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L’occasion d’un rééquilibrage réciproquement bénéfique

C’est un lieu commun chez les chrétiens que d’accuser le judaïsme d’être légaliste et, pour les juifs, de reprocher au christianisme l’absence d’une normalité morale clairement identifiable173. Ce débat remonte extraordinairement loin dans l’histoire des rapports des deux communautés; en fait, il est présent dès l’origine comme en font foi les Évangiles où des échanges sont rapportés entre les pharisiens et Jésus. En rupture avec cette triste tradition de blâmes réciproques, une relecture est en cours, susceptible de se révéler à terme bénéfique pour les deux religions.

Insulte suprême, les chrétiens reprochaient aux juifs, demeurés fidèles à l’Halakha, le légalisme de leur pratique religieuse, affirmant du même coup le caractère idolâtrique d’une telle attitude où l’amour de Dieu était, croyaient-ils, abandonné au profit d’une pratique purement matérielle de la vie religieuse. Les juifs accusaient également les chrétiens d’idolâtrie parce que ceux-ci avaient divinisé une personne et avait fait d’elle l’égale de Dieu.

Il importe de comprendre certains des enjeux théologiques sous-jacents à ce débat. L’accusation chrétienne contre le «légalisme» du judaïsme évoque l’importance d’une intériorisation authentique de la foi puisque les observances matérielles extérieures ne sauraient suffire. En revanche, au-delà du discours, il y a bien davantage qui se joue : en arrière-plan, c’est l’accusation d’idolâtrie qui est en œuvre puisque la personne qui applique scrupuleusement avec succès l’extériorité de la Loi peut sombrer dans l’illusion de pouvoir réaliser la volonté divine sans l’aide de Dieu. La pointe réelle du reproche porte alors sur la

173Sur une étude comparative des concepts de loi et d’alliance dans les trois religions

divinisation de l’œuvre humaine et sur l’absence conséquente d’humilité. Mais cette représentation du judaïsme, qui fut pendant si longtemps celle de plusieurs générations de chrétiens, est-elle fondée? Ou repose-t-elle uniquement sur des préjugés et des caricatures? David Novak a raison de soutenir que

[w]hen Christians stop seeing Judaism as legalism, they will be in a much better position to realize the importance of law in Christianity. And when Jews stop seeing Christianity as antinomian, as against the law, they will be in a much better position to realize the importance of grace in Judaism […] When Christians overcome the false charge of Jewish legalism, they can begin to move away from antinomian temptations […] Antinomianism is as much a distortion of Christianity as legalism is a distortion of Judaism174.

Il est nécessaire de prendre conscience que les deux traditions ne se sont pas développées en vase clos, mais souvent en réaction l’une contre l’autre, c’est-à-dire que l’accent des uns, par exemple, sur l’objectivité de la loi morale conduisait les autres à accentuer l’importance de la grâce – et vice-versa – , de même que d’autres thèmes pourtant fondamentaux, tels la souffrance de Dieu, l’amour et la grâce ont parfois pu être boudés par des penseurs juifs parce qu’ils les estimaient typiquement chrétiens. Parallèlement, Irving Greenberg soutient que le dualisme âme/corps et la spiritualisation parfois excessive de la sotériologie chrétienne résulteraient d’une volonté de se démarquer d’une représentation juive de la Rédemption jugée trop charnelle175. Le rabbin poursuit en affirmant que dans le judaïsme,

law and learning were stressed in counterpoint to the grace and love of the Gospel, to the extent that tendencies to legalism or underrating the spirit were stimulated. Also, a certain narrowing of Jewish concern from all of humanity to the tribe of Israel took place176.

Ainsi, le dialogue théologique entre des membres des deux religions constitue, non seulement l’occasion d’approfondir la connaissance de l’autre, et du même coup de se libérer de préjugés séculaires, mais contribue tout autant à

174 David Novak, «Mitsvah», dans Tikva Frymer-Kensky (dir.), Christianity in Jewish Terms,

Boulder, Colo., Oxford Westview Press, 2000, p. 116.

175 Irving Greenberg, «Judaism and Christianity: Covenants of Redemption», p. 152. 176 Ibid., p. 154.

un renouvellement interne de sa propre tradition, à travers l’éclairage apporté par une approche comparative.

En ce sens, le dialogue judéo-chrétien constitue un rappel, pour certains courants de la pensée chrétienne empreints de subjectivisme, que l’amour véritable s’accompagne invariablement de son respect de la loi morale objective. La pertinence contemporaine du Décalogue est plus cruciale que jamais. Tout amour authentique procède de la loi morale. L’opposition supposée, fréquemment évoquée à notre époque, entre l’amour et la loi morale est philosophiquement irrecevable et théologiquement contraire à la Révélation. L’amour véritable de Dieu et du prochain est observation des commandements. L’affirmation «seul l’amour compte», lorsqu’elle est exprimée comme justification à une dissociation entre amour et loi morale, est un non-sens et témoigne d’une double méprise et sur l’amour et sur la loi morale tout en demeurant contraire à l’enseignement biblique tout autant qu’à la tradition apostolique. Le Christ n’est pas abolition de la Loi, mais son accomplissement. La loi morale, sous son double cautionnement de la Raison et de la Révélation, garde toute son actualité. La reconnaissance de l’actualité et de l’irrévocabilité de l’élection d’Israël nous confirme l’actualité et l’irrévocabilité du Décalogue. La croyance que «seul l’amour compte» relève du marcionisme, hérésie gnostique condamnée par l’Église dès le IIe siècle de notre ère. «L’Ancien Testament n’est ni une propédeutique, ni une préparation littéraire, ni un recueil de thèmes et de symboles : c’est un chemin véritable, nécessaire et actuel177.»

Il y a une certaine cohérence historique entre la tentation subjectiviste contemporaine issue de la crise moderne en Occident et la présente découverte de la permanence de l’élection d’Israël. Cette dernière nous appelle à un rééquilibrage parfois nécessaire dans notre évaluation du mystère chrétien au moment où les dérives subjectivistes qui débouchent sur l’enfermement du Moi constituent une tentation réelle dans certains courants chrétiens. Le cardinal Jean-Marie Lustiger a raison de soutenir que

la figure du Christ a souvent servi de prétexte à l’oubli du Père et de l’Unique. L’un des drames de la civilisation chrétienne est qu’elle devient une civilisation athée tout en prétendant rester chrétienne, c’est- à-dire qu’elle fait du Christ une figure idolâtrique, un fils sans père – et donc sans Esprit –, où le seul esprit est finalement l’esprit de l’homme178.

L’homme moderne éprouve souvent toute forme d’objectivité ou de normativité comme une menace à sa liberté. À radicaliser les positions où un pôle légaliste juif s’oppose à un pôle subjectiviste chrétien, on est rapidement conduit à des impasses et à des culs-de-sac théologiques : «En suivant ces interprétations, on se range du côté de Jésus et on se bat sur le même front que lui en s’érigeant contre le pouvoir sacerdotal dans l’Église et contre le Law and Order dans l’État179.» On ne peut donc pas opposer Dieu et l’homme, la Vérité et la liberté, l’objectivité et la subjectivité, le corps et l’âme, la loi morale et l’amour. Avec justesse, Jean-Paul II résume dans son encyclique :

On ne peut «demeurer» dans l’amour qu’à condition d’observer les commandements, comme l’affirme Jésus : «Si vous gardez mes commandements, vous demeurerez en mon amour, comme moi j’ai gardé les commandements de mon Père et je demeure dans son amour» (Jean XV, 10)180.

Trop longtemps on a cru qu’à la substitution présumée d’Israël par l’Église correspondait la substitution de l’amour au Décalogue. Il y a pourtant un parallèle à établir entre les deux rapports. Le Christ – c’est-à-dire sa personne comme homme assumant dans sa plénitude son caractère transcendant, soit sa divinité, et son agir conséquent dont l’Évangile rend témoignage – perfectionne la Loi de même que l’Église prolonge Israël sans s’y substituer.

178 Ibid., p. 135.

179 Cardinal Joseph Ratzinger, L’Unique Alliance de Dieu et le pluralisme des religions, Paris,

Parole et Silence, 1999, p. 23.