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Des justifications très personnelles : un vote d’adhésion

« Le fait que les noms […] soient cités entre guillemets ou rapportés ne garantit pas l‟impartialité du journaliste : l‟éventail des désignations possibles est suffisamment varié et nuancé pour que la sélection de l‟une ou de l‟autre d‟entre elles soit significative ; il suffit d‟autre part qu‟un nom soit fréquemment employé pour le parer des atours de la crédibilité et, partant, de la vérité. Scandée par l‟écriture de presse, une appellation finit par accréditer la légitimité du raisonnement dont elle est la bannière. » (Roselyne Koren)2.

La semaine précédant le premier tour du scrutin voit les intentions de vote en faveur de J.-M. Le Pen augmenter sensiblement dans les sondages, dans le même temps que les scores annoncés de Jean- Pierre Chevènement réalisent le mouvement inverse, ce qui fait envisager la possibilité d‟un Jean-Marie Le Pen en « troisième homme ». Or la première personne auprès de laquelle les journalistes vont chercher des explications de ce succès n‟est autre que l‟intéressé lui-même, comme s‟il était mieux placé que les autres pour comprendre ce qui se passe. Le candidat du FN ne manque évidemment pas de proposer un point de vue très orienté, tout entier centré autour de son génie politique personnel. Malgré la grande distance, voire la mise en doute, marquée par les journalistes face à ses propos (conditionnel, guillemets etc.), ces derniers ne proposent pas d‟explication concurrente. Au fur et à mesure de l‟avancement de la campagne, les guillemets tendent à disparaître et, faute d‟avoir trouvé mieux dans la simplicité, les journalistes ont endossé une bonne part de ces explications immanentes, relayant jusqu‟aux termes lancés par J.-M. Le Pen3 et se contentant de déplorer la satisfaction que la situation procure à celui-ci. Cette attitude conduit in

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Libération, 13-14/04, art. 7.

2 R. Koren, op. cit., p. 232.

3 E.g. « la reconnaissance politique du leader d‟extrême droite risque de handicaper un Jacques Chirac […]. Et ce d‟autant que,

selon un récent sondage de l‟institut CSA, 19% des Français disent être “souvent d‟accord” avec les prises de position du Front National (un niveau jamais atteint depuis la scission de 1998). Comment Jacques Chirac va-t-il répondre à la “lepénisation des esprits” qu‟a constatée pour s‟en féliciter Jean-Marie Le Pen » (Le Figaro, 17/04, art. 8) ; « […] Le Pen est sorti requinqué. “On m‟a accusé de jouer avec les peurs des Français sur l‟insécurité, mais les faits me donnent aujourd‟hui raison”, répète-t-il. Et les électeurs préfèrent l‟original à la copie, comme il dit. “Quand des élus frontistes préconisaient la mise en place de système de vidéosurveillance, on a crié à la délation, au flicage. Aujourd‟hui cette proposition est reprise par de nombreux candidats”, renchérit Bruno Gollnisch, le numéro 2 du FN. Même François Bayrou s‟y est mis. Après avoir été pris à parti à Strasbourg, le

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fine à reconnaître au président du FN des qualités d‟expert lucide, à valider ses arguments et, plus encore, à

remettre en cause le discrédit systématique qui était précédemment jeté sur ses discours. On peut ainsi avoir l‟impression que J.-M. Le Pen avait bien raison « seul contre tous » et, par un effet boule de neige, s‟interroger sur le bien-fondé des raisons de la marginalisation de son parti, jamais explicitées du reste.

Le candidat du FN voit la principale raison de sa « poussée » sondagière dans une évolution des mentalités, ce qu‟il nomme la « lepénisation des esprits », expression reprise avec bonheur par les journalistes, et tant répétée qu‟elle s‟est parée de la force de l‟évidence. Signe selon lui de la fin de sa diabolisation, un nombre de Français toujours croissant finirait par adhérer à ses thèses ; il n‟en veut pour preuve que le changement qui aurait affecté les discours des autres politiques, celui de Jacques Chirac en particulier, qui ne diraient pas autre chose que le FN dans une version simplement adoucie. Ce fait conduirait les électeurs à « préférer l‟original à la copie ». Les journalistes confirment cette vision des choses et reprennent textuellement l‟expression de J.-M. Le Pen, tout en accusant le président sortant de « faire le jeu de Le Pen » par la centralité du thème de l‟insécurité dans sa campagne. Comme si la thématique de l‟insécurité était la chasse gardée du FN et par là-même taboue, comme s‟il n‟existait à ce problème qu‟une solution unique (celle du FN), et comme si le problème se réduisait bien au phénomène de l‟immigration mais qu‟il valait mieux éviter de le dire, comme si enfin les médias étaient étrangers à la saillance de cette problématique. Accuser les autres candidats de « faire campagne pour lui » risque, bien plus que de discréditer ces candidats, de légitimer au contraire les thèses du FN et de donner un caractère d‟évidence à son programme.

C‟est ainsi que l‟on trouve, dans les colonnes du Figaro aussi bien que dans celles du Monde ou de

Libération, d‟innombrables assertions désolées sur le mode « les faits donnent raison à Jean-Marie Le

Pen », qui n‟a eu qu‟à « surfer sur les événements » sans avoir même eu besoin de faire campagne, concluant qu‟ « on jurerait qu‟une conjuration a joué les rabatteurs » (Libération 13-14/04, art. 7). Ces constats, pour superficiels qu‟ils soient, affirment implicitement que la politique de J.-M. Le Pen serait la seule capable de répondre au problème de l‟insécurité, tout en interdisant aux autres candidats de traiter du sujet, sous peine de quoi, disqualification suprême, ils sont taxés de « lepénisme » (« Un prospectus chiraquien au parfum lepéniste », Libération 12/04, art. 6). Curieux paradoxe. On remarquera que « les faits » sont invariablement le sujet du verbe d‟action, le candidat étant l‟objet relégué dans le complément de la phrase1, passant ainsi de la toute-puissance à l‟irresponsabilité totale. Lorsque le fort discrédit qui

candidat de l‟UDF a estimé que, “s‟il faut plus de policiers, utilisons-les. S‟il faut utiliser des forces armées, utilisons-les. Si on a besoin de vidéo-surveillance, utilisons-la”. » (Libération, 11/04, art. 3) ; « […] tracts sur l‟insécurité qui ne sont pas sans rappeler les grandes heures de la lepénisation des esprits gaullistes par les idées du Front national » (Libération, 12/04, art. 6) ; « La campagne menée principalement sur l‟insécurité a dopé le score du leader frontiste, particulièrement heureux de cette “lepénisation” des esprits. “Aujourd‟hui, les faits confortent ce que je disais depuis des années”, se félicite Le Pen. » (Libération, 19/04, art. 13).

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E. g. « Le Pen, sur la vague de l‟insécurité. Le climat de la campagne lui profite. » (titre et sous-titre de Libération, 11/04, art. 3) ; « Statistiques effrayantes, faits divers révulsants, massacre de Nanterre, meurtres à l‟arme de guerre, assassinats sadiques, on jurerait qu‟une conjuration a joué les rabatteurs pour pousser vers lui le maximum de voix […]. Quant au conflit barbare entre

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pèse sur l‟ensemble des hommes politiques repose principalement sur la dénonciation de leur stratégie de communication, que peut-on rêver de mieux que de voir « l‟actualité faire campagne » pour soi ? Merveilleuse marque d‟authenticité et d‟adéquation de sa politique à la réalité sociale. On ne peut qu‟apprécier sa « campagne minimaliste » dans laquelle « il n‟a même pas eu besoin d‟en rajouter », sa « discrétion » et sa « sobriété » sur lesquelles on a tant insisté, et qui le placent en quelque sorte au-dessus de la mêlée des autres candidats. L‟évidence des faits a avantageusement remplacé l‟avilissante stratégie de communication, gracieusement assistée d‟un appareil lexical naturalisant : c‟est le « climat » de la campagne, la « vague de l‟insécurité » qui a favorisé la « poussée », la « montée » ou mieux la « résurgence lepéniste ». C‟est dire l‟inéluctabilité du phénomène, et sa naturalité : le vocabulaire induit l‟idée que le vote FN est une réponse « juste », « normale », aux maux de la société.

Davantage que la saillance et l‟omniprésence de la thématique de l‟insécurité dans les discours tant politiques que médiatiques, c‟est plutôt la manière d‟aborder la question et de la mettre en scène qui semble problématique. Il faudrait dès lors reformuler le reproche qui a été adressé aux médias concernant l‟importance des faits de violence dans la couverture de l‟actualité. Si parler de l‟insécurité, que ce soit du côté politique ou médiatique, revient à « faire le jeu de Le Pen », on en déduit logiquement qu‟il vaut mieux éviter d‟en parler. « Mais alors, souligne Jean-François Kahn dans le dossier “insécurité” de

Marianne, comment éviter que ceux qui sont quotidiennement confrontés à ce problème, justement, ou

viscéralement tourmentés par ce thème, n‟en déduisent que, décidément, le discours de l‟élite ne les concerne pas, que les gens d‟en haut (tous à mettre dans le même sac !) refusent de prendre en compte les réalités vécues par les gens d‟en bas, que la confrontation démocratique n‟est qu‟un leurre […] ? Croit-on qu‟on escamotera le réel simplement en réprimant son énoncé ? »1. Se taire sur l‟insécurité revient bien à laisser le terrain libre au FN sur une question présentée comme cruciale pour les Français.

Le problème apparaît en définitive plus qualitatif que quantitatif : ce n‟est pas tant le fait de parler de l‟insécurité que la manière d‟en parler qui importe. Dans les médias, le phénomène de l‟insécurité, comme d‟autres, est abordé préférentiellement sous l‟angle d‟histoires privées scénarisées et dramatisées, dont l‟accumulation permettrait la généralisation, cette dernière prenant la place d‟analyses sérieuses et d‟enquêtes approfondies sur la question (probablement plus coûteuses en temps et en moyens, et moins « vendeuses »). Comme l‟explique David Pujadas, les médias connaissent une « dégradation de l‟idée de contre-pouvoir », en défense de la veuve et de l‟orphelin, en « défense du faible contre le fort » ; dégradation qui aboutit à une « vision du monde qui survalorise l‟individu contre la collectivité ». D.

Israéliens et Palestiniens, il illustre de façon pathétique tous les préjugés et les stéréotypes qu‟entretient depuis toujours le président du Front National » (Libération, 14/04, art. 7) ; « Paradoxalement, en effet, M. Le Pen n'a eu, pendant la campagne, qu'à surfer sur les événements qui, depuis le 11 septembre, se sont succédés et ont propulsé au premier plan les thèmes favoris de l'extrême droite : l'insécurité et l'immigration. Il y a eu les attentats de New York, les incidents du Stade de France, quand La Marseillaise a été sifflée par les jeunes de banlieue avant la rencontre amicale de football France-Algérie le 6 octobre 2001, et une succession de faits divers avec des policiers pris pour cibles et un père de famille lynché à Evreux, événements auxquels s'est ajoutée la tuerie de Nanterre. » (Le Monde, 18/04, art. 8).

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Pujadas reconnaît en outre la « facilité » qu‟il y a à traiter un sujet complexe à travers la détresse des gens, ce qui fait préférer le témoignage à l‟analyse. Il reste enfin que l‟approche émotionnelle permet de faire de son sujet un « sujet porteur », selon le terme du journaliste, ce qui élimine d‟emblée le choix d‟un angle analytique, d‟un angle qui ne privilégierait pas ce qui « ne pleure pas, ne crie pas, ne se met pas en colère ».1

Cette vision privée de la chose publique laisse un vide d‟explication propice aux simplismes et aux amalgames, dont celui entre immigration, chômage et insécurité est le plus connu bien que, faut-il le rappeler, J.-M. Le Pen n‟en ait ni l‟apanage ni la paternité. Attribuer la prégnance de cet amalgame à la « lepénisation des esprits » revient à supposer une puissance de persuasion extraordinaire au discours du FN, or celui-ci n‟a fait que se greffer sur des préjugés largement répandus existant par ailleurs dans la société (et ce depuis bien avant l‟émergence politique du FN). L‟expression « lepénisation des esprits » constitue bien une « appellation objectivante » au sens fort, c‟est-à-dire un terme qui crée son propre référent, dont Olivier Reboul notait déjà que, si ce référent pouvait ne posséder aucune réalité constatable, il n‟en avait pas moins des conséquences constatables, réelles. Bien entendu renvoyer les causes du côté de M. Le Pen est plus confortable que de s‟interroger sur sa propre appréhension des faits, mais tend à crédibiliser les prophéties du président du FN et à alimenter sa théorie du complot.

D‟autre part l‟ « insécurité » est un concept en quelque sorte piégé, mal défini : s‟il renvoie communément à la violence, la délinquance et le terrorisme, c‟est-à-dire à une insécurité physique, il existe d‟autres types d‟insécurité ; d‟emploi, de retraites, alimentaire ou sanitaire par exemple. Outre la diversité des notions qui sont contenues dans ce mot fourre-tout, son ambiguïté tient également à ce qu‟il désigne à la fois une réalité statistique et un sentiment. Ces deux acceptions du terme appellent, on le conçoit aisément, des réponses de types très différents. On voit à quel point l‟insécurité est une construction abstraite, accumulation de problèmes très divers que l‟on constate sans analyser, bien plus qu‟une réalité. Réunir des réalités si hétéroclites dans un terme générique entraîne un double inconvénient : une accumulation qui tend à dramatiser excessivement la situation du pays d‟une part, et l‟amalgame de notions dont la négation de leur diversité appelle une réponse unique. On comprend dès lors que le discours d‟un Jospin soit « peu convaincant sur la question de l‟insécurité », lors que le discours simpliste, réducteur et dramatisant d‟un Le Pen semble très bien convenir à une telle définition du problème.

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