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3. Une religion politique issue de la sécularisation?

3.4. Le rapport entre religion politique et sécularisation

Un des aspects importants du débat contemporain sur le nazisme comme religion politique doit faire l’objet d’un traitement distinct, il concerne la relation ente la sécularisation et le nazisme.

291 Philippe Burrin, op. cit., p. 325. 292 Stanley Stowers, op. cit., p. 23. 293 Ibid.

Mark E. Ruff pose clairement la question : «What was the long-term significance of the Nazis’ religious attitudes? Historians can place these jumbled beliefs in the larger context of a post-Christian Europe294.» Quel statut doit-on octroyer aux religions politiques dans l’histoire du monde moderne et plus particulièrement, comment situer le rapport qu’elles entretiennent avec le processus historique de la sécularisation ?

À cette question, Ruff explore deux réponses possibles. La première est celle du rapport entre nazisme et sécularisation; la seconde, entre nazisme et théologie libérale.

En vertu de la première, l’entreprise nazie s’inscrirait dans le prolongement du mouvement de la sécularisation pour en hâter, sinon en achever le processus :

Even if the Nazis believed that they were fighting secularism and thwarting secularisation, as Steigmann-Gall insists, their own anti- Christian actions and anticlerical beliefs paradoxically promoted secularization, or at least, the end of confessionalism, which some sociologists of religion and theologians see as the precursor to secularism295.

Une autre interprétation est toutefois possible, selon Ruff. Le nazisme aurait peut-être opéré selon une dynamique proche de la théologie libérale de la première moitié du XXe siècle. Des convergences pourraient s’esquisser à la fois au chapitre d’une méthodologie sélective pour la définition de la normalité doctrinale et en termes des conséquences objectives engendrées :

Similarly, one might view their effects as similar to those of liberal Protestantism on Christian faith in Germany. Already in the late nineteenth century, many liberal Protestants in Germany called into question many Christian orthodoxies but outwardly retained a Christian vocabulary and patterns of thought. In their rational theologies, their embarked upon a search for the «historical Jesus», posited rational explanations for Christ’s alleged miracles, leading to what Robert Ericksen called a «loss of content» and a «loss of constituency». Neither all liberal Christians nor all Nazis, moreover, formally left the churches, including most tellingly, Hitler [...] But the children of both

294 Mark E. Ruff, op. cit., p. 264. 295 Ibid.

liberal Protestants and Nazis in the 1930’s may have been less likely to retain their Christianity, once they reached adulthood296.

Si l’on suit l’analyse de Ruff, nous serions en présence de deux phénomènes historiques distincts, mais qui convergeraient par ailleurs à moyen terme vers le même résultat. Les voies empruntées et les modalités d’expression ou d’opération seraient différentes, mais elles s’inséraient toutes deux dans le mouvement général de la sécularisation en conduisant à un abandon du christianisme. Le premier, par le moyen direct de la persécution des Églises et le second, par un affaiblissement progressif de l’adhésion religieuse s’étendant sur plusieurs générations.

Philippe Burrin résume bien la pensée d’Éric Voegelin sur le rapport entre sécularisation et religion politique lorsqu’il écrit que

Voegelin located the origin of modern political religions in the breakdown of the Christian community at the end of the Middle Ages and in the emergence, on its ruins, of political communities that ceased referring to the divinity and gradually centered on their own sovereignty, a development marked by man’s claim to find meaning in the earthly world alone[...]297.

Selon ce raisonnement, l’implosion de la Chrétienté s’est non seulement traduite par l’apparition de religions politiques substitutives, mais elle les a aussi caractérisées, c’est-à-dire que celles-ci se définissent par leur fermeture à la Transcendance. Il résulte non pas une abolition du sens, mais son transfert reporté sur des nouvelles communautés, telles que la nation ou la classe des travailleurs. C’est exactement notre position. Pour reprendre notre vocabulaire et l’interprétation de l’histoire moderne proposée dès le premier chapitre, les religions politiques représentent des subjectivismes sacralisés. Comme le souligne Philippe Burrin, «Fascism, Nazism and communism are pure products of that secularization process which turned the political into a sphere of human action that recognizes no legitimate criteria of validation other than its own»298.

296 Ibid.

297 Philippe Burrin, op. cit., p. 323. 298 Ibid., p. 326.

Elles sont à la fois très modernes par leur appartenance à la philosophie de l’autonomie, tout en étant très religieuses. Si cela est vrai, alors les religions politiques ne représenteraient pas le terme du processus de sécularisation ̶ compris comme l’extinction définitive du religieux –, mais une étape intermédiaire dans la décomposition du paysage religieux européen. En revanche, une certaine continuité doit sans doute être établie dans la primauté de la communauté que les religions politiques et la Chrétienté auraient en partage. Elles auraient toutes en commun de ne pas être individualistes. Les éléments de proximité ne se limitent donc pas à la seule question religieuse; ils incluent tout autant une certaine interprétation «communautarienne» du lien social.

Cette idée des religions politiques comme étape intermédiaire dans le processus historique de sécularisation rejoindrait l’intuition d’Augusto Del Noce. Pour cet auteur, il y aurait eu, aussi paradoxal que cela puisse paraître, une période religieuse dans l’histoire de la sécularisation :

Nous pouvons distinguer dans l’époque de la sécularisation une période que l’on dira sacrée (par référence au phénomène des religions séculières, qui associe communisme, nazisme et fascisme) et une période profane […] Fascisme et nazisme appartiennent tout entiers à la période «sacrée». En revanche, le phénomène nouveau qui caractérise de manière typique la période «profane», c’est la société opulente299.

Selon George Steiner, le communisme serait lui aussi une de ces religions séculières. Son ressort spirituel entrerait en écho avec la religion biblique :

Même lorsqu’il se proclame athée, le socialisme de Marx, de Trotski ou d’Ernst Bloch est enraciné dans l’eschatologie messianique. Rien n’est plus religieux, plus proche de l’extatique rage de justice des prophètes, que le socialisme détruisant par avance la Gomorrhe bourgeoise et instaurant pour l’homme une cité claire et neuve300.

299 Augusto Del Noce, L’Époque de la sécularisation, p. 154. 300 George Steiner, Dans le château de Barbe-Bleue, p. 54.

Phillipe Burrin opère une étonnante distinction entre sécularisation et humanisme athée. Selon lui, le nazisme est lié avec le premier, mais non avec le second :

[I]t seems difficult to agree with Voegelin’s approach, according to which Nazism was the offspring of humanism. Nazism was the child of the secularisation process through its glorification of the political and its quasi-scientific vision of nature and the human species. But at the same time, Nazism was the desire to reenchant a world subjected to a process of rationalization that brings with it not only science but also the values of reason, free enquiry and individualism301.

Si cette distinction est intéressante – car en effet trop souvent nous amalgamons l’un et l’autre – nous ne pouvons toutefois y souscrire. Notre position nous rapproche plutôt de Voegelin. Si le nazisme procédait effectivement d’une volonté de réenchantement, ce qui est vrai, cela n’invalide pas la proximité spirituelle entre nazisme et humanisme athée, mais indique plutôt que ce dernier ne représente pas une option spirituelle viable à long terme. En dépit de ses prétentions, l’humanisme classique n’est jamais absolument vidé de sacralisation. L’humanisme immanent n’est qu’une simple représentation conceptuelle, dans les faits il n’existe pas dans la nature, car il porte atteinte au besoin inhérent de l’homme de sacré. Par voie de conséquence, le nazisme n’est qu’une illustration de cette réalité.

À notre sens, toutes ces analyses convergent pour confirmer chez la personne humaine un besoin permanent, inné et irrépressible de Sens. L’incapacité de trouver des réponses satisfaisantes à la quête spirituelle universelle débouche à son tour sur le désarroi du vide existentiel :

Le déclin de la religion se paie en difficulté d’être-soi. La société d’après la religion est aussi la société où la question de la folie et du trouble intime de chacun prend un développement sans précédent. Parce que c’est une société psychiquement épuisante pour les individus, où rien ne les secourt ni ne les appuie plus face à la question qui leur est retournée de toutes parts en permanence pourquoi moi? Pourquoi naître maintenant quand personne ne m’attendait? Que me veut-on? Que faire de ma vie quand je suis seul à la décider? Serai-je jamais

comme les autres? Pourquoi est-ce que cela ̶ la maladie, l’accident, l’abandon ̶ tombe sur moi? À quoi bon avoir vécu si l’on doit disparaître sans laisser de traces, comme si, aux yeux des autres, vous n’aviez pas vécu? Nous sommes voués à vivre désormais à nu et dans l’angoisse ce qui nous fut plus ou moins épargné depuis le début de l’aventure humaine par la grâce des dieux. À chacun d’élaborer ses réponses pour son propre compte302.

Il est impérieux de bien saisir que le mouvement allemand de pessimisme culturel hostile à l’Aufklärung est lui-même l’expression d’un désarroi existentiel issu des apories philosophiques et des impasses spirituelles des Lumières. Certes, celui-ci est également aggravé par des phénomènes de transformations rapides et déchirants liés à la modernité matérielle, tels que l’industrialisation et l’urbanisation, mais il ne s’agit là que d’éléments somme toute périphériques et secondaires. Cette réaction n’a pas pour objet premier la modernité matérielle, mais bien la spiritualité défaillante de la modernité, nommément le libéralisme, incapable, précisément en raison de sa fermeture à la Transcendance et de son rejet des «objectivités tenues pour extérieures» (Dieu, histoire, traditions, droit naturel, etc.), d’offrir une interprétation de la modernité qui ne soit ni mutilante ni déracinante, mais respectueuse de l’intégrité des aspirations naturelles et légitimes de la personne humaine.

Ultimement, les religions politiques sont advenues parce qu’un vide avait été créé par l’éclipse progressive, mais certaine du christianisme. L’homme européen a par conséquent reporté son besoin de sacré sur d’autres objets, tels que la race ou l’espérance en une révolution mondiale des travailleurs pour des lendemains qui chanteraient. C’est au fond ce que voulait dire Nicolas Berdiaev lorsqu’il écrivait qu’«un homme ne peut vivre pour lui seul et n’être au service que de lui-même. S’il ne possède le Vrai Dieu, alors il se crée de faux dieux303.» Ou encore :

L’homme ne peut supporter la solitude dans laquelle l’a jeté l’époque historique humaniste : il se décompose à cause de cette solitude, il

302 Marcel Gauchet, Le Désenchantement du monde, p. 302. 303 Nicolas Berdiaev, Le Nouveau Moyen Âge, p. 63.

invente des substituts et des succédanés pour une union spirituelle et pour des liens spirituels, il se crée des pseudo-Églises304.

De même, Hannah Arendt :

Les révolutions de l’époque moderne apparaissent comme des tentatives gigantesques pour réparer ces fondations, pour renouer le fil rompu de la tradition, et pour établir, en fondant de nouveaux corps politiques, ce qui pendant tant de siècles a donné aux affaires des hommes dignité et grandeur305.

Le pessimisme culturel face à une modernité jugée menaçante a cru trouver une solution satisfaisante dans la religion politique et la révolution. Dans son œuvre principale, L’Époque de la sécularisation, Augusto Del Noce a fort bien défini ce qu’il appelle «l’attitude révolutionnaire». Celle-ci devrait être comprise comme le «remplacement de la religion par la politique en vue de la libération de l’homme»306. Qu’elle en soit consciente ou non, l’idée révolutionnaire relèverait invariablement d’une aspiration religieuse. Ainsi, les deux thèses du nazisme comme pessimisme culturel et religion politique ne s’annuleraient pas, mais elles se compléteraient sous la forme d’une succession chronologique. La modernité technique et bureaucratique du Troisième Reich, quant à elle, aurait apporté à la révolution brune et à la religion politique du sang et du sol les moyens de ses ambitions.