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On a coutume, en journalisme, de séparer les « faits » du « commentaire », séparation fondée sur une opposition entre ce qui relèverait d‟une part de l‟ « objectivité », marquée du côté de la rationalité, de la vérité, et garantissant apparemment la crédibilité et la légitimité du discours de presse par l‟assurance de l‟impartialité et de l‟indépendance du journaliste, et d‟autre part de ce qui relèverait de la « subjectivité » du journaliste, illégitime car porteuse d‟irrationalité et de partialité. Sans développer ici les problèmes relatifs à la définition même du « fait » et de l‟ « objectivité », nous admettrons avec Roselyne Koren qu‟objectivité et subjectivité ne sont pas deux pôles d‟une alternative, mais deux composantes indissociables du discours, et plus largement de la connaissance humaine ; qu‟on ne peut dès lors les distinguer que par un effort d‟abstraction qui reste tout théorique.

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Cette brève étude des postures énonciatives s‟appuie largement sur les concepts mobilisés par Roselyne Koren pour sa critique de l‟objectivisme du discours de presse, dans R. Koren, op. cit.

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Il n‟en demeure pas moins que l‟objectivité est un dogme tellement ancré dans la profession que les journalistes non seulement sont en perpétuelle recherche de cet idéal inatteignable, mais encore s‟appliquent à ponctuer leurs textes de marqueurs destinés à produire un effet d‟objectivité, c‟est-à-dire la croyance chez le lecteur en la vérité du discours médiatique. Cet effet d‟objectivité est probablement d‟autant plus essentiel en matière politique qu‟il s‟agit de se mettre à l‟abri de tout soupçon de partialité, soupçon qui risquerait de remettre en cause l‟indépendance du journaliste par rapport aux pouvoirs, et par là sa crédibilité et sa légitimité.

Ce dogme, et les implications qu‟il entraîne, explique l‟effacement presque systématique des marques d‟énonciation journalistique qui est effectué dans l‟immense majorité des articles du corpus examiné : nous avons noté déjà la rareté des déictiques (à part quelques déictiques de temps du type « demain » destinés à entretenir le suspense constitutif de la mise en scène) et l‟omniprésence d‟affirmations usant soit d‟un présent de vérité générale, soit d‟un futur antérieur qui présente l‟affirmation sous un jour « historique » en donnant une impression de « déjà réalisé ». Ainsi, d‟une manière générale, le « je crois » a disparu derrière un « c‟est » péremptoire1. La présence des pronoms « on » et « nous » ne renvoie pas davantage à l‟énonciateur : le « nous » est aussi impersonnel que le « on » car son identité, son étendue est indéfinie ; ce « nous » s‟apparente alors au fameux « les Français » précédemment examiné, expression-écran qui permet de faire porter à un tiers indéfini la responsabilité de son propre discours. Les pronoms « on » et « nous », renvoyant à une collectivité vague et anonyme, érigent en fait l‟opinion d‟un petit groupe d‟individus en vérité universelle2

; illégitimant par là les opinions divergentes niées par la généralisation.

Le masquage de l‟intervention du journaliste s‟effectue également via la nominalisation3 , en particulier dans les titres, procédé qui rend l‟énoncé irréfutable, ou encore par la « construction paratactique » des textes, c‟est-à-dire la suppression des liens logiques organisant le discours, gommant le travail de « mise en sens » réalisé par le journaliste, dont la causalité implicite n‟est qu‟un cas particulier. Ce type de discours remporte insidieusement l‟adhésion du lecteur en lui laissant reconstruire lui-même ces liens, qui s‟imposent à lui avec d‟autant plus de force qu‟ils semblent lui laisser son libre arbitre. L‟effacement du journaliste énonciateur confère au discours d‟information un caractère d‟indiscutabilité, voire de transparence : « les faits » parlent d‟eux-mêmes, entretenant ainsi le « mythe du journalisme sans journaliste »4.

1 O. Reboul, op. cit. Selon l‟auteur, la dissimulation du destinateur, qui justifie son discours en s‟effaçant derrière une

collectivité infiniment plus étendue, est propre au discours idéologique. C‟est par cet effacement de l‟énonciateur que ce discours se donne comme naturel et universel.

2 E. g. « Les deux favoris, eh bien, ce sont justement ceux dont on est le moins sûr qu‟ils croient en ce qu‟ils disent […] »

(Libération, 11/04, art. 2).

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E. g. « les promesses non tenues chiraquiennes » (Libération, 20-21/04, art. 14) ; « la République des mécontents » (titre de

Libération, 20-21/04, art. 15).

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À cette absence de voix énonciative répond un appareillage de procédés destinés à marquer le discours du sceau de l‟expertise ou de la scientificité ; en particulier la présence obsédante du chiffre sondagier, dont l‟usage permet de transférer les qualités de scientificité qu‟on lui prête à l‟interprétation pourtant discutable qui lui est associée. Le vocabulaire utilisé n‟est pas moins révélateur de la position d‟expert que veut s‟arroger le journaliste : on notera par exemple la fréquence de termes à tonalité analytique, tels que « clivage », « offre » et « demande », « crise », « système » ou « mécanisme », auxquels on pourrait ajouter les termes issus d‟un registre naturalisant comme « percée », « effritement », « vague », « poussée », « grippage », etc. La froide « neutralité » garantit, semble-t-il, un discours exempt de toute subjectivité, mais « la plus impersonnelle des rhétoriques, rappelle Roselyne Koren, […] est toujours de la rhétorique »1. Un tel vocabulaire témoigne apparemment de la grande compétence du journaliste ; expert du jeu politique, il pourrait discerner les mouvements invisibles de l‟opinion, disséquer l‟imbroglio du jeu politique, révéler à l‟avance les leçons d‟une histoire pas encore écrite. La rationalité de la forme du discours est ainsi censée faire admettre celle de son contenu.

Cette position d‟expertise s‟apparente finalement à un argument d‟autorité, confinant à l‟intimidation d‟un lecteur auquel on interdit le doute sur l‟infaillibilité de l‟analyse présentée. Le doute est également interdit par les marqueurs d‟évidence qui ponctuent en le masquant le parti-pris du discours, du type « évidemment », « il est indiscutable que », « ne fait aucun doute », « bien sûr », ou du type « on voit que », « il suffit d‟observer » ou encore « un rapide calcul permet de ». L‟intimidation réside ici en une disqualification implicite du lecteur qui n‟adhérerait pas à ce qui est dit : s‟il « suffit d‟observer […] pour comprendre que » et que le lecteur n‟en tire pas des conclusions identiques, c‟est qu‟il doit être dépourvu d‟un bon sens élémentaire.

À côté de cette position générale d‟expertise, nous avons observé que le journaliste s‟institue volontiers en juge du politique : dénonçant la médiocrité des uns et des autres ; comparant les qualités (ou plutôt les défauts) des stratégies de chacun des candidats, dont il semble connaître à l‟avance le résultat en termes d‟impact2

; démasquant les intentions « véritables » cachées derrière le discours de communication, révélant les « objectifs secrets » et les sentiments intimes des hommes politiques3, qu‟il connaît apparemment mieux que les intéressés, etc. De cette façon, le journaliste affiche sa supériorité sur les hommes politiques en même temps que son omniscience, et l‟autorité que lui confère cette posture rend ses dires difficilement critiquables par le lecteur, pour lequel la simple démarche de dénonciation paraît en soi une preuve de crédibilité du discours. À moins que, comme nous l‟avons vu, le journaliste ne fasse porter son jugement par le lecteur lui-même, via un tiers symbolique dans lequel est inclus ce lecteur : le « corps électoral » sanctifié par les sondages. Dans ce cas le journaliste affiche également sa supériorité sur le

1 R. Koren, op. cit., p. 49. 2

E. g.: « Lionel Jospin s‟y essaye déjà. Avec un zèle bien maladroit […]. Echec assuré : […] il va tout au plus réussir à […] » (Le Figaro, 16/04, art. 6).

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lecteur, connaissant mieux que ce dernier l‟opinion publique. Le lecteur qui n‟adhérerait pas au point de vue du journaliste se voit alors disqualifié par le fait qu‟il ne correspondrait pas à l‟ « opinion publique » – à laquelle s‟associe d‟ailleurs le journaliste – dont il est censé faire partie.

Au rang des procédés qui forcent l‟adhésion du lecteur, on ne saurait insister suffisamment sur les effets de la répétition : « proférer un mot énergiquement, veiller à ce qu‟il soit répété sans fin, c‟est lui conférer des allures de vérité incontournable »1, écrit Roselyne Koren, ou encore :

« Il arrive […] fréquemment que les dénominations retenues ne constituent que la partie visible d‟un raisonnement d‟autant plus puissant qu‟il reste implicite. La répétition des noms finit par leur donner l‟apparence de la vérité. L‟argumentation souterraine devient une idée-force si profondément ancrée dans l‟opinion qu‟elle en devient difficilement réfutable »2.

Cette remarque corrobore les problèmes que nous avons exposés, liés par exemple aux termes de « lepénisation des esprits », de « troisième homme » ou d‟ « extrême droite ». Cependant, au-delà des mots et des expressions, la puissance de la répétition s‟applique également à l‟ensemble du contenu du discours, qu‟il s‟agisse de présupposés, de rapports logiques, de sélection de l‟information, de mise en scène ou autres arguments. Si l‟on ne recensait par exemple qu‟un seul article présupposant de la certitude de la qualification des deux favoris au second tour, ce présupposé n‟aurait pu s‟imposer. De ce point de vue, le consensus régnant dans les médias dominants concernant le traitement de l‟information, l‟imitation réciproque que ces derniers pratiquent, l‟uniformité des discours de presse, posent un problème supplémentaire, et tendent à imposer les explications qu‟ils proposent comme exhaustives, interdisant de cette façon toute autre interprétation.