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Les Lumières, source idéologique des totalitarismes athées

L’avènement de la modernité consacre l’apparition d’une nouvelle conception du sujet coupé de toute référence extérieure. Livrée à elle-même et n’étant plus située, la souveraineté du sujet n’est plus limitée par les considérations transcendantes, coutumières ou culturelles : il devient pure volonté dans une unique visée d’affirmation de soi. Cette thèse a été élégamment résumée dans le roman de Dostoïevski, Les Frères Karamazov : «Si Dieu n’existe pas, alors tout est permis.»

Dans son ouvrage consacré à l’histoire de la subjectivité moderne, L’Ère de l’individu, Alain Renaut rappelle que «[d]ans toute une tradition qui, partant de Heidegger, conduit aussi bien vers Arendt que vers Lefort, le phénomène totalitaire s’est trouvé interprété à travers sa mise en relation avec le règne de la subjectivité»81. C’est en ces termes qu’il reconstitue les soubassements philosophiques de cette hypothèse :

[L]e totalitarisme se définit à l’évidence comme la tentative d’une politique de domination totale; or un tel projet ne peut être conçu que là où l’on représente le champ socio-historique comme susceptible d’être intégralement contrôlé par un pouvoir qui se le rendrait transparent, en rationaliserait tous les aspects, bref s’en rendrait «comme maître et possesseur»; en ce sens, le fantasme de la domination totale ne serait que l’ultime et plus monstrueux visage de la promotion moderne («cartésienne») de la subjectivité, et les beaux idéaux de l’humanisme et des Lumières, qui croyaient libérer l’homme en affirmant sa souveraineté sur le réel et en dissipant les ténèbres du non-savoir, se seraient retournés dans leurs contraires : l’humanisme aurait pour vérité le déchaînement de l’inhumain, l’Aufklärung s’accomplirait, à travers la visée d’une société entièrement «éclairée», entièrement transparente au regard de la raison, dans l’univers totalitaire comme société entièrement administrée82.

Renaut se réfère uniquement à des philosophes – Heidegger, Arendt et Lefort –, mais il aurait bien pu mentionner tout autant dans le domaine de la

81 Alain Renaut, L`Ère de l’individu, p. 16. 82 Ibid.

pensée théologique les mises en garde du Magistère ecclésial dès le XIXe siècle qu’Henri de Lubac83 en plein milieu du XXe siècle et tout récemment une reprise de la même thématique par l’ancien théologien de la Maison pontificale, Georges-Marie Cottier84. Ou le philosophe chrétien, Nicolas Berdiaev85.

On retrouve dans la littérature plusieurs types d’analyse dont chacune privilégie une dimension différente qui se dégagerait de la subjectivité moderne.

Premièrement, une subjectivité libérée de la contrainte transcendante sombre dans le subjectivisme dans une aspiration au contrôle total de soi-même et de son environnement. On pourrait définir le subjectivisme comme la subjectivité sans normes. Le subjectivisme devient projet de domination ou d’affirmation sans limites de l’individu. Le passage de l’Imago Dei au subjectivisme, c’est la transition d’une certaine idée de la dignité de l’homme à l’individualisme. C’est le déplacement de l’homme comme don de soi à l’individu comme affirmation de soi. Cette dernière peut revêtir deux formes, individuelle ou collective. Dans le premier cas de figure, on parlera d’individualisme; dans le second, de nationalisme. L’affirmation sans limite du soi collectif : c’est la définition même du fascisme et du totalitarisme nazi. Sans limite signifie ici, d’abord et avant tout, l’absence de toute forme de contraintes morales. L’éclipse de la transcendance, celle du Dei ou celle du Logos, est celle de la morale. Selon cette lecture, l’athéisme n’est pas un humanisme.

Deuxièmement, non seulement l’homme, mais la Création elle-même est aussi coupée de sa relation originelle à Dieu. La Création devient dès lors nature, c’est-à-dire un étant, une chose démythisée, disponible pour les besoins exclusifs de l’homme jusqu’à son épuisement. Elle n’a plus de valeur en soi, elle est exclusivement dépendante de l’humain. À l’instar du parallèle entre subjectivité et subjectivisme, la Création présuppose la Transcendance, alors que la Nature s’y soustrait. La philosophie cartésienne de l’homme «maître et

83 Cf. Henri de Lubac, Le Drame de l’humanisme athée, Paris, Cerf, 1998. 84 Cf. Cardinal Georges-Marie Cottier, Vous serez comme des dieux.

possesseur» de la nature est ainsi mise en cause comme l’une des sources du totalitarisme dans une entreprise de maîtrise et de contrôle total de la nature. Contrairement au concept de nature, celui de Création présupposait que celle-ci entretienne un lien quelconque avec Dieu, ce qui contraignait en retour l’homme à la responsabilité, à être un bon intendant de la Création dans l’attente d’un jugement éventuel du Créateur.

C’est sans doute Heidegger qui a poussé le plus loin cette critique de la modernité comme réduction de l’étant à un réservoir de disponibilité au service des caprices de l’homme. L’étant est mis en demeure de se manifester aux seuls moments décidés par l’homme. Ainsi, Jean Beaufret note que l’interrupteur électrique, en dépit de sa familiarité pour le commun des mortels, «a été une des choses qui ont plongé Heidegger dans la stupeur la plus admirative»86. Cet exemple illustre la nouvelle réalité moderne où la nature est sommée à se soumettre au moment et à l’endroit précis décidé par le sujet. Dès lors, l’homme moderne ne conçoit plus les objets de son environnement pour ce qu’ils sont en eux-mêmes, mais les appréhende sous le mode de la disponibilité, c’est-à-dire dans une perspective étroitement utilitaire :

Tout (l’étant dans sa totalité) prend place d’emblée dans l’horizon de l’utilité, du commandement, ou mieux encore de celle du commanditement de ce dont il faut s’emparer… Plus rien ne peut apparaître dans la neutralité objective d’un face à face. Il n’y a plus que des Bestände, des stocks, des réserves, des fonds87.

Le règne de la technique implique le subjectivisme ou l’anthropocentrisme lequel conduit à son tour au désenchantement déjà énoncé au début du siècle par Max Weber. Ainsi, Rüdiger Safranski, auteur d’une biographie intellectuelle d’Heidegger résume :

[C]ette position fondamentale se caractérise, selon Heidegger, par la transformation de l’homme en un «sujet» pour qui le monde devient un simple ensemble d’«objets» réels et possibles, qui peuvent être dominés, utilisés, préservés ou éliminés […] il [l’homme] ne se perçoit

86 Jean Beaufret et Frédéric de Towarnicki, Entretiens avec Frédéric de Towarnicki, Paris, PUF,

1984, p. 77.

plus comme un élément du monde – ce monde lui fait désormais face, et il le fixe dans une image du monde. L’homme devient le point de référence central de l’étant en tant que tel […] il éprouve ce qui lui résiste comme un écart, un accident, un hasard. Ainsi le mystère disparaît du monde88.

Ce rapport de l’homme moderne avec son environnement, caractérisé par une relation sujet-objet, contraste fortement, selon Heidegger, avec l’époque des Grecs où l’homme s’estimait partie intégrante de la nature. Concevoir la nature comme un monde extérieur au sujet eut été incompréhensible pour un Grec. L’homme et l’étant n’étaient qu’un dans le respect mystérieux voué à l’être. Ce changement de perspective des Grecs aux Modernes est grandement imputable au christianisme avec sa hiérarchie rigide entre l’homme et l’étant qui dévalorisait ce dernier au profit de l’homme dans le cadre d’un projet salvateur conçu certes par Dieu, mais pour l’homme.

Toutefois, et beaucoup plus sournoisement, l’effet pervers le plus redoutable et le plus révélateur de la modernité ne se limite pas à une domination totale de la technique sur l’ensemble des activités humaines, mais sur la perception que les hommes ont d’eux-mêmes. L’homme lui-même se retrouve rabaissé au rang de fonds disponible et de bien utilitaire89.

En plus des deux réflexions précédentes, on retrouve dans la littérature d’autres considérations intéressantes. Selon Frédéric Rouvillois, c’est l’idéologie du progrès elle-même qui serait mise en cause :

Il est inévitable, dès lors que l’on adopte une conception «optimiste» de l’histoire humaine et que l’on affirme la réalité du progrès, de le supposer nécessaire, et donc perpétuel. Mais si on le conçoit de la sorte, pratiquement infini, et que l’on en déduit que l’homme, par son travail et son intelligence, se rendra «maître et possesseur» de l’univers, peut-on croire qu’il ne finira pas aussi par (re)construire le paradis terrestre? Par égaler, puis par dépasser le Créateur de cette nature qu’il transforme et domine chaque jour un peu plus? Or, si l’homme effectivement progresse, peu importe d’où il part, de l’état de nature, de l’animalité ou du néant : il sait que tout lui est promis, que tout lui est

88 Rüdiger Safranski, Heidegger et son temps, Paris, Grasset, 1996, p. 313.

89 En revanche, chez Heidegger, le règne de la technique n’est pas induite par une volonté

dû, puisqu’un jour il sera «l’homme total», «homme nouveau» ou «surhomme», semblable à Dieu et Dieu pour lui-même. Tout lui est dû, il peut donc tout faire pour l’obtenir : c’est de cette espérance et de ces certitudes que naîtra, au XXe siècle, le rêve totalitaire90.

L’idéologie du progrès correspondrait à une vision totalitaire d’emprise globale sur l’histoire échappant à la volonté humaine, ordonnée à l’instauration d’un paradis sur terre, animée d’un esprit d’ingénierie sociale de «l’homme nouveau», profondément anthropocentrique. Bref, une évolution centrée exclusivement sur l’homme et sa satisfaction. Autrement dit, le progrès serait une autre illustration de l’utopisme propre à la modernité.

On retrouve également tous ces éléments dans les idéologies modernes comme système complet d’explication du monde où rien n’échappe au politique qui englobe toute l’existence humaine. L’historien François Furet a proposé une définition de l’idéologie. On retrouverait également en celle-ci des accents religieux :

Le terme d’idéologie désigne ici deux choses, qui sont à mes yeux constitutives du tuf même de la conscience révolutionnaire. D’abord, que tous les problèmes individuels, toutes les questions morales ou intellectuelles sont devenues politiques, et qu’il n’y a pas de malheur humain qui ne soit justifiable d’une solution politique. Ensuite que, dans la mesure où tout est connaissable, et tout transformable, l’action est transparente au savoir et à la morale; les militants révolutionnaires identifient donc leur vie privée à leur vie publique et à la défense de leurs idées : logique formidable qui reconstitue, sous une forme laïcisée, l’investissement psychologique des croyances religieuses. Si la politique est devenue le domaine du vrai et du faux, du bien et du mal, si c’est elle qui trace les lignes de partage entre les bons et les méchants, nous sommes dans un univers historique dont la dynamique est entièrement nouvelle91.

À la suite d’Hannah Arendt, la quatrième analyse met en lumière la vulnérabilité de l’homme moderne en raison de sa solitude. Pour la philosophe allemande, le déracinement supranaturel et spirituel rend le totalitarisme possible, voire attrayant, car il dépossède l’individu de toutes résistances

90 Frédéric Rouvillois, L’Invention du progrès, Paris, Kimé, 1996, p. 444.

possibles : «Seuls des individus isolés peuvent être totalement dominés. Hitler a pu faire reposer son organisation sur l’assise solide que lui offrait une société déjà atomisée92.»

Arendt soulignait ainsi «avec quelle facilité déconcertante tant de personnes ont troqué leur chemise rouge pour une brune et, si cela ne se révélait pas satisfaisant, repris la première, uniquement pour en changer à nouveau quelques temps plus tard»93. C’est dire que l’embrigadement totalitaire correspond à un besoin social pour une époque spécifique. Elle signale ainsi que l’attrait de ces mouvements de masse était moins l’idéologie proprement dite que l’appartenance à une fraternité humaine. On pourrait sans doute également ajouter le sentiment de prendre part au mouvement général de l’histoire. À travers cette appartenance à un plus grand que soi – la race aryenne, la nation allemande, le Reich de mille ans, les jeunesses hitlériennes, les rassemblements de Nuremberg, le mouvement de l’histoire – on accède également à certaines formes de transcendance qui arrivent à point pour combler en partie et artificiellement le vide créé par la perte de la Transcendance.

Hannah Arendt fait ainsi ressortir que «la perte de nos racines spirituelles et sociales, est la grande destinée commune de notre époque, notre lot à tous, même si les degrés d’intensité et de souffrance varient beaucoup»94. Elle précise que «[l]orsque nous parlons de société atomisée et d’individus isolés, nous voulons désigner une situation où les gens vivent sans rien avoir en commun, sans avoir en partage un quelconque domaine, visible et tangible, du monde»95. Le totalitarisme vient combler ce vide en offrant à tous un bien commun, une fraternité partagée. L’impact est donc à la fois horizontal en liant les gens entre eux et vertical puisqu’il s’érige en transcendance :

92 Hannah Arendt, La Nature du totalitarisme, p. 105. 93 Ibid., p.104.

94 Ibid., p.106. 95 Ibid., p.105-106.

L’esseulement comme corollaire de l’absence de compagnie et du déracinement est, du point de vue de l’homme, la maladie dont souffre le monde où nous vivons […] au désespoir qui croît tout autour de nous et dont nous ne tenons pas compte lorsque nous nous contentons de dénoncer ou que nous pensons que ceux qui cèdent à la propagande totalitaire sont des gens stupides, peu recommandables ou mal informés? Il n’en est rien : ils ont seulement échappé au désespoir de l’esseulement en s’adonnant aux vices de la solitude96.

Ou encore :

Les périls que le totalitarisme expose à nos regards […] tiennent à l’absence de racines et à la désolation […] Il s’agit évidemment là de symptômes de la société de masse, mais leur signification véritable est loin d’être épuisée par ce seul aspect. Ces dangers impliquent une déshumanisation, et […] celle-ci [a] été conduite à son terme le plus effroyable dans les camps de concentration97.

Le camp de concentration représenterait un microcosme et un condensé de l’anomie généralisée. Il reflèterait en l’aggravant à son paroxysme, la société du dehors, privée de racines, de traditions communes, d’un bien partagé.

On retrouve chez Nicolas Berdiaev des similitudes frappantes lorsqu’il écrit que «[l]’homme est infiniment las et prêt à s’en remettre à toutes sortes de collectivités dans lesquelles l’individualité humaine disparaît définitivement. L’homme ne peut pas supporter sa déréliction, sa solitude»98. La réflexion pointe vers la thématique des religions politiques qui sera celle du chapitre trois. En le coupant de la transcendance nourricière, l’humanisme des Lumières aurait retiré l’homme de son appartenance commune à l’Église et à la Chrétienté qui donnait sens à son existence et comblait ses besoins existentiels et sociaux. Il aurait ainsi affaibli l’homme en le livrant à une solitude insupportable. À leur tour, les religions politiques du XXe siècle auraient su recycler pour elles-mêmes l’élan spirituel des religions traditionnelles. Comme l’écrit Berdiaev, «[l]a collectivité se substitue chez Marx au Dieu perdu»99.

96 Ibid., p.108.

97 Ibid., p.108-109.

98 Nicolas Berdiaev, Le Nouveau Moyen Âge, p. 18. 99 Ibid., p. 31.

Le philosophe russe va toutefois beaucoup plus loin que sa collègue allemande. Empruntant le langage théologique de l’Imago Dei, il ne se contente pas de situer l’émergence des totalitarismes dans l’humanisme abstrait, mais voit tout autant dans celui-ci la défiguration de l’homme une fois celui-ci dépossédé de ses sources vitales et historiques : «L’humanisme abstrait, coupé des fondements divins de la vie, du concret spirituel, doit conduire à l’extermination de l’homme, de l’image divine100.» Il résume l’ensemble de l’histoire moderne comme celle d’un retournement spectaculaire d’invalidation de l’optimisme d’émancipation des Lumières :

Toute l’histoire moderne a été la dialectique intérieure de l’auto- dévoilement, de l’auto-négation des principes humanistes qui avaient été mis à sa base lors de sa naissance […] La foi en l’homme et en ses forces propres a chancelé. Elle régissait l’histoire moderne, mais l’histoire moderne a ébranlé cette foi […] L’humanisme a non pas renforcé mais affaibli l’homme : tel est le résultat paradoxal de l’histoire moderne. L’homme s’est perdu et non pas retrouvé dans son affirmation de soi […] il y a un manque de correspondance tragique entre le début et la fin de cette dernière […] L’entreprise de l’histoire moderne n’a pas réussi, elle n’a pas glorifié l’homme comme elle voulait le glorifier. Les promesses de l’humanisme ne se sont pas réalisées101.

Henri de Lubac arrive à la même conclusion. L’humanisme athée se serait révélé un échec retentissant :

Que sont en effet devenues les hautes ambitions de cet humanisme, non seulement dans les faits, mais dans la pensée même de ses adeptes ? Qu’est devenu l’homme de cet humanisme athée ? Un être que l’on ose à peine encore appeler «être» […] une cellule tout entière immergée dans une masse en devenir […] Qu’on n’y cherche donc pas quelque retraite inviolable, qu’on n’y prétende pas découvrir quelque valeur imposant à tous le respect. Rien n’empêche de l’utiliser comme un matériel ou comme un outil, que ce soit en vue de préparer quelque société future, ou d’assurer dans le présent même la domination d’un groupe privilégié. Rien n’empêche même de le rejeter comme inutilisable […] l’on retrouve toujours le même caractère fondamental, ou plutôt l’on constate la même absence. Cet homme est, à la lettre, dissous. Que ce soit au nom du mythe ou au nom de la dialectique,

100 Ibid., p. 30. 101 Ibid., p. 17-18.

perdant la vérité, il se perd lui-même. En réalité, il n’y a plus d’homme, parce qu’il n’y a plus rien qui dépasse l’homme102.

De même, le philosophe italien Rocco Buttiglione écrit que «la seconde guerre mondiale marque la catastrophe de l’immanentisme éthique : c’est précisément à Auschwitz que le dogme fondamental de cette philosophie de l’histoire […] est contredit de la manière la plus sanglante»103.

Berdiaev met en cause l’individualisme, mais pas n’importe lequel, celui qui s’est détaché de la Tradition judéo-chrétiennne :

L’histoire moderne, issue de la Renaissance, a développé l’individualisme. Mais l’individualisme est apparu comme la perte de l’individualité humaine, comme la destruction de la personne. Et nous vivons la fin douloureuse de l’individualisme privé de tout fondement spirituel. L’individualisme a dévasté l’individualité humaine, il a privé la personne de forme et de contenu, il l’a pulvérisé. Telle est la loi de la vie : l’individualité humaine est forte, florissante et a de l’épaisseur lorsqu’elle reconnaît des réalités et des valeurs surhumaines et sur- personnelles et qu’elle s’y soumet; l’individualité humaine est affaiblie, dévastée et se flétrit quand elle les nie104.

En fait, la pensée berdiaevienne fut prophétique. Rappelons que l’exilé de la Grande Russie a publié ses réflexions en 1924 après la Révolution d’octobre (1917), mais avant l’Holocauste nazi :

L’homme européen de l’histoire moderne fut condamné à boire jusqu’à la lie toutes les illusions humanistes pour arriver, au sommet de cette époque historique, à l’autodestruction, à l’ébranlement de fondements mêmes de l’image humaine105.

Et de conclure que l’éclipse du caractère transcendant de la personne humaine consacre la perte de l’homme lui-même : «Si Dieu n’est pas, alors l’homme n’est pas non plus, voilà ce que notre temps découvre de façon expérimentale106.»

Pour Jean-Marie Lustiger, c’est le rationalisme des Lumières qui serait ultimement responsable de la Solution finale. Le rationalisme se distingue de la

102 Henri de Lubac, Le Drame de l’humanisme athée, p. 62-63.

103 Rocco Buttiglione, La Pensée de Karol Wojtyla, Paris, Fayard, 1984, p. 26. 104 Nicolas Berdiaev, Le Nouveau Moyen Âge, p. 28-29.

105 Ibid., p. 27. 106 Ibid., p. 58.

raison naturelle en ce que, contrairement à cette dernière, il est fermé sur la