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Reprise synthétisée des diverses composantes du nazisme

La conclusion qui se dégage de notre analyse du national-socialisme et de ses causes historiques, c’est une appréciation du caractère bigarré et disparate de celui-ci, un amalgame de six éléments hétérogènes :

1. Son inscription, bien que sous une forme corrompue, dans la lignée de la tradition du pessimisme culturel et de la révolution conservatrice où s’exprime la haine de la modernité perçue comme une menace et une cause de l’effondrement de l’Allemagne et son corollaire conséquent, un désir de retour en arrière d’avant la Tradition judéo-christiano-moderne à un état prétendument «naturel» et avec pour finalité, la reconstitution des liens communautaires prémodernes;

2. L’adhésion à la modernité industrielle et bureaucratique ainsi que l’emprunt à la gauche de ses idéaux et de ses méthodes – l’athéisme révolutionnaire et ses prolongements, tels que le rejet de l’héritage judéo- chrétien, la table rase, l’étatisme, l’instauration d’un nouvel ordre politique, le parti unique, l’État totalitaire, la police politique, une idéologie prétendument scientifique;

3. Une religion politique, issue de la sécularisation et substitutive au vide engendré par l’effondrement de la Chrétienté, laquelle constitue un naturalisme primaire caractérisé par le social-darwinisme et la sacralisation de la race aryenne;

4. La conjoncture historique explosive et très particulière de l’entre- deux-guerres : la peur du communisme, la sévérité du Traité de Versailles, la

lourdeur des compensations financières exigées par les vainqueurs, la volonté de revanche contre les Alliés, le krach de 1929, l’inflation, le chômage, l’instabilité politique et parlementaire de la République de Weimar;

5. L’impact d’une personnalité, celle d’Adolf Hitler. Le nazisme est le mouvement hitlérien. S’il est vrai que les diverses composantes de l’idéologie national-socialiste étaient présentes avant Hitler, celui-ci a su les fusionner avec un charisme personnel hors du commun et sous une vêture très originale;

6. Un racisme biologique judéophobe aux prétentions scientifiques – ce sera l’objet du prochain chapitre.

CONCLUSION

En coupant le sujet de ses appuis naturels, tels que Dieu, l’histoire, le droit naturel ou la communauté nationale, l’Aufklärung suscite contre elle la critique du romantisme qui conteste l’amputation engendrée par les Lumières. En revanche, le courant romantique, tant dans son exaltation de la subjectivité que dans sa fonction critique, demeure éminemment moderne et s’inscrit à son corps défendant et en dépit de ses prétentions à l’intérieur du mouvement intellectuel de l’autonomie qu’il remet en cause par ailleurs avec intelligence et pertinence : «Le romantisme est, qu’on le veuille ou non, une critique moderne de la modernité […] la vision romantique constitue une ‘‘autocritique’’ de la modernité312.» À l’intérieur de la mouvance romantique s’exprime en amont la révolution conservatrice allemande qui ne se contente pas de son ressentiment contre la modernité, mais aspire à une contre-offensive, à une reprise de l’initiative historique en faveur de ses valeurs traditionnelles. Le courant völkisch est une ramification importante de cette dernière constellation, dont le nazisme sera l’une de ses multiples expressions.

Cette tentative de reconstituer la généalogie de la pensée nazie ne doit pas être relue à partir de la Shoah comme un engendrement et une succession de

contestations inéluctables d’idées. Le nazisme ne peut être évoqué pour discréditer le romantisme ou la révolution conservatrice allemande : «Il n’y a pas de doute que les idéologues nazis se sont inspirés de certains thèmes romantiques; mais cela n’autorise pas à réécrire toute l’histoire du romantisme politique comme une simple préface historique au Troisième Reich313.» Les romantiques et les conservateurs révolutionnaires ont souvent perçu avec une remarquable acuité des problèmes réels inhérents à la modernité. Leurs critiques doivent être évaluées à l’aune du contexte de leur époque :

Les critiques romantiques ont touché – même si ce fut de façon intuitive ou partielle – à ce qui était l’impensé de la pensée bourgeoise, ils ont vu ce qui était en dehors du champ de visibilité de la vision libérale individualiste du monde : la réification, la quantification, la perte des valeurs humaines et culturelles qualitatives, la solitude des individus, le déracinement, l’aliénation par la marchandise, la dynamique incontrôlable du machinisme et de la technologie, la temporalité réduite à l’instantané, la dégradation de la nature […] Qu’ils aient souvent présenté ce diagnostic pénétrant au nom d’un esthétisme élitiste, d’une religion rétrograde ou d’une idéologie politique réactionnaire n’enlève rien à son acuité et à sa valeur – en tant que diagnostic. S’ils n’ont pas toujours été en mesure de proposer des solutions aux catastrophes provoquées par le progrès industriel – sauf un retour illusoire au passé perdu –, ils ont mis en évidence les méfaits de la modernisation occidentale. Inquiets de la progression de la maladie modernité, les romantiques du XIXe siècle et du début du XXe étaient souvent des mélancoliques et des pessimistes : mus par un sentiment tragique du monde et par des pressentiments terribles, ils présentaient l’avenir sous les couleurs les plus sombres314.

Il convient en outre de se rappeler que le national-socialisme n’a été qu’un rejeton parmi d’autres du grand courant de contestation des Lumières. En outre, même si les contestataires à l’époque en étaient eux-mêmes le plus souvent inconscients, ils étaient paradoxalement des modernes en reprenant contre l’Aufklärung des éléments constitutifs importants de son idéologie. Enfin, comme le mentionne Louis Dupeux, le nazisme a été une reprise sélective, caricaturale et donc défigurante de ses prestigieux prédécesseurs.

313 Ibid., p. 13. 314 Ibid., p. 297-298.

L’analyse du néo-conservatisme allemand et de ses affinités idéologiques avec le nazisme «fait apparaître l’hitlérisme non pas comme une concrétisation de la Révolution conservatrice […] mais, si j’ose dire, comme une boursouflure démente et autodestructrice du courant völkisch»315.

À la vue des amendements apportés aux trois thèses étudiées – celles de la dimension techno-bureaucratique, du pessimisme culturel et de la religion politique –, il est clair que le rapport du nazisme à la modernité est particulièrement complexe. L’idéologie nazie ne se prête pas aisément à une conceptualisation; celle-ci a paradoxalement pu mobiliser des forces politiques situées simultanément aux deux extrêmes de l’échiquier politique.

À la fois offensive et défensive, l’idéologie nazie constituait donc un mélange hétéroclite d’éléments simultanément empruntés à la droite et à la gauche. Violemment antimoderne en reprenant à son compte une version sélective et dégénérescente d’éléments épars de la révolution conservatrice allemande et du mouvement völkisch, mais quintessence même de la modernité séculariste dans son adhésion et sa pratique de l’athéisme le plus virulent. Enfin, le nazisme se situe clairement à la gauche de l’échiquier politique par sa réappropriation de la révolution comme mode de changement social et par son usage de la force pour imposer à l’ensemble du continent européen un nouvel ordre politique, le «Reich de mille ans»316.

Enzo Traverso abonde dans le même sens. L’idéologie national- socialiste est marquée par sa double appartenance à la modernité et à la contestation antimoderne :

Son idéologie et sa pratique résultaient de l’imbrication et de la fusion d’éléments contradictoires : racisme biologique, société industrielle et

315 Louis Dupeux, «‘‘Révolution conservatrice’’ et hitlérisme», p. 214.

316 Le nazisme constitue ainsi une contestation moderne de la modernité au même titre que la

critique romantique des Lumières et la Révolution conservatrice allemande. «Tous les ‘‘révolutionnaires conservateurs’’, quels qu’ils soient, s’affirment résolument ‘‘modernes’’ par leur volonté sincère de mobilité sociale […] présenter les ‘‘révolutionnaires conservateurs’’ comme des défenseurs purs et simples de l’ordre social ancien, c’est commettre un extraordinaire contresens, c’est nier l’existence même de l’idée ‘‘révolutionnaire conservatrice’’», dans Louis Dupeux, op. cit., p. 33.

«rationalité instrumentale», mais aussi nationalisme völkisch, mythologie teutonique, culte de la Gemeinschaft ancestrale et rejet de la vie urbaine […] Autrement dit, l’idéologie nazie se présentait comme un mélange sui generis de modernité et de rejet de la modernité […] le produit de la réconciliation d’un courant de pensée conservateur avec l’industrie et la technologie modernes317.

Il y a donc dans le nazisme des éléments de modernité qui luttent entre eux – exactement et de la même façon que le libéralisme et le communisme sont des philosophies politiques qui appartiennent tous deux de plain-pied au courant de la pensée moderne, bien qu’ils se soient historiquement opposés, souvent même avec violence, et qu’ils véhiculent des idéaux sociaux incompatibles.

Le nazisme s’inscrit ainsi à l’intérieur d’une crise interne de la modernité européenne et comme réponse substitutive au vide existentiel engendré par l’effondrement de la Chrétienté. Du XIXe siècle jusqu’à la République de Weimar, l’Allemagne est en quête d’une compréhension des maux sociaux qui l’accablent et d’une nouvelle Weltanschauung capable de prendre la relève de l’époque nouvelle en pleine ascension. Le libéralisme avec son individualisme et son matérialisme sont décriés comme des importations étrangères, des influences délétères de «l’idéologie occidentale» incompatibles avec les caractéristiques de la culture allemande tenue pour autoritaire et communautaire, plus idéaliste et spirituelle que l’Europe occidentale. L’Allemagne aspire à élaborer sa propre modernité, distincte de celles des Anglo-Saxons et de la France, sa voie d’insertion particulière dans le monde nouveau qui sera compatible et conforme à son génie national.

L’ancienne Tradition judéo-chrétienne, coupable d’avoir engendré une modernité responsable de la décadence culturelle de l’Allemagne avec ses poisons moraux véhiculés par sa morale d’esclave et son égalitarisme contraires aux lois de la nature, devra céder la place à une nouvelle religion politique. Une nouvelle mystique collective devra être trouvée pour fonder un nouveau Reich

grand et puissant, un État fort et hiérarchisé capable de rassembler en un seul empire tous les germanophones de l’Europe centrale désormais unifiée par une spiritualité substitutive susceptible de guider les masses. C’est uniquement dans une juste appréciation de l’ampleur et de l’état de la crise spirituelle propre à la fin du XIXe siècle et du début du XXe, du renversement complet des valeurs généré par le processus historique de la sécularisation que l’idéologie national- socialiste peut devenir intelligible. Du cul-de-sac spirituel occasionné par les ravages du sécularisme et du pessimisme culturel qui en a résulté, le national- socialisme va tenter, dans sa perspective, de sauver l’Allemagne par l’annihilation du mal moderne. L’effort impitoyable consenti et la brutalité inouïe de la barbarie nazie seront proportionnels au désespoir de cette époque troublée.

Chapitre 4

Pourquoi les juifs?

Dénoncer la communauté juive comme force perverse, c’était en somme dénoncer symboliquement à travers elle la modernité et tous ses maux318.

Pierre Clermont Le juif émancipé de sa loi n’était-il pas toujours et partout le représentant de l’esprit individualiste, l’ennemi mortel du siècle à venir? N’était-il pas le prophète de la raison abhorrée, le grand prêtre de cette science souveraine qui, d’après Hitler, a détruit la vie au lieu de créer? Pouvait-il oublier que tout ce qu’il détestait le plus, le christianisme, la croyance au Sauveur, la morale, la conscience, la notion de péché venaient en droite ligne du judaïsme319?

Hermann Rauschning L’homme est incomparablement plus grand qu’il ne croit, soit pour le bien, soit pour le mal320.

Charles Journet Nous tenterons maintenant de répondre à la question fondamentale : pourquoi les juifs?, pourquoi eux? Ce faisant, nous compléterons notre enquête sur le nazisme. D’abord, parce que nous passons maintenant de l’idéologie meurtrière aux victimes. Ensuite, parce que des quatre composantes de l’idéologie national-socialiste que nous avons précédemment étudiées, l’antisémitisme n’est pas qu’un simple ajout de circonstances ou une coloration secondaire. Pas plus d’ailleurs qu’un simple outil de propagande

318 Pierre Clermont, De Lénine à Ben Laden, p. 126.

319 Hermann Rauschning, Hitler m’a dit, Paris, Hachette, 2005, p. 314-315. 320 Charles Journet, Les Sept Paroles du Christ en croix, Paris, Seuil, 1952, p. 31.

particulièrement efficace pour mobiliser et unifier les masses. La haine des juifs constitue au contraire le noyau dur d’une idéologie, qui donne tout son sens au mouvement et en révèle les finalités les plus extrêmes et les plus impitoyables. Selon Jean Dujardin, «[l]’antisémitisme n’est pas seulement la composante la plus terrible de l’État racial, il en est le cœur, le nœud à partir duquel il faut comprendre le conflit»321. Il ajoute par ailleurs qu’«Hitler était persuadé que le peuple juif était son principal adversaire. Il l’est resté jusqu’à la fin de sa vie»322. Le Führer, écrit Eberhard Jäckel, «considérait la question juive comme le mobile central de sa mission»323. La judéophobie hitlérienne ne représente

donc pas un élément secondaire ou accessoire de cette pensée, mais sa pièce maîtresse :

La Shoah est un événement historique tout à fait incompréhensible dans son développement comme dans les méandres de sa réalisation si l’on ne voit pas qu’à sa source, la pensée nazie concernant les Juifs, constamment réaffirmée, est centrale et cohérente324.

Après la brève mise en contexte de la situation des juifs à la veille de l’ère des persécutions et de l’extermination, trois grandes thématiques structureront cette présentation :

1. La persécution juive comme rejet de la modernité;

2. La persécution juive comme rejet de la Transcendance judéo- chrétienne;

3. Une analyse en huit points sur la validité ou l’irrecevabilité de ces deux thèses.

Les deux premiers points constitueront une reprise synthétisée et une explication de points de vue présents dans la littérature. Nous tenterons également de voir si des convergences importantes existent entre ces deux paradigmes d’explications ou s’il s’agit de deux théories irréductibles l’une à l’autre.

321 Jean Dujardin, L’Église catholique et le peuple juif, p. 40. 322 Ibid., p. 34.

323 Eberhard Jäckel, Hitler idéologue, p. 71.

Le précédent chapitre sur l’idéologie national-socialiste adoptait essentiellement les méthodes classiques de l’analyse historique, les outils de l’historien des idées. Pour ce chapitre, une approche exclusivement profane ne saurait suffire, elle inclura également une lecture théologique et symbolique de l’Holocauste. Nous assisterons donc à un changement de registre. Ce sera le passage d’une analyse historique à une lecture métahistorique. Cette double approche, qui correspond respectivement aux thématiques 1 et 2 susmentionnées, est nécessaire pour une prise en compte globale d’un phénomène comme la Shoah.

Notre enquête sur le nazisme reposait sur deux piliers fondamentaux. D’une part, la tradition du pessimisme culturel et de la révolution conservatrice allemande, et d’autre part, la thèse de la religion politique. De même, notre désir de comprendre la focalisation sur les juifs combinera deux approches, l’une sur l’identification entre juif et modernité, l’autre entre juif et Tradition judéo-chrétienne. Même si les recoupements ne sont pas parfaits – car tout ici est interdépendant –, les deux couples peuvent, grosso modo, se superposer, c’est-à-dire qu’ils renvoient à la facette inversée d’eux-mêmes. En bref, selon la première ligne d’analyse, les juifs ont été ciblés parce qu’ils incarnaient tous les maux de la modernité dénoncés par les tenants du pessimisme culturel et de la révolution conservatrice. Selon la deuxième ligne d’analyse, le nazisme comme religion politique substitutive au christianisme s’est attaqué aux juifs pour éteindre la source de la Tradition judéo-chrétienne dans le but d’assurer son monopole spirituel et dans une visée de mainmise totalitaire sur le Sens. En somme, les deux chapitres se complètent.