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Au premier siècle de notre ère, la Palestine sous occupation romaine présentait une grande diversité religieuse. Le judaïsme de l’époque, comme d’ailleurs celui d’aujourd’hui, était traversé par une pluralité de courants de pensée théologique, dont les quatre plus importants étaient ceux des pharisiens, des sadducéens, des esséniens et des chrétiens. Ces derniers n’avaient aucune conscience d’être en rupture avec la Tradition religieuse juive, mais se représentaient au contraire leur foi comme l’accomplissement de l’espérance d’Israël. Les premiers chrétiens étaient des juifs pratiquants, en plein diapason avec leur propre culture juive, et il ne leur serait jamais venu à l’esprit de renier les traditions qui les habitaient depuis toujours et qu’ils chérissaient. Bref, ils étaient des juifs comme les autres, avec cette seule distinction qu’ils croyaient en la messianité de Jésus de Nazareth et adhéraient à son enseignement.

De telles observations sont élémentaires. Et pourtant, un certain enseignement du mépris des juifs qui eut cours pendant des siècles au sein du christianisme niait et occultait ces données premières. Le refus du contexte historique et culturel des origines du christianisme va pourtant à l’encontre de la logique même de l’Incarnation. La prise de conscience de cette réalité présuppose la reconnaissance de notre dette à l’égard de l’histoire juive. Issu du judaïsme, le christianisme est une religion juive. Et les chrétiens sont des juifs christiques, de même qu’il y avait, il y a deux mille ans, des juifs pharisiens,

des juifs sadducéens et des juifs esséniens. Chacune de ces quatre écoles philosophico-théologiques était une interprétation distincte du judaïsme.

La Première Guerre juive de l’Empire romain, celle de 66-70, qui devait s’achever par la destruction du Second Temple de Jérusalem, allait se révéler décisive dans la recomposition du judaïsme palestinien. Alors que les sadducéens et les esséniens disparurent de la scène de l’histoire, le pharisaïsme, à la tête duquel se trouvait Yohanan ben Zahkkaï, l’éminent disciple de Hillel, refonda ce courant du judaïsme sur des bases nouvelles à Yabné. Les chrétiens, quant à eux, virent dans la destruction du Second Temple une confirmation providentielle de la théologie du rejet, c’est-à-dire de la fin de la contribution des juifs à l’histoire du Salut. L’Église, croyaient-ils, avaient définitivement supplanté le rôle eschatologiquement et historiquement dévolu à Israël. Ainsi, des quatre principales mouvances religieuses juives du premier siècle, seulement deux – les pharisiens et les chrétiens – assurèrent leur pérennité jusqu’à aujourd’hui.

À l’origine du dramatique conflit de deux millénaires entre les deux communautés se trouvait un conflit d’élection qui découlait lui-même d’une divergence d’appréciation de l’identité de Jésus de Nazareth. Cette théologie du rejet et de la substitution a été bien résumée par Didier Pollefeyt:

Les chrétiens assumèrent que grâce à leur foi en un Jésus Messie, l’élection du peuple juif avait été transférée définitivement et exclusivement du peuple juif à eux-mêmes. L’Église avait remplacé le judaïsme pour toujours et complètement. Cette théologie implique qu’il n’y a plus aucune place pour Israël dans le plan de salut divin. Israël n’a plus de rôle à jouer dans l’histoire de la révélation et de la rédemption. Le « non » juif à Jésus, le Messie, signifiait la fin de l’implication de Dieu avec Israël. Le nouveau peuple choisi, le vrai Israël, l’Israël spirituel, l’alliance nouvelle occupe maintenant le centre de la scène et assume les droits et les privilèges de la nation qui a été rejetée114.

114 Didier Pollefeyt, «Église et synagogue après la Shoah. De la substitution à la réconciliation

La destruction du Second Temple, l’effroyable carnage qui l’avait accompagnée avec, pour corollaire, l’exode massif des juifs hors de Palestine qui grossissait la diaspora juive, étaient interprétés comme une punition conséquente découlant du refus d’une majorité du peuple à croire que Jésus était le Messie promis à Israël. Un passage évangélique semblait confirmer la culpabilité du peuple juif dans la mort de Jésus et la malédiction conséquente qui en aurait résulté. Il s’agit de la célèbre phrase de l’Évangile de saint Matthieu : «Que son sang soit sur nous et sur nos enfants!» (Mt 27,25.) Tout l’enjeu de l’exégèse de ce texte porte clairement sur la signification du mot sang. Or, aussi bien dans l’Ancien Testament que dans le Nouveau, le sang dont il est ici question n’est pas un objet de malédiction, mais bien de bénédiction. La méprise est d’autant plus étonnante que la rédemption par la Croix et le sang salvifique du Christ se situent au cœur de la foi et de la réflexion chrétienne. Que l’on ait pu interpréter pendant plusieurs siècles ce passage comme une auto-malédiction et une auto-reconnaissance de la culpabilité du peuple juif dans la mort de Jésus a de quoi étonner. Car, encore une fois, il ne s’agit pas d’un élément périphérique de la Tradition chrétienne, mais du centre de gravité autour duquel tourne toute l’espérance judéo- chrétienne : la rédemption individuelle et collective. Et quand bien même les juifs se fussent rendus coupables de la mort du Christ, Jésus dit clairement sur la Croix : «Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font.» Le Père aurait- il refusé d’exaucer la prière de son Fils unique? Le Christ n’est pas venu en ce monde pour sauver uniquement les païens, mais l’ensemble de l’humanité. Affirmer que les juifs sont le peuple déicide, c’est méconnaître la foi à laquelle on prétend appartenir. L’antisémitisme ou l’antijudaïsme est un antichristianisme115. Israël n’est pas le peuple déicide, mais le peuple

115 «Leur attitude [celle des chrétiens] à l’égard de leurs frères juifs est révélatrice de leur

désobéissance à l’Évangile […] Aux yeux de Soloviev, ce que les chrétiens, et en particulier les Russes de son temps, désignent comme ‘‘le problème juif’’ renvoie à un autre problème, qui n’est pas tant celui des Juifs que le leur […] révélateur de son esprit évangélique, que constitue sa disposition théorique et surtout pratique à l’endroit des membres non convertis du peuple de

théophore. Ce dernier énoncé est hautement révélateur parce qu’il témoigne du retournement complet de la perspective d’une théologie du rejet à celle affirmant l’insécabilité d’Israël et de l’Église :

La phrase : «Que son sang soit sur nous et nos enfants», comprise – ce qui est absurde – comme une auto-accusation de culpabilité, est une phrase prophétique. Elle reprend celle par laquelle, au pied du Sinaï, Moïse scelle l’Alliance entre Dieu et son peuple en répandant sur lui le sang des victimes (Ex 24, 8). C’est prophétiquement un signe de pardon et de bénédiction. Il faut vraiment une imagination sans foi pour voir là une réprobation. C’est ne rien comprendre à ce qu’est le sang de l’Alliance. Le sang de l’Alliance pourrait-il condamner alors qu’il sauve? Ce serait ne pas croire au Sauveur116.

Comme le soutient le cardinal Jean-Marie Lustiger, «la théorie du rejet d’Israël apparaît comme un non-sens, une absurdité, puisqu’elle prétend que Dieu serait infidèle à son Alliance», or «Dieu n’est pas adultère en ce sens qu’il est absolument fidèle à son Alliance»117. Les deux concepts clés qui résument

le changement central entre l’ancienne et la nouvelle théologie chrétienne du judaïsme sont ceux de substitution et d’agrégation. Le passage de l’un à l’autre condense l’évolution de la pensée chrétienne depuis la Shoah. L’Église est la branche greffée sur l’Olivier franc qu’est Israël, le sauvageon sauvage qui a besoin de ses racines juives. Il n’y a pas de substitution ou d’abrogation, mais un élargissement de l’Alliance aux gentils. Le Christ ouvre aux païens la grâce accordée à Israël. À partir d’une réflexion sur le récit des mages (Mt 2,1-12), le Catéchisme abonde dans le même sens :

La venue des mages à Jérusalem pour «rendre hommage au roi des juifs» (Matthieu 2,2) montre qu’ils cherchent en Israël, à la lumière messianique de l’étoile de David (cf. Nb 24, 17 ; Ap 22, 16), celui qui sera le roi des nations (cf. Nb 24, 17-19). Leur venue signifie que les païens ne peuvent découvrir Jésus et L’adorer comme Fils de Dieu et Sauveur du monde qu’en se tournant vers les juifs (cf. Jn 4, 22) et en recevant d’eux leur promesse messianique telle qu’elle est contenue dans l’Ancien Testament (cf. Mt 2, 4-6). L’Épiphanie manifeste que «

la première Alliance», cf. Paul Toinet, résumant la pensée de Vladimir Soloviev, dans Vladimir

Soloviev : chevalier de la Sophia, Genève, Ad Solem, 2001, p. 21-22.

116 Cardinal Jean-Marie Lustiger, La Promesse, Paris, Parole et silence, 2002, p. 116. 117 Ibid., p. 131 et 36 respectivement.

la plénitude des païens entre dans la famille des patriarches » (S. Léon le Grand, serm. 33, 3 : PL 54, 242) et acquiert la Israelitica dignitas (MR, Vigile Pascale 26 : prière après la troisième lecture)118.

L’idée centrale est donc celle d’une entrée, d’un élargissement de l’élection et non celle d’un remplacement qui rendrait nulle et non avenue l’élection d’Israël. Le langage est aussi celui d’une dignité nouvellement acquise dans une participation désormais possible des gentils à l’histoire du salut. C’est par Israël et à travers Israël que les païens ont accès à Dieu. L’élection d’Israël est une bénédiction pour les gentils sans laquelle ils n’auraient nul accès à la Révélation. Ce rassemblement des juifs et des païens est la réalisation même de l’espérance de l’Ancien Testament et des prophéties d’Israël. C’est l’insertion des goyim dans la filiation spirituelle d’Abraham. Cet élargissement de l’Alliance aux païens n’est pas une perte pour Israël, mais sa gloire d’avoir engendré le Messie. Les mystères de l’Église et d’Israël s’éclairent mutuellement. Celui de l’Église trouve son ancrage et sa sève dans celui d’Israël dont il est le prolongement et non sa substitution comme l’ont cru les chrétiens pendant dix-neuf siècles. Cette prise de conscience chrétienne constitue une authentique rupture de paradigme. Auschwitz a été la source d’une révision complète confirmée par le Concile Vatican II. À la théologie traditionnelle de la substitution où le rôle d’Israël trouvait son terme avec l’avènement du Christ et de la Pentecôte, et se retrouvait en marge de l’histoire du salut pour ne pas avoir adhéré à l’Évangile, l’Église reconnaît aujourd’hui la pérennité de l’élection divine d’Israël. Il n’y a plus qu’un seul peuple de Dieu, mais sous la forme de deux entités distinctes.

L’enjeu n’est pas banal. Il ne relève pas d’un intérêt périphérique de la théologie chrétienne ou d’une simple mise à jour au gré de la mode contemporaine éprise de pluralisme et d’ouverture envers le droit de l’Autre à la différence. La signification historique du tournant va beaucoup plus loin. Il s’agit d’un renouvellement complet de l’ecclésiologie traditionnelle. Cette

nouvelle perspective chrétienne d’Israël – assimilable à une conversion – est résumée par Franz Mussner :

Derrière la manière de parler métaphorique de l’Apôtre, il y a très vraisemblablement, d’un point de vue théologique, l’idée d’un seul peuple de Dieu, composé d’Israël et de l’Église. Israël et l’Église ne sont donc pas juxtaposés comme deux grandeurs indépendantes l’une de l’autre […] L’Église et Israël sont reliés réciproquement et indissolublement l’un à l’autre dans l’histoire du salut [… i]l n’y a qu’un seul olivier franc, Israël, et sur cet olivier franc est «greffée» l’Église [… l]’Église continue à vivre d’Israël sans pouvoir s’en passer, si elle ne veut pas «se flétrir». Elle se couperait elle-même de sa racine, si elle oubliait Israël […] l’Église devrait reconnaître enfin Israël comme compagnon de route119.

L’ancienne théologie du rejet d’Israël et sa substitution par l’Église a eu une incidence culturelle à la fois insoupçonnée et désastreuse. En pleine Deuxième Guerre mondiale, au moment où les rafles nazies ciblaient les juifs pour les massacrer et les déporter dans les camps, la plupart des chrétiens n’étaient pas conscients de la parenté spirituelle entre l’Église et la Synagogue dans leur héritage partagé du patrimoine de Dieu. Ils n’ont dès lors pas pressenti la véritable teneur de la persécution ni saisi sa pleine portée ni sa véritable signification, dirigée non seulement contre les juifs, mais tout autant contre la vision de l’homme et du monde judéo-chrétien à laquelle ils étaient attachés. La persécution semblait motivée par des motifs raciaux sans aucun lien avec une volonté d’éradication de la Tradition judéo-chrétienne. Les juifs se sont retrouvés isolés sur le plan des représentations de la culture religieuse :

Les chrétiens vivaient dans la pensée commune du rejet d’Israël, de la caducité de sa vocation, et du transfert de sa mission à l’Église. À partir de là, ils ne pouvaient pas percevoir dans l’antisémitisme nazi une dimension religieuse qui les atteindrait eux-mêmes. Ils se croyaient les seuls persécutés du point de vue de la foi et de l’éthique et habilement les nazis ne les contredisaient pas. Officiellement, l’antisémitisme ne concernait le judaïsme que d’un point de vue racial120.

119 Franz Mussner, Traité sur les Juifs, Paris, Cerf, 1981, p. 72-74. 120 Jean Dujardin, L’Église catholique et le peuple juif, p. 53.