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1. Le nazisme comme pessimisme culturel

1.1. La genèse idéologique du nazisme

1.1.3. La révolution conservatrice allemande

C’est dans le prolongement du romantisme que s’inscrivent les auteurs du pessimisme culturel et de la révolution conservatrice allemande fortement critiques à l’égard de la métamorphose de leur société. Souvent nostalgiques de l’ordre ancien, habités d’un sentiment viscéral qu’une perte existentielle soit advenue avec la disparition progressive de l’époque prémoderne, aspirant à une restauration quelconque de l’autorité et à la stabilité de la société, ils fulminent contre le libéralisme tenu responsable de tous les maux sociaux, dont la classe bourgeoise est porteuse :

Le fond de leur pensée, c’est que le libéralisme est à la base de la société moderne et que tout ce qu’ils redoutent en provient : vie bourgeoise, manchestérisme, matérialisme, le parlement et les partis, le

196 Jean Dujardin, L’Église catholique et le peuple juif, p. 47.

197 Sur «l’idéologie allemande» et «le pessisme culturel allemand», voir Hans Kohn, The Intellectual Roots of National Socialism, Cambridge, Massachusets, 1938; Rohan Butler, The Roots of National Socialism, 1789-1933, London, Croom Helm, H. Fertig, 1941; George

Mosse, The Crisis of German Ideology, New York, 1961; Herman Glaser, The Cultural Roots

of National Socialism, London, 1978; Fritz Stern, Politique et désespoir, Paris, Armand Colin,

1990. Sur le Kulturprotestantismus d’avant-guerre, Richard Steigmann-Gall, The Holy Reich.

manque de leadership politique. Plus encore, ils voient dans le libéralisme la source de toutes leurs souffrances intérieures. Ils sont dégoûtés de la solitude, ils désirent une nouvelle foi, une nouvelle communauté de croyants, un monde aux normes établies sans incertitudes, une nouvelle religion nationale qui unisse tous les Allemands. Or le libéralisme refuse tout cela. Ils le haïssent donc, lui reprochant de faire d’eux des déracinés, de les couper de leur passé imaginaire et de leur foi198.

Loin de constituer un système parfaitement cohérent et homogène où toutes ses composantes seraient pleinement intégrées, les tenants de la révolution conservatrice, bien que militants engagés dans le siècle, traduisent plutôt une sensibilité esthétique et intellectuelle qu’une option politique clairement identifiable :

La «Révolution conservatrice» et ses antécédents ne constituent en aucun cas une «idéologie» unifiée et systématique, mais une «Weltanschauung» multiforme, une constellation sentimentale autant qu’intellectuelle, un magma susceptible de donner naissance à une grande variété d’options politiques concrètes199.

L’historien Louis Dupeux a identifié les éléments communs à cette mouvance200. Premièrement, la révolution conservatrice allemande est une

œuvre de combat contre la pollution morale et politique personnifiée par le libéralisme. Ce dernier est donc la cible par excellence de ses attaques et de ses dénonciations. Deuxièmement, les conservateurs révolutionnaires ont tous en commun de bercer le rêve d’une restauration, souvent mystique, de l’État. Troisièmement, l’antisémitisme est fréquent au sein de cette sensibilité sans pour autant occuper son centre de gravité – ce qui le démarque fortement du nazisme. Quatrièmement, on observe au sein de cette mouvance une aspiration partagée à la réhabilitation d’une nation organique unifiée par une vision commune du monde. C’est l’idée d’un retour à la communauté au détriment de la société et de son pluralisme qui porte atteinte à sa vision sociale englobante.

198 Fritz Stern, Politique et désespoir, p. 10.

199 Louis Dupeux, «‘‘Révolution conservatrice’’ et hitlérisme : essai sur la nature de

l’hitlérisme», dans La «Révélation conservatrice» dans l’Allemagne de Weimar, Paris, Kimé, 1992, p. 204.

Un État foncièrement fort, voire dictatorial, parachève l’harmonie nationale en incarnant son unité et sa puissance. On retrouve ici l’aspiration romantique classique à l’unité et à la totalité. Cinquième composante, l’élitisme, la croyance que la masse du peuple doit être guidée et éclairée par une classe dominante qui transmettra ses valeurs à l’ensemble du corps national :

Enfin et surtout, quête d’une nouvelle aristocratie, ayant fait siennes les vertus prêtées au «prussianisme» : abnégation, sens du Service, obéissance intelligente, travail méthodique, etc. C’est à cette nouvelle aristocratie du mérite qu’il reviendra de conduire les masses201.

Finalement, dernier point digne de mention, la mise en valeur et l’insistance sur les caractéristiques culturelles distinctes de chaque nation dans une vision mosaïque de juxtaposition des peuples en lieu et place de l’universalisme abstrait des Lumières axé sur l’individualisme et la commune appartenance au genre humain. L’accent est mis sur les valeurs d’appartenance à un groupe linguistique et national. La perspective du devenir humain est dès lors envisagée en termes de rapports de force et de domination entre les peuples avec pour corollaire, l’exigence éprouvée pour un «espace vital» assurant la pérennité matérielle de l’élément national. Ce dernier élément peut surprendre, mais rappelons-nous la prépondérance de l’agriculture dans la vision économique romantique de cette époque.

La vision égalitaire des individus chère à l’universalisme des Lumières se retrouvant, pour ainsi dire, seule, à la suite de l’abolition des corps intermédiaires, dans un face à face direct avec l’État moderne, ouvre la voie au nationalisme. À l’instar du romantisme, le nationalisme procède et s’oppose donc tout à la fois aux Lumières. Il emprunte à la modernité son égalitarisme tout en s’opposant à un universalisme abstrait qui évacue les distinctions nationales. Ces entités hybrides – et nous retrouverons le même phénomène dans l’analyse du nazisme – complexifient la compréhension que nous avons de ces mouvances philosophiques et politiques. Souvent à leur propre insu, elles empruntent des composantes importantes de l’autonomie qu’elles contestent par

ailleurs avec l’âpreté du désespoir, sinon avec haine. Cette double appartenance à la modernité et à la contre-révolution est souvent occultée par les diverses tentatives d’élaboration historiographique.

Dans le prolongement de la critique romantique, le nationalisme souligne l’importance de réhabiliter les valeurs d’enracinement et d’appartenance culturelle à l’encontre d’une représentation de la subjectivité qui récuse toute forme d’antériorité à elle-même comme aliénation. L’extrémisme nationaliste allemand trouvera son expression populaire dans le courant völkisch qui tempête contre le judéo-christianisme, la modernisation galopante, le bolchevisme et souvent les juifs, tous tenus pour des ferments de décadence responsables des problèmes qui affligent l’Allemagne.