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C‟est cependant la forme personnelle de l‟argument ad hominem qui est la plus centrale dans la disqualification médiatique de Jean-Marie Le Pen, car c‟est sur elle que repose l‟essentiel de sa diabolisation. Tandis que l‟argument circonstanciel utilise la personne pour discréditer une position, dans l‟argument personnel, la disqualification de la personne constitue une fin en soi ; « Le procès personnel, écrivait Richard Sennett, est la seule forme de procès politique quand il n‟y a plus de séparation entre la vie publique et la vie privée »1. Ainsi les portraits biographiques de J.-M. Le Pen dressés par les journalistes sont-ils destinés à faire voir celui-ci comme doté d‟une nature vulgaire, violente et exécrable, comme dans cet article du Libération du 26 avril, titré « Le Pen, la soif de revanche » :

« Il est d‟abord un élève turbulent qui émigre d‟écoles en collèges au gré d‟incessantes bagarres qui le font exclure d‟une demi-douzaine d‟établissements. […] Au gré de virées arrosées, il écope de plusieurs nuits au poste et de poursuites pour “coups et blessures”, “ivresse manifeste et publique” et “outrage à agents”. […] Il part ensuite pour Alger où il exerce la tâche d‟officier de renseignements chargé de démanteler les réseaux du FLN. Participant aux arrestations et aux interrogatoires, il sera soupçonné de tortures : une accusation dont il s‟est toujours défendu… tout en justifiant qu‟on puisse y avoir recours pour répondre aux nécessités de la guerre. »

Même la dénonciation d‟une idée proprement politique ne servira qu‟à prouver le caractère détestable du candidat ; l‟article de Renaud Dely par exemple, « Un programme où le pire transpire », paru dans Libération le 25 avril, discrédite le programme du FN au nom de ce qu‟il est inspiré de Vichy et du maréchal Pétain :

« C‟est dans la parenthèse de “l‟État français” qui mit à bas la République de 1940 à 1944, que le président du Front National puise l‟essentiel de son inspiration […] Cette filiation vichyste est revendiquée par Le Pen lui-même. […] Des références sans surprise lorsqu‟on recense les anciens collaborateurs que Le Pen a rassemblés autour de lui pour fonder le FN ».

L‟intertitre qui suit reprend, en l‟isolant, une expression extraite d‟un écrit de J.-M. Le Pen, « Ce visage si raffiné », allusion claire, de la part du journaliste en tous cas, à la fameuse « race aryenne » qu‟on ne peut guère évoquer aujourd‟hui sans un frisson. Ceci relève de l‟ « argument de culpabilité par association », dont l‟objectif est, selon Gilles Gauthier, « de discréditer l‟adversaire en le rendant en quelque sorte responsable d‟une action supposément [ou plutôt assurément, dans le cas qui nous occupe]

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répréhensible commise par une autre personne à laquelle on relie l‟opposant »1. L‟auteur estime que cet argument est d‟ordre circonstanciel, cependant nous estimons, vu le caractère particulièrement affectif de l‟association qui est ici faite, qu‟il relève davantage de la forme personnelle. Si Renaud Dely s‟en tient à évoquer la Collaboration, c‟est en effet l‟amalgame avec Hitler2

, déjà suggéré avant le premier tour du scrutin, qui va se systématiser et se radicaliser durant la campagne de second tour.

Le rejet du candidat du FN est moins fondé sur ce qu‟il pourrait faire s‟il était élu que sur ce qu‟il est : fasciste, nazi, raciste, antihumaniste ; ces « définitions » s‟imposent d‟autant mieux qu‟elles sont inlassablement ressassées au gré des nouveaux slogans créés par les manifestants « anti-Le Pen » (plus rarement, « anti-FN »), et auxquels les journalistes font largement écho : « Le Pen fasciste » ; « F comme fasciste, N comme nazi, à bas le Front National » ; « Mussolini 1922. Hitler 1933. Le Pen jamais » ; « Halte au racisme, à Le Pen de mort » ; « F-haine », etc. La simple mention des associations qui se mobilisent pour « faire barrage au FN » suffit à prouver ces définitions : associations antiracistes, ligue des Droits de l‟homme, etc. La manipulation des affects atteint pourtant des sommets lorsque le journaliste met en scène d‟anciens résistants, dont le vécu pénible et le courage exemplaires seraient apparemment garants d‟une compétence certaine en la matière ; l‟autorité du témoin masque pourtant que son expérience serait plutôt propre à l‟aveugler, en ce qu‟elle détermine un rapport particulièrement passionnel à l‟objet du propos3.

C‟est sur ces bases solides que s‟étaye la construction par les médias de J.-M. Le Pen comme danger absolu, menace suprême aux accents apocalyptiques4 : Le Pen signerait la « fin de la République » ; la « fin de toute politique » ; « le pire des fléaux : la fin de la démocratie » ; « le rejet des droits de l‟homme »5

; « la promesse de Le Pen, c‟est un cauchemar » ; « Même les plus aigris de nos concitoyens […] auraient sans doute des sueurs froides en prenant connaissance précisément du projet »6

de Le Pen. S‟ajoutent à ces sombres prédictions tout un appareil lexical du registre du pire7

, du Mal (« voyage en enfer », « chiffres maudits », « âme damnée », etc.) ou de la maladie, éventuellement épidémique : le « cancer », la « peste » et le « choléra ». On conçoit que ces affirmations, de par leur caractère excessif et trop visiblement alarmiste, puissent paraître peu crédibles à certains, d‟autant que la « menace » n‟est définie qu‟en ces termes vagues et généraux, sans envisager raisonnablement ce que pourrait donner un Le

1 G. Gauthier, op. cit., p. 179.

2 E. g. « L‟historien Ian Kershaw rappelle que le père de Hitler s‟appelait Schickelgrüber. Et que s‟il n‟avait changé son nom, le

cours de l‟histoire eût été différent. Impossible d‟enflammer les masses en hurlant “Heil Schickelgrüber”. Innombrables sont les “si” et les micro-uchronies qui nous auraient évité la dépression d‟un second tour droite/extrême droite. » (Le Monde, 23/04, art. 20).

3 Cf. pp. 146-147.

4 Selon Maurice Pergnier, la diabolisation « ne réside pas dans la violence de l‟hostilité manifestée ; elle réside dans la fiction,

cultivée par le complexe politico-médiatique et assimilée par une majorité de l‟opinion, que la présence […] de ce parti […] dans un gouvernement, représenterait une menace mortelle pour les libertés, pour l‟État de droit et pour la démocratie, en bref : que ce serait le retour du “fascisme” ». M. Pergnier, op. cit., p. 90.

5

Le Monde, 02/05, art. 27.

6

Libération, 25/04, art. 20.

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Pen président de la République. En revanche ces énoncés auront imprimé, dans l‟esprit du lecteur, l‟essentiel : Jean-Marie Le Pen mérite bien d‟être pris au sérieux, et il dispose d‟une importance et d‟une puissance considérables.