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Les années 1998 et 2000 furent particulièrement importantes pour le dialogue entre juifs et chrétiens, notamment dans leur rapport avec l’Holocauste. En 1998, Jean-Paul II canonisa sainte Thérèse Bénédicte de la Croix – Édith Stein, juive allemande convertie au catholicisme et morte à Auschwitz –, et le Saint-Siège publia Nous nous souvenons : une réflexion sur la Shoah qui fut suivi, deux ans plus tard, par le pèlerinage du souverain pontife en Terre Sainte. En raison de l’objet de notre problématique de recherche, ces deux derniers événements méritent une attention particulière.

Au Mémorial de Yad Vashem134, s’exprimant au nom de l’Église

universelle et soulignant le caractère transcendant de la personne humaine, Jean-Paul II réitéra sa condamnation du racisme et de l’antisémitisme, en particulier lorsque ceux-ci sont perpétrés par des chrétiens :

En tant qu’évêque de Rome et successeur de l’apôtre Pierre, j’assure le peuple juif que l’Église catholique, poussée par la loi de vérité et d’amour de l’Évangile et en aucun cas par des considérations politiques, est profondément attristée par la haine, les actes de persécution et les manifestations d’antisémitisme dirigées contre les

134 «Yad Vashem» signifie «nom éternel» et vient du livre d’Isaïe : «Je leur donnerai dans ma

juifs par des chrétiens quels que soient l’époque et le lieu. L’Église rejette le racisme sous quelque forme que ce soit comme un reniement de l’image du Créateur inhérente à tout être humain135.

Ce rejet d’ordre général de l’antisémitisme faisait suite à une demande formelle de pardon de la part de l’Église pour ses enfants dans le document Nous nous souvenons : une réflexion sur la Shoah. Concernant spécifiquement l’attitude de beaucoup de chrétiens au moment du déroulement de l’Holocauste, on pouvait y lire :

L’Église catholique désire exprimer sa profonde douleur devant la défaillance de ses fils et de ses filles de tout âge. Ceci est un acte de repentance (teshouva), puisque, comme membres de l’Église, nous sommes liés aux péchés aussi bien qu’aux mérites de tous ses enfants. L’Église approche avec un profond respect et une grande compassion l’expérience d’extermination, la Shoah, subie par le peuple juif durant la Seconde Guerre mondiale136.

Une précision s’impose ici, car l’absence de certaines distinctions peut conduire à des malentendus importants, source de discordes éventuelles regrettables. En son sens plénier, «l’Église» renvoie à l’épouse mystique de Jésus-Christ et, à ce titre, elle est tenue pour pure et sans péchés. Selon cette acception, l’Église ne peut errer ou chuter. En revanche, les «fils et filles de l’Église» sont, comme tout être humain, sujets à l’erreur et susceptibles de pécher. Par voie de conséquence, les demandes de pardon solennelles prononcées par les autorités vaticanes relatives à la conduite de moult chrétiens pendant la Seconde Guerre mondiale ou à l’occasion du Jubilé de l’an 2000 renvoient restrictivement aux manquements, à l’infidélité et aux égarements des enfants de l’Église.

Nous nous souvenons : une réflexion sur la Shoah ne se contentait pas de condamner l’antisémitisme ou de faire acte de repentance. Le document

135 Jean-Paul II, Visite du pape Jean-Paul II au mausolée de Yad Vashem à Jérusalem, 23 mars 2000 [en ligne], <http://www.vatican.va/holy_father/john_paul_ii/travels/documents/hf_jp-

ii_spe_20000323_yad-vashem->, (consulté le 30 juillet 2010).

136 Commission du Saint-Siège pour les relations religieuses avec le judaïsme, Nous nous souvenons : une réflexion sur la Shoah, n. 5, La Documentation catholique, no 2179, 5 avril

proposait une lecture des causes de l’Holocauste dans laquelle s’inscrit pleinement cette thèse de doctorat. En effet, le Saint-Siège établissait un lien de causalité entre la nature négatrice du caractère transcendant de la personne humaine du régime nazi et les persécutions contre les juifs comme peuple théophore. L’idéologie national-socialiste

a refusé de reconnaître toute réalité transcendante comme source de vie et critère du bien moral. En conséquence, un groupe humain, et l’État avec lequel il s’était identifié, s’est arrogé un statut absolu et a décidé de supprimer l’existence même du peuple juif, un peuple appelé à témoigner du Dieu unique et de la loi d’alliance137.

Du point de vue du Saint-Siège, la fermeture à la Transcendance des dirigeants du Troisième Reich les a conduits à se situer au-delà des critères usuels du bien et du mal. Une subjectivité individuelle ou collective, c’est-à- dire une personne ou une nation, qui se proclame source et autocréatrice des valeurs morales peut décider de la mise à mort de tout un peuple, car elle ne se reconnaît plus redevable envers quiconque, et certainement pas envers une Antériorité suprême à elle-même comme fondement du droit. Lorsque la subjectivité n’entend plus les voix du Ciel ou ne cherche plus les finalités éthiques inscrites dans les entrailles du Cosmos, on sombre inévitablement dans le subjectivisme. À son tour, la subjectivité privée de son inscription dans une transcendance inébranlable, mais invariablement en quête d’infini, chute dans le néo-paganisme :

La Shoah a été le fruit d’un régime moderne tout à fait néo-païen. Son antisémitisme avait ses racines en dehors du christianisme et, en poursuivant ses objectifs, le nazisme n’hésita pas à s’opposer à l’Église et à persécuter également ses membres138.

Le rejet de la Transcendance conduit logiquement à l’hostilité, sinon à la persécution, envers les témoins de Celle-ci, en l’occurrence les juifs et les chrétiens. Le régime nazi est d’abord antijuif parce que ce sont les juifs qui ont apporté le monothéisme à l’humanité et le Décalogue, puis antichrétien. Son

137 Ibid., n. 4. 138 Ibid.

idéologie néo-païenne est incompatible avec l’anthropologie judéo-chrétienne de l’homme créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. La négation de l’Imago Dei, héritée des Lumières, constitue le vice fondamental et structurel du nazisme. Lors de sa visite au mausolée de Yad Vashem, le souverain pontife établira le même parallèle : «Comment l’homme a-t-il pu avoir un si total mépris de l’homme? Parce qu’il en était arrivé au mépris de Dieu. Seule une idéologie sans Dieu a pu planifier et mettre à exécution l’extermination de tout un peuple139.» L’explication ultime de l’Holocauste est à situer dans

l’autonomie issue des Lumières.

Si les racines idéologiques du nazisme s’enfoncent clairement dans un courant de pensée étranger au patrimoine spirituel et intellectuel de l’Église, une question essentielle demeure néanmoins : l’enseignement du mépris dont les juifs furent victimes pendant de nombreux siècles a-t-il pu favoriser l’indifférence, voire l’aversion de beaucoup de chrétiens envers eux pendant la Seconde Guerre mondiale? La théorie de la substitution d’Israël par l’Église et les accusations déicides ont-elles ouvertes la voie à Hitler? Le document pose clairement la question :

Mais il est possible de se demander si la persécution nazie des juifs n’a pas été facilitée par les préjugés antijuifs enracinés dans quelques esprits et cœurs chrétiens. Est-ce que le sentiment antijuif parmi les chrétiens les rendit moins sensibles, ou même indifférents, aux persécutions lancées contre les juifs par le national-socialisme lorsqu’il prit le pouvoir140?

L’ambiguïté de la réponse en décevra plusieurs, à commencer par les premiers concernés. Rome refuse de trancher nettement et appelle à un discernement au cas par cas :

Toute réponse à cette question doit prendre en compte le fait que nous traitons ici de l’histoire des attitudes et de manières de penser, qui sont sujettes à de multiples influences. De plus, beaucoup de personnes étaient tout à fait ignorantes de la «solution finale» rendue effective contre un peuple tout entier; d’autres avaient peur pour eux-mêmes et

139 Jean-Paul II, Visite du pape Jean-Paul II au mausolée de Yad Vashem à Jérusalem. 140 Nous nous souvenons, n. 4.

pour leurs proches; certains tirèrent profit de la situation, et d’autres encore furent menés par l’envie. Les réponses devraient être données au cas par cas141.

Cette réponse équivoque à une question par ailleurs très claire et bien posée a beaucoup déçu et fait l’objet d’une vive critique de la part des représentants de la communauté juive. À peine quelques jours après la publication du document du Saint-Siège, ceux-ci ont déploré «l’apparente absolution qu’il donne à l’Église par rapport à toute responsabilité historique est pour le moins surprenante»142. On estima que le texte n’allait pas assez loin et

qu’il se situait clairement en-deçà des prises de position solennelles des épiscopats nationaux sur la question qui, contrairement aux autorités vaticanes, établissaient clairement un tel lien de causalité. L’appel à une analyse au cas par cas ressemblait à un recul et par conséquent, surprit le comité juif international. Son communiqué déplorait que le document ecclésial «évite de prendre une position claire sur la relation entre l’enseignement du mépris et le climat politique et culturel qui a rendu possible la Shoah»143. Certes, «l’Église n’est

pas accusée de responsabilité directe dans la Shoah, mais de son héritage de seize siècles de conditionnement qui a créé un environnement dans lequel une Shoah est devenue possible»144.

L’Église argumentait qu’une distinction importante devait être faite entre l’antijudaïsme plus sociologique que religieux des cultures chrétiennes et l’antisémitisme moderne. Si Nous nous souvenons reconnaissait que le premier fut le fait répréhensible des fils et filles de l’Église, il niait toute responsabilité dans le cas du second :

Nous ne pouvons pas ignorer la différence qui existe entre l’antisémitisme, fondé sur des théories contraires à l’enseignement constant de l’Église sur l’unité de la race humaine et sur l’égale dignité

141 Ibid.

142 Cf. Comité juif international pour les consultations interreligieuses, Seizième réunion du

Comité international de liaison entre catholiques et juifs, Réponse au document du Vatican, Rome, 23-26 mars 1998, dans Judaïsme, anti-judaïsme et christianisme, Saint-Maurice, Saint- Augustin, 2001.

143 Ibid. 144 Ibid.

de tous les peuples et races, et les sentiments traditionnels de méfiance et d’hostilité que nous appelons antijudaïsme, dont des chrétiens ont été coupables, malheureusement145.

Pour la partie juive, le Saint-Siège ne pouvait évoquer une illusoire distinction entre un antijudaïsme traditionnel et un antisémitisme moderne dans lequel, pour ce dernier, elle ne serait en aucune façon liée. En amont, elle équivalait à nier le fait que l’enseignement du mépris puisse avoir immunisé les consciences chrétiennes contre les méfaits de l’antisémitisme moderne. Une telle distinction était historiquement irrecevable et beaucoup trop facile :

La suggestion d’une dichotomie complète entre «antijudaïsme» et «antisémitisme» est fallacieuse. L’un se confond avec l’autre. C’est l’antijudaïsme chrétien qui a créé la possibilité de l’antisémitisme païen moderne en ôtant leur légitimité aux juifs et au judaïsme146.

Dans Le Vatican et la Shoah. Ou comment l’Église s’absout de son passé, Georges-Elia Sarfati a fait une critique sévère de la publication du Saint- Siège. Cet auteur voit dans ce document «un mouvement argumentatif de déresponsabilisation de l’Église»147. Il ne fait aucun doute, pour Sarfati, que

l’antijudaïsme chrétien traditionnel ait joué un rôle de fécondité culturelle favorisant l’antisémitisme nazi :

L’insistance à dissocier l’enseignement de l’Église (presque exempte d’implications négatives, selon le texte) et l’existence des pratiques antijuives qui jalonnent deux mille ans d’histoire ecclésiastique consiste à imputer abstraitement la responsabilité de l’antijudaïsme aux défaillances de la nature et de psychologie humaines individuelles […] ou collectives […] C’est oublier que la judéophobie, qui prend naissance certes dans le monde gréco-romain, est tout autant le fruit d’une certaine théologie, traduite en catéchèse et en liturgie (l’«enseignement du mépris»[148]), que d’une série de codifications[149]: dispositions juridiques (énoncés de droit canon sur les juifs), dispositions et pratiques politiques (accusation de déicide,

145 Nous nous souvenons, n. 4.

146 Cf., Réponse au document du Vatican.

147 Georges-Elia Sarfati, Le Vatican et la Shoah, p. 41.

148 Sarfati renvoie ici aux trois ouvrages du Jules Isaac, Genèse de l’antisémitisme, Paris,

Calmann-Lévy, 1956; L’Antisémitisme a-t-il des racines chrétiennes?, Paris, Fasquelle, 1960; et

L’Enseignement du mépris, Paris, Fasquelle, 1962.

149 Sarfati renvoie ici à Léon Poliakov, Histoire de l’antisémitisme, Paris, Calmann-Lévy, 1955-

avec les conséquences que cela impliquait dans les mentalités, conversions forcées, brûlement du Talmud). Mais il semble que l’Église s’exonère par ce document de tout anti-judaïsme150.

À titre comparatif, Nous nous souvenons se situe en effet bien en-deçà des demandes de pardon des Églises de France et d’Allemagne :

Une tradition d’antijudaïsme a affecté les doctrines et les enseignements chrétiens, la théologie et l’apologétique, la prédication et la liturgie à des degrés divers et a prévalu parmi les chrétiens au long des siècles jusqu’au Vatican II […] Dans la mesure où les prêtres et les responsables de l’Église ont si longtemps permis à l’enseignement du mépris de se développer et ont favorisé dans les communautés chrétiennes une culture religieuse collective qui a affecté et déformé les mentalités de façon permanente, ils portent une sérieuse responsabilité151.

De même, le document Nous nous souvenons apparaît également en retrait avec le discours de Jean-Paul II, prononcé peu de mois auparavant, dans lequel il affirmait :

Dans le monde chrétien – je ne dis pas de la part de l’Église en tant que telle ̶ , des interprétations erronées et injustes au sujet du peuple juif et sa prétendue culpabilité ont circulé depuis trop longtemps engendrant des sentiments d’hostilité envers ce peuple152.

Jean Dujardin est également très limpide sur cette question :

Lorsque Hitler commence à persécuter les Juifs, cet antijudaïsme chrétien, très ancien, n’a pas disparu de l’histoire, ni de la culture, ni de la société. Il a laissé des traces importantes dans les intelligences et dans les cœurs sous la forme de stéréotypes trop souvent meurtriers. Les chrétiens ont toujours dans leur ensemble une vision négative des Juifs. Et même s’ils ne sont pas antisémites au sens strict du terme, ils n’ont pas de sympathie pour les Juifs. L’antijudaïsme chrétien ne sera remis en cause d’une façon globale suffisamment ferme pour l’opinion catholique qu’après la guerre et d’une façon solennelle au moment du concile. La question est celle-ci : cet antijudaïsme qui imprégnait le peuple chrétien et qu’on peut définir brièvement comme la certitude que le judaïsme est périmé et que les Juifs sont les adversaires des chrétiens (l’idée du peuple déicide était communément répandue)

150 Georges-Elia Sarfati, op.cit., p. 34-35.

151 Déclaration des évêques français, cf., La Documentation catholique, n. 2129, 7 janvier 1996,

p. 45.

152Jean-Paul II, «Discours au symposium sur les racines de l’antijudaïsme», n.1, La Documentation catholique, no 84, 31 octobre 1997, p. 1003.

pouvait créer un terrain favorable au développement de l’antisémitisme sous toutes ses formes et contribuer de manière très importante à l’absence de lucidité en face de l’antisémitisme nazi153.

Nous partageons l’opinion exprimée par Georges-Elia Sarfati et Jean Dujardin. Si la distinction qu’opère Nous nous souvenons entre antijudaïsme et antisémitisme est historiquement fondée, il est cependant regrettable que le document du Saint-Siège n’ait pas tranché, en apportant une réponse claire et en assumant la responsabilité historique de l’enseignement du mépris, lequel a effectivement préparé un terrain propice à une réception des stéréotypes et préjugés véhiculés par la propagande nazie. À cet égard, La Destruction des juifs d’Europe de l’historien Raul Hilberg, une des références classiques de l’historiographie sur la Shoah, renferme à la toute fin de l’ouvrage une comparaison frappante entre les mesures discriminatoires prises par le Concile du Latran et le Troisième Reich154.

En revanche, Nous nous souvenons reconnaissait l’extrême lourdeur des relations qui avaient caractérisé les relations entre juifs et chrétiens pendant plusieurs siècles. Le Saint-Siège y affirmait que «le bilan de ces relations sur deux mille ans a été tout à fait négatif»155 et n’hésitait pas à souligner que «les

sentiments d’antijudaïsme chez certains chrétiens et le fossé qui existait entre l’Église et le peuple juif ont conduit à une discrimination généralisée qui a abouti parfois aux expulsions ou aux tentatives de conversions forcées»156.

153 Jean Dujardin, L’Église catholique et le peuple juif, p. 58-59. Il précisera toutefois du même

souffle (p. 61) : «Ne faut-il pas admettre que le manque de sensibilisation assez général à l’égard de la situation juive, l’incrédulité devant les événements tenaient aussi au fait qu’ils dépassaient les limites non seulement de l’horreur mais de l’entendement?»

154 On retrouvera également une reprise de tableau comparé en annexe du livre de Georges-Elia

Sarfati, Le Vatican et la Shoah, p. 91-93.

155 Cf. Commission du Saint-Siège pour les relations avec le judaïsme, Notes pour une présentation correcte des juifs et du judaïsme dans la prédication et la catéchèse de l’Église catholique, 24 juin 1985, La Documentation catholique, no 2171 [1997], p. 1003.

5. UNE PROXIMITÉ THÉOLOGIQUE POTENTIELLEMENT