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La diabolisation du FN participe en fait d‟un glissement qui s‟opère, dans la presse, d‟un cadrage politique à un cadrage moral de la campagne et, a fortiori, de l‟élection présidentielle ; ce « moralisme » politico-médiatique ne dit pas son nom pourtant, se drapant dans l‟exigence impérative de combattre le

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« retour du fascisme » qui menace la France, et jusqu‟à la condition humaine semble-t-il, au nom des valeurs « universelles » de la République et des Droits de l‟homme. Les droits de l‟homme, remarque Marcel Gauchet, ont eux-mêmes glissé de la sphère juridique à la sphère idéologique, et sont ainsi érigés en principe de compréhension du monde et de conception de l‟action collective1. Jean-Claude Guillebaud note, lui aussi, l‟adoption par les médias de cette idéologie « structurée par un humanisme vécu comme un au-delà de la politique », dans laquelle ils ont mission de servir les droits de l‟homme ; « “Chien de garde” de la démocratie, le journaliste […] a ainsi vocation à adopter et à faire respecter un code à valeur universelle »2, ce qui légitime son rôle démocratique tout en satisfaisant à la visée de captation médiatique. Cette fin apparemment sacrée, l‟extrême gravité de la menace à laquelle il s‟agit de faire face, justifie que la lutte mobilise n‟importe quel moyen, y compris absurde, en tous cas extra politique : il faut « faire barrage de toutes les façons à l‟extrême droite afin de sauver la République », lit-on. « De toutes les façons », cela signifie d‟abord des manifestations massives « anti-Le Pen », bien qu‟on ne voie pas bien en quoi de telles manifestations seraient le meilleur moyen pour convaincre les électeurs FN de changer d‟opinion. Au contraire, ces manifestations ne sont qu‟un élément de plus en faveur de la thèse du grand complot contre le FN. La lutte passe également par la confiscation de la parole, procédé qui pourrait sembler contraire aux principes démocratiques : « Tout ne se débat pas », affirme Le Monde du 24 avril, tandis que Jacques Chirac refuse le traditionnel débat face à un tenant de la « haine » et de l‟ « intolérance », et que les médias consacrent l‟immense majorité de leur espace rédactionnel aux « anti- FN ».

Il est remarquable que la « propagande » et le « totalitarisme » que l‟on prétend dénoncer chez l‟adversaire se transforment apparemment en nobles procédés dès lors qu‟ils sont utilisés par le camp du « Bien ». À commencer par la glorification de la « loi du talion », qui fait écho, par exemple, à l‟argumentation du FN justifiant la peine de mort pour les criminels : « Le Pen dehors ! », martèlent les slogans, tandis que Libération se réjouit que Le Pen soit « refoulé aux portes de la démocratie comme un immigré à l‟entrée d‟une boîte de nuit »3

en affirmant que Jacques Chirac « a raison de refuser le débat […], on ne discute pas avec Le Pen »4

, et que Le Monde affirme que « L‟égalité ne tient pas face à un tenant de l‟inégalité des hommes »5. Mais ce faisant, les « défenseurs de la démocratie » s‟abaissent au niveau de leur adversaire, et s‟ôtent les moyens de leur principal argument ; comment reprocher à l‟ennemi, de façon convaincante, ce que l‟on fait soi-même ? Du même coup, Jean-Marie Le Pen se voit offrir la preuve difficilement réfutable que « “le fascisme et la violence sont aujourd‟hui, bien évidemment,

1 M. Gauchet, op. cit., p. 28. 2 J.-C. Guillebaud, op. cit., p. 123. 3

Libération, 26/04, art. 22.

4

Libération, 26/04, art. 23.

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bien visiblement, dans [leur] camp.” »1, et on voit mal comment la mise en doute par les journalistes des propos du candidat du FN pourrait ne pas paraître de mauvaise foi :

« Il [J.-M. Le Pen] a ainsi dénoncé une nouvelle fois les “forces de l‟établissement” qui se mobilisent contre lui […]. Il [Bruno Gollnisch] a dénoncé “le déferlement véritablement hystérique de gens qui critiquent les positions du FN et de M. Le Pen”. »2 ; « Le chef du FN dénonce “un climat totalitaire” et “une opération géante de fraude électorale” » ou encore « Le président du FN croit discerner que “l‟objectif de ces campagnes de haine, de mensonges et de diffamation” consiste à “susciter la peur pour briser la détermination des Français, pour annihiler toute velléité de résistance au déclin” »3

.

La thèse du complot est effectivement très crédible dans le climat de diabolisation ambiant, et fournit de surcroît une explication en or au candidat du FN pour justifier, le 6 mai, son échec : « Il l‟explique – comme d‟habitude – par “la campagne hystérique orchestrée par les pouvoirs en place, tous réunis dans la défense de leurs privilèges” »4. Le discrédit qui est censé affecter J.-M. Le Pen peut ainsi se retourner, paradoxalement, sur le journaliste lui-même. L‟idée de J.-M. Le Pen est de sous-entendre que sa diabolisation et le complot médiatico-politique sont, par la manipulation qu‟ils opèrent sur l‟opinion, les seuls obstacles qui empêchent son élection effective, ce dont on pourrait légitimement douter, si cette croyance n‟était implicitement confirmée par les médias : l‟appel à la mobilisation générale5

, la glorification de cette mobilisation, la présupposition des manifestations comme indispensables autant qu‟efficaces, l‟affirmation de la nécessité absolue de l‟appel au vote Chirac par l‟ensemble des politiques et des médias, le fait même de la diabolisation reposent sur la croyance que, si tout cela n‟était pas fait, les scores de Jean-Marie Le Pen seraient plus élevés, au point qu‟il risque d‟être élu. Or nous soutenons que c‟est exactement l‟inverse qui se produit, et que c‟est justement cette diabolisation qui fonde le succès du candidat du FN, lui octroyant à la fois une position originale et les bases de sa victimisation. On pourrait croire enfin que, si on ne peut « vaincre » J.-M. Le Pen que par des moyens extraordinaires et surtout anti- démocratiques, c‟est que lui-même n‟est pas si anti-démocratique que l‟on veut bien le dire.

1 Le Monde, 04/05, art. 30. 2 Le Monde, 29/04, art. 25. 3 Le Monde, 04/05, art. 30. 4 Libération, 06/05, art. 30. 5

E. g. dès le lendemain du scrutin, la scénarisation visuelle de la « Une » de Libération évoque une pancarte de manifestation, ce qui s‟apparente à une incitation à manifester.

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4. Jacques Chirac ou le « sursaut démocratique »