‟effectivité de la contribution du discours de presse à la construction symbolique du phénomène Le Pen. Nous avons pu constater également que les stratégies de dénonciation mises en place dans la « crise » de l‟entre-deux- tours ne faisaient finalement que renforcer les mécanismes installés par les discours médiatiques précédant le 21 avril 2002, et radicaliser les effets « indésirables » de légitimation et de crédibilisation du président du Front National. Or, rappelons-le, ces mécanismes ne se comprennent que dans le cadre de phénomènes plus vastes, étroitement liés aux fins contradictoires de crédibilité et de captation médiatiques ; notamment l‟extrême personnalisation du politique, la mise en scène manichéiste de l‟information, la réduction et la simplification des enjeux publics, le discrédit généralisé des hommes politiques, la dramatisation de la situation nationale (notamment en matière d‟insécurité), l‟objectivisme et le moralisme énonciatifs, la mutation du journaliste en porte-micro, l‟usage – ou plus exactement le mésusage – débridé des sondages, etc.

En dépit des tentatives de minimisation du Front National, les journalistes tendent à grandir le personnage de Jean-Marie Le Pen. Le discrédit systématique de sa personne fait apparaître ses succès d‟autant plus extraordinaires, ce qui conduit à lui en attribuer le mérite exclusif et à le faire voir comme puissant. Ensuite, l‟invariable mise en doute de ses propos, en particulier de ses « prévisions », transforme celles-ci en « prédictions » dès lors qu‟elles se réalisent, ce qui semble presque relever du surnaturel. Par ailleurs, l‟ampleur des moyens mobilisés à contrer le président du FN laissent entendre que l‟adversaire est à la mesure de ces moyens autant que des « combattants ». L‟usage enfin que font les journalistes des propres termes et expressions de J.-M. Le Pen l‟érigent de facto en une « référence », tandis que la récurrence de néologismes créés à partir de son nom (« Lepénie », « lepénisme », « lepénien », etc.) contribue à lui construire une effigie.

Jean-Marie Le Pen apparaît non seulement puissant, mais aussi crédible. Notamment, la définition dramatique qu‟il propose de la situation sociale et le tableau noir qu‟il dresse de la gent politique ne diffèrent guère de ce que nous propose le discours de presse. Si de surcroît les journalistes endossent ses explications, si J.-M. Le Pen apparaît comme sincère et authentique, si enfin les stratégies des autres candidats se concentrent apparemment sur sa personne, et qu‟ils fondent leur programme sur les thèmes qu‟il défend depuis toujours, c‟est que J.-M. Le Pen est apparemment plus lucide, plus digne de confiance, et plus capable que n‟importe quel autre candidat de régler les problèmes de la France. Si on lui reconnaît enfin cette position centrale dans le jeu politique, s‟il tient le rôle de celui qui « ose mettre le doigt sur les vrais problèmes », ses thèses et sa candidature apparaissent finalement légitimes.

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Par ailleurs, les stratégies de marginalisation du Front National construisent en quelque sorte une catégorie à part pour son candidat ; celui-ci est présenté comme absolument différent de l‟ensemble des autres candidats qui, eux, sont indifférenciés. Cette position privilégiée dans la structuration de l‟offre politique permet alors à J.-M. Le Pen d‟incarner l‟alternative par excellence à la médiocrité politique. Et ce d‟autant plus que les journalistes, en rendant taboues, voire « intouchables », les thématiques abordées par J.-M. Le Pen, lui font une « table rase » de toute concurrence sur ses thèmes de prédilection. Or ces thèmes, dont principalement l‟insécurité et l‟immigration, sont construits comme les enjeux publics majeurs.

La presse favorise également les mécanismes d‟identification et de projection qui fondent pour une bonne part le succès de J.-M. Le Pen. La diabolisation de ce dernier nourrit en fait ses stratégies d‟autovictimisation, tandis que le paradoxe apparent entre l‟importance politique du FN et la persistance de son bannissement symbolique lui permet de crier au complot. En outre le cadrage de son ambition politique comme une affaire de revanche personnelle, associé à l‟insistance sur sa popularité, en font un véritable personnage de roman sur lequel on peut éventuellement projeter ses propres désirs de réussite. Cette possible identification au personnage s‟appuie, bien entendu, avant tout sur l‟ethos de caractère et de courage de J.-M. Le Pen que nous avons décrit.

D‟une manière générale, il semble que la plupart de ces mécanismes qui participent au succès du Front National résultent d‟une conjonction entre les dispositions personnelles de J.-M. Le Pen, ses stratégies de communication, et les logiques médiatiques, en particulier à visée de captation. La construction de J.-M. Le Pen comme radicalement distinct du reste de l‟offre politique, par exemple, repose sur des différences objectives, comme son origine populaire, l‟usage particulier qu‟il fait de la dérision, etc. De la même façon, les divers calembours ou agressions provocatrices du président du FN siéent parfaitement au goût des médias pour le scandale divertissant, tandis que le tableau noir qu‟il peint de la France convient à leur goût du drame. Ceci nous amène à considérer que l‟adéquation apparente du personnage J.-M. Le Pen avec sa position dans le jeu politique, avec les enjeux publics ou les desiderata de l‟électorat français, est en fait, bien davantage, une adéquation avec la construction médiatique du réel politique et social.

La contribution du discours de presse au succès du Front National paraît, en définitive, marquée au sceau du paradoxe, entre les effets visés et les effets produits, entre le contenu et la relation : c‟est la minimisation de Jean-Marie Le Pen qui le grandit, sa marginalisation qui le fait exister, sa disqualification qui le légitime, sa diabolisation qui le victimise. Ultime paradoxe, c‟est en s‟évertuant à faire œuvre de démocratie que les médias sont apparus comme « antidémocratiques ».

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Il semble que la « crise » provoquée par l‟événement du 21 avril 2002 n‟ait guère suscité de remise en question profonde, de la part de la presse, de ses stratégies de dénonciation du Front National, et des procédés mis en œuvre à cette fin. Les autocritiques médiatiques sont apparemment demeurées superficielles, et paraissent surtout avoir été destinées à s‟arroger le monopole de leur propre procès. Les évolutions ostensibles du traitement médiatique de la campagne, du premier au second tour de l‟élection présidentielle, n‟ont pas évacué pour autant les effets contre-productifs des précédents discours. Ces mutations auraient au contraire, d‟après notre analyse, renforcé les contradictions que nous avions relevées entre le contenu du discours et la relation, et aggravé de cette manière les « effets pervers » du discours. La confrontation des traitements respectifs des campagnes de premier et de second tour indique alors que le « séisme » du 21 avril 2002 n‟est pas uniquement dû à des causes conjoncturelles, mais témoigne au contraire d‟un phénomène plus profond, davantage structurel, ainsi que nous l‟avions d‟emblée supposé.

Le « phénomène médiatique Le Pen » résulterait alors, du moins peut-on le supposer, d‟une lente construction, élaborée dans le temps, depuis les élections municipales de 1983 qui ont marqué l‟entrée du FN dans le jeu politique. Cette hypothèse paraît appuyée par cette remarque faite, huit ans plus tôt, par les journalistes de radio E. Faux, T. Legrand et G. Pérez ; ces derniers s‟étonnaient ainsi que « défiant toute logique, l‟ascension médiatique de J.-M. Le Pen a précédé son expansion électorale »1

. Or cette remarque est également instructive quant à l‟hypothèse que nous avions faite de l‟aveuglement des journalistes sur les effets de leur propre travail, ce qui confirme, bien entendu, que l‟on ne puisse voir dans les effets possibles du discours médiatique le résultat d‟une intention consciente. C‟est bien la tendance des journalistes à s‟extraire artificiellement des « réalités » qu‟ils décrivent « objectivement », à penser un objet qui existerait indépendamment d‟eux-mêmes, qui se trouve à l‟origine de ce manque de réflexivité.

Or c‟est cette croyance des journalistes au mythe de l‟objectivité, associée au désir de marquer cette objectivité dans leur discours, qui interdit finalement de penser, donc de comprendre, tant à la production qu‟à la réception, un phénomène tel que le « phénomène Le Pen ». D‟une part, persuadés de leur non implication dans les phénomènes dont ils traitent, les journalistes auront inévitablement tendance à chercher ailleurs les « coupables » du « séisme » ; ce seront tantôt les politiques ou les sondages, tantôt les électeurs ou les « faits », qui seront désignés au lecteur. D‟autre part, rappelons-le, le désengagement d‟un journaliste « absent de son texte », s‟effaçant derrière la voix de la Vérité des Faits ou de la Morale universelle des droits de l‟homme, entraîne le désengagement du lecteur, et finalement de l‟électeur. On ne critique pas une Morale ; on s‟y soumet ou on la rejette, de même qu‟on ne critique pas une Vérité ; on la croit ou on ne la croit pas. Ainsi la croyance s‟impose-t-elle au détriment du sens critique dont même le désir est annihilé. De cette façon l‟objectivisme, sur lequel les journalistes fondent leur crédibilité, et le

1 E. Faux, T. Legrand et G. Pérez, La Main droite de Dieu. Enquête sur François Mitterrand et l’extrême droite, Paris, Seuil,

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moralisme, censé assurer leur légitimité démocratique, étouffent-ils finalement la possibilité du jugement politique.

Par ailleurs, le « séisme Le Pen » a opéré, au sein de la presse, à la façon d‟un analyseur1, faisant cruellement apparaître la facticité de chacun des mythes sur lesquels reposent les pratiques journalistiques contemporaines. L‟impartialité s‟est vue démentie par le parti-pris clairement exhibé contre J.-M. Le Pen, parti-pris que la position d‟autorité morale n‟a pas suffi à justifier ; d‟abord parce que les journalistes ne paraissent pas qualifiés à édicter ce qui serait Bien ou Mal, ensuite parce que cette position d‟autorité pédagogique sied mal à l‟égalitarisme démocratique, à plus forte raison lorsqu‟elle émane d‟un « pouvoir sans autorité ». Quant à la prétendue rationalité du discours médiatique, elle est apparue douteuse lorsque les résultats du premier tour ont contredit toutes les prétentieuses certitudes des journalistes, que l‟accusation des sondages n‟a pas réussi à exonérer totalement de leur responsabilité. Mais ce sont sans doute les mythes du pluralisme et de l‟indépendance par rapport aux pouvoirs en place qui ont été le plus mis à mal, avec l‟extraordinaire unanimité qui, pour se dresser contre le Front National, a entraîné les journalistes à confondre l‟information politique et la communication du président sortant.

Ce ne sont dès lors pas les prises de position effectives des journalistes qu‟il faudrait remettre en cause, mais l‟ensemble de ces mythes définitoires du journalisme moderne, qui ont entraîné à faire voir la presse comme « anti-démocratique » précisément au moment où elle s‟efforçait d‟assurer son rôle démocratique. En particulier, l‟objectivisme, qui fait de la subjectivité l‟ennemi radical de la rationalité conduit paradoxalement à l‟irrationalisme ; la raison n‟est raison que lorsqu‟elle reconnaît ses limites, faute de quoi elle se mue en un nouvel absolu. « L‟illimitation du sens, écrivait Jean-Michel Heimonet, rejoint la mort du sens »2. C‟est en reconnaissant l‟indissociabilité de l‟objectivité et de la subjectivité, en assumant une « subjectivité objectivée », dirait Roselyne Koren, que le journaliste peut apporter du sens, sans lequel le lecteur ne peut que se réfugier dans le fanatisme ou le nihilisme.

Par ce renoncement à l‟objectivisme et au moralisme, qui ne sont finalement que les deux faces d‟une même médaille, la diabolisation du Front National, qui contribue tant au succès de J.-M. Le Pen, pourrait faire place à une discussion, une argumentation raisonnée donnant à connaître les présupposés sur lesquels elle se fonde. Le discours de presse s‟ouvrirait alors potentiellement à l‟ensemble des (é)lecteurs, plutôt que de refuser de s‟adresser à ceux-là même qu‟il prétend convaincre ; il permettrait sa propre critique, plutôt que de déresponsabiliser des (é)lecteurs condamnés à se repaître du spectacle paradoxal de leur coupable impuissance. De même, le parti-pris pour J. Chirac et contre J.-M. Le Pen au nom d‟une Moralité transcendante et universelle, pourrait céder la place à un engagement personnel explicite, même