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Une proximité théologique potentiellement conflictuelle

L’Église aurait bien pu théoriquement se limiter à une simple résiliation de sa théologie traditionnelle du rejet de l’élection d’Israël au profit d’une posture de neutralité ou d’indifférence à l’égard du peuple juif. Ou encore, à une répudiation de l’enseignement du mépris assortie d’une nouvelle attitude bienveillante à l’égard des juifs, non en raison de leur appartenance à la Maison d’Israël, mais à celle commune au genre humain. Le judaïsme aurait en effet pu être appréhendé par les chrétiens avec intérêt et bienveillance, mais sans aucune signification théologique particulière pour l’Église. Le judaïsme se serait alors retrouvé sous la même catégorie que les autres religions dans une perspective qui est celle du dialogue interreligieux. Au fond, ce fut peut-être ce que beaucoup de juifs eussent préférés; en somme, une seule fin de l’hostilité traditionnelle.

Or, le saut qualitatif de l’Église au XXe siècle, la signification théologique du retournement opéré, ne fut pas celui d’un passage d’une posture condescendante à une de simple «normalisation», mais on alla bien au-delà en reconnaissant non seulement une filiation spirituelle commune, mais l’élection toujours valide d’Israël à notre époque. Schématiquement, les diverses options théoriquement possibles à la suite de l’abandon de la théologie de la substitution étaient les trois suivantes :

1. La normalisation ou l’indifférence théologique. Israël est une religion comme les autres. Le judaïsme ne présente aucun intérêt théologique pour l’Église, sauf celui que représentent toutes les religions dans le cadre du dialogue interreligieux. Les rapports sont cordiaux, pacifiques, de bon voisinage, voire chaleureux, mais aucun lien spécifique n’est postulé entre Israël et l’Église. Le peuple juif ne présenterait alors pas plus de signification théologique pour l’Église que, disons, l’islam ou le bouddhisme.

2. L’Église reconnaît une filiation spirituelle commune, un patrimoine religieux commun, tel que la Bible, le monothéisme, le Décalogue, la tradition prophétique, etc. Sous cette catégorie, deux lectures possibles peuvent sans doute être dégagées. Une interprétation forte selon laquelle l’héritage commun est substantiellement identique ou d’une grande proximité théologique. La proximité théologique est ici structurelle. Les juifs sont «nos frères aînés dans la foi», pour reprendre l’expression de Jean-Paul II. L’Église ne peut être pensée sans l’histoire d’Israël qui la précède. Ou une interprétation beaucoup plus faible où l’on constate des convergences théologiques importantes (monothéisme, Jugement dernier, prophétisme), mais sans pour autant postuler une relation directe de dépendance nécessaire. La proximité du contenu religieux relève ici, dans une perspective chrétienne, de la conjoncture. Dans ce dernier cas d’espèce, on pourrait sans doute ranger l’islam.

3. La position qu’adopta finalement l’Église, située bien au-delà des deux précédentes, c’est-à-dire qui va beaucoup plus loin que celle d’une simple posture cordiale de bon voisinage ou du constat d’une filiation spirituelle commune et structurelle forte, consista plutôt à reconnaître l’élection toujours valide et toujours contemporaine du peuple juif. Au neuvième et dernier chapitre, nous tenterons de dégager des conséquences théologiques précises de cette reconnaissance officielle en lien avec l’Holocauste.

Or, dans la perspective des relations entre juifs et catholiques, cette reconnaissance peut présenter au moins deux problèmes majeurs, potentiellement très lourds d’interprétations conflictuelles et de malentendus.

Premièrement, dans le contexte d’un judaïsme extraordinairement pluriel et partiellement sécularisé – à l’instar des chrétiens, certains secteurs de la population juive n’échappent pas eux aussi à l’influence de la sécularisation – l’élection d’Israël ne va pas toujours de soi. Cette conception présuppose évidemment une vision religieuse du monde ou, moindrement, une dépendance vis-à-vis de celle-ci sous une forme sécularisée, parfois plus ou moins consciente et vague, de l’idée de peuple choisi, latente au sein de la culture.

L’Église risque donc de se retrouver dans la situation très paradoxale où elle défend l’élection divine d’Israël au sein de certaines cultures juives qui en ont elles-mêmes abandonné la croyance ou qui éprouvent de l’agacement à se la faire rappeler.

Deuxièmement, et cela est encore plus important et plus lourd de malentendus, la reconnaissance de l’élection d’Israël n’annule pas celle de l’Église. Au contraire, du point de vue chrétien, la seconde s’inscrit dans le prolongement de la première. L’élection toujours valide d’Israël s’accompagne de l’élection toujours valide du Christ. En reconnaissant la contribution contemporaine d’Israël à l’histoire du Salut, l’Église n’a jamais songé à renoncer à la sienne propre. Bien plus, et cela est absolument fondamental, il ne s’agit pas de deux élections parallèles, comme de deux trajectoires qui ne se touchent pas ou deux identités qui demeureraient étrangères l’une à l’autre. Elles se juxtaposent et trouvent sens dans leur lien de dépendance réciproque. Pour le chrétien, les deux Testaments sont distincts, mais solidaires. Dieu est un, la destinée humaine est une. L’unicité de Dieu et celle de la famille humaine impliquent qu’il n’y a qu’une seule histoire du Salut.

Ce point est capital. Il n’est pas impossible que la nouvelle théologie chrétienne du judaïsme suscite chez certains juifs plus de malaise et d’embarras que l’ancienne. Auparavant, notre éloignement théologique posait problème; aujourd’hui, c’est notre proximité théologique qui est susceptible d’être la source de tensions regrettables. Ce qui peut être, pour le chrétien, l’expression d’une fraternité spirituelle ou d’une solidarité dans la foi peut être légitimement reçu par certains juifs comme l’expression d’une usurpation blessante. Cet «amalgame» peut d’autant plus heurter à la lumière d’une longue et tenace histoire de persécutions par la majorité chrétienne.

Inacceptable pour la conscience juive, l’élection du Christ risque de devenir insupportable au regard de la Shoah. Elle ouvre la voie à une accusation compréhensible de christianisation de l’Holocauste. Quelques exemples suffiront pour illustrer notre propos.

En juin 1979, lors du pèlerinage de Jean-Paul II à Auschwitz-Birkenau, celui-ci qualifia le lieu de «Golgotha du monde moderne»157. Profanation de la souffrance juive? Récupération chrétienne d’un lieu de mémoire central au judaïsme contemporain? Violation de la mémoire juive? Nous avons tous à l’esprit la polémique qui eut cours à Auschwitz il y a à peine quelques années où les juifs s’indignèrent de la volonté polonaise d’ériger une croix au milieu de l’ancien camp de concentration ou encore celle sur l’opportunité de la présence d’un carmel à proximité du camp. Dans les deux cas, Rome dut intervenir et exigea le retrait du symbole chrétien et la fermeture du couvent158.

Et pourtant, dans sa déclaration de 1979, le Magistère ne faisait qu’exprimer le parallèle établi auparavant par un nombre considérable de penseurs et de théologiens chrétiens. Déjà en 1944, alors que les chambres à gaz fonctionnaient à fond, Karl Barth affirmait sans ambages :

La persécution insensée, effrénée du peuple juif est […] pour nous, l’image de ce «Serviteur de l’Éternel» que le livre d’Ésaïe nous montre puni et sacrifié pour les autres. N’est-ce pas N.S. Jésus Christ lui-même qui est visible, confusément, comme un miroir, derrière tous ces juifs d’Allemagne, de France, de Pologne, de Hongrie qu’on fusille, qu’on enterre vivants, qu’on entasse dans des wagons à bestiaux où ils étouffent, ou qu’on asphyxie par les gaz? Ces faits ne sont-ils pas une révélation, une lettre, un mot, une preuve de Dieu? Est-il possible que la communauté chrétienne ne voie pas de quoi, de qui il s’agit? Est-il possible que le chrétien ne tombe pas à genoux pour s’écrier : «Tu as porté les péchés du monde, Seigneur, aie pitié de nous! Dans l’ombre d’un juif persécuté et massacré, tu es là, et c’est toi qu’on rejette une fois de plus. C’est ta mort solitaire que ces événements nous montrent encore. De même que Dieu a livré son Fils pour nous, il y a deux mille ans, c’est encore le Christ lui-même qui est frappé par le destin tragique de ses frères et de ses sœurs selon la chair159.

157 George Weigel, Jean-Paul II, p. 393.

158 Sur cet épisode, on pourra consulter à bon escient, Carol Rittner et John K. Roth (éd.), Memory Offended, Praeger Publishers, 1991.