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2. Les Lumières comme émancipation et source des droits

2.2. La Shoah comme éclipse du soleil moderne

La seconde aporie de la première thèse situant les sources de la modernité dans les Lumières est qu’elle passe sous silence la première moitié du XXe siècle, perpétuant ainsi par une cécité volontaire et coupable l’erreur

des grands totalitarismes athées.

Au regard de cette lecture de la modernité, la Shoah demeurerait tout simplement incompréhensible. Elle serait une bestialité inintelligible, un défoulement collectif de haine inaccessible à la raison humaine. L’historien ne pourrait aller au-delà d’une simple reconstitution matérielle des événements. Au mieux, on pourrait tout au plus qualifier la Shoah de «régression», une aberration ou parenthèse barbare au sein d’une histoire moderne foncièrement positive et salvatrice. En effet, si l’on appréhende les XIXe et XXe siècles comme l’ascension conquérante d’une modernité philosophiquement saine génératrice d’un accroissement sans cesse de libertés et de richesses, la Shoah fait alors figure de mystère. C’est une énigme impénétrable.

On aimerait alors avoir la possibilité de découdre la succession des événements pour soustraire la triple décennie 1914-1945 à l’étoffe de l’histoire. On pourrait alors retisser les deux bouts et la seconde moitié du XXe siècle s’inscrirait linéairement dans le droit prolongement de la Belle Époque. La «Seconde Guerre de Trente Ans»77 est une dissidence, elle sonne faux dans une symphonie libérale somme toute positive. C’est comme si la Shoah n’appartenait pas à l’Occident, ni à son histoire. Un trou noir dans deux siècles ensoleillés. La Shoah serait une éclipse du soleil moderne. Une lune terrifiante, mais au moins passagère. Et surtout qui ne viendrait de nulle part.

L’écrivain autrichien et juif Stephan Zweig a bien résumé cette théorie du nazisme comme rupture de l’histoire. L’irruption inopinée d’un corps étranger sur une toile de fond progressive:

77 La «Seconde Guerre de Trente Ans» est une expression d’Arno Mayer. Cf. Arno Mayer, La Solution finale dans l’histoire, Paris, La Découverte, 1990, p. 50-53.

Le XIXe siècle, dans son idéalisme libéral, était sincèrement convaincu qu’il se trouvait sur la route rectiligne et infaillible du «meilleur des mondes possibles». On considérait avec dédain les époques révolues, avec leurs guerres, leurs famines et leurs révoltes, comme une ère où l’humanité était encore mineure et insuffisamment éclairée. Mais à présent, il ne s’en fallait plus que de quelques décennies pour que les dernières survivances du mal et de la violence fussent définitivement dépassées, et cette foi en un «Progrès» ininterrompu et irrésistible avait véritablement, en ce temps-là, toute la force d’une religion. On croyait déjà plus en ce «Progrès» qu’en la Bible, et cet évangile semblait irréfutablement démontré chaque jour par les nouveaux miracles de la science et de la technique. Et en effet, à la fin de ce siècle de paix, une ascension générale se faisait toujours visible, toujours plus rapide, toujours plus diverse. Dans les rues, la nuit, au lieu des pâles luminaires, brillaient des lampes électroniques; les grands magasins portaient des artères principales jusque dans les faubourgs leur nouvelle splendeur tentatrice; déjà, grâce au téléphone, les hommes pouvaient converser à distance, déjà ils volaient avec une vélocité nouvelle dans des voitures sans chevaux, déjà ils s’élançaient dans les airs, accomplissant le rêve d’Icare. Le confort des demeures aristocratiques se répandaient dans les maisons bourgeoises, on n’avait plus à sortir chercher l’eau à la fontaine ou dans le couloir, à allumer péniblement le feu du fourneau; l’hygiène progressait partout, la crasse disparaissait. Les hommes devenaient plus beaux, plus robustes, plus sains depuis que le sport trempait leur corps comme de l’acier; on rencontrait de plus en plus rarement dans les rues des infirmes, des goitreux, des mutilés, et tous ces miracles, c’était l’œuvre de la science, cet archange du progrès; d’année en année, on donnait de nouveaux droits à l’individu, la justice se faisait plus douce et plus humaine, et même le problème des problèmes, la pauvreté des grandes masses, ne semblait plus insoluble. Avec le droit de vote, on accordait à des classes de plus en plus étendues la possibilité de défendre leurs intérêts par des voies légales, sociologues et professeurs rivalisaient de zèle pour rendre plus saine et même plus heureuse la vie des prolétaires – quoi d’étonnant, dès lors, si ce siècle se chauffait complaisamment au soleil de ses réussites et ne considérait la fin d’une décennie que comme le prélude à une autre, meilleure encore ? On croyait aussi peu à des rechutes vers la barbarie, telles que des guerres entre les peuples d’Europe, qu’aux spectres ou aux sorciers; nos pères étaient tout pénétrés de leur confiance opiniâtre dans le pouvoir infaillible de ces forces de liaison qu’étaient la tolérance et l’esprit de conciliation. Ils pensaient sincèrement que les frontières de divergences entre nations et confessions se fondraient peu à peu dans une humanité commune et qu’ainsi la paix et la sécurité, les plus précieux des biens, seraient imparties à tout le genre humain. Il nous est aisé, à nous, les hommes

d’aujourd’hui, qui depuis longtemps avons retranché le mot «sécurité» de notre vocabulaire comme une chimère, de railler le délire optimiste de cette génération aveuglée par l’idéalisme, pour qui le progrès technique de l’humanité devait entraîner fatalement une ascension morale tout aussi rapide. Nous qui avons appris dans le siècle nouveau à ne plus nous laisser étonner par aucune explosion de la bestialité collective, nous qui attendons de chaque jour qui se lève des infamies pires encore que celles de la veille, nous sommes nettement plus sceptiques quant à la possibilité d’une éducation morale des hommes78.

Peu après avoir écrit ses lignes, Stephan Zweig s’est suicidé en 1942, l’année où les premières chambres à gaz fixes furent mises en service et où l’Empire nazi atteint le sommet de sa puissance. Même son de cloche chez Pierre Clermont :

[L]’ensemble du monde occidental nageait en pleine euphorie progressiste quand, en août 1914, éclata la Première Guerre mondiale. […] Jusque-là, la modernité était insoupçonnable; on la célébrait comme la fée bienfaisante qui, à travers la marche triomphale des sciences et des techniques, libérait l’humanité de ses anciens fardeaux et calamités, lui apportant confort et prospérité. La guerre en révéla brutalement la face sombre : les sciences et les techniques étaient passées au service de la mort, la fée était devenue sorcière. Se développa le sentiment confus que l’homme ne maîtrisait plus les immenses forces qu’il avait mises en branle, qu’elles se retournaient contre lui, que la machine avait échappé à son contrôle et l’écrasait anonymement et impitoyablement. Une immense vague de doute et de suspicion se substitua à l’enthousiasme naïf que suscitait auparavant le progrès technique79.

Pierre Clermont insiste sur l’expression matérielle de la modernité. Le choc fut cependant plus important encore dans le registre spirituel, dans la confiance d’une libéralisation et d’une humanisation sans cesse grandissantes qui marqua tout le XIXe siècle. C’est cette confiance en l’humanité et cet

optimisme en l’avenir qui furent durement ébranlés par l’hécatombe de 1914- 1918.

C’est ainsi qu’au tout début du XXe siècle le philosophe russe Nicolas Berdiaev se croyait autorisé à écrire :

78 Stefan Zweig, Le Monde d’hier, Paris, Belfond, 1993, p. 19-21, première édition, 1944. 79 Pierre Clermont, De Lénine à Ben Laden, Monaco, Rocher, 2004, p. 115-116.

Nous entrons dans un royaume inconnu et neuf, nous y entrons sans joie et sans espérance radieuse. L’avenir est sombre. Nous ne pouvons plus croire aux théories du «progrès» pour lesquelles le XIXe siècle

s’engouait et en vertu desquelles le futur naissant doit toujours être meilleur, plus beau et plus réjouissant que le passé finissant80.

Le préjugé favorable aux Lumières abonde alors dans le même sens que l’attitude compréhensible de beaucoup de victimes pour lesquelles toute tentative «d’expliquer» la Shoah est inadmissible parce qu’elles y voient une façon de relativiser, voire d’amoindrir le drame, sinon de pardonner les tortionnaires et les exécuteurs. Le génocide doit demeurer inaccessible à la raison pour qu’il conserve son caractère de «mal radical». Les deux positions concourent objectivement à jeter un interdit sur le désir de penser la Shoah autrement que comme aberration et régression radicales.

L’un des principaux problèmes posés par l’analyse des Lumières comme émancipation est qu’elle dédouane le sécularisme de sa part de responsabilités potentielles dans l’avènement du génocide. Si l’idéologie dominante des deux derniers siècles est la source féconde d’une évolution sociale somme toute positive, il n’y a pas lieu qu’elle jette un regard critique sur elle-même. Cette lecture exempte les Lumières de toute responsabilité; elles ne seraient pour rien dans les atrocités du siècle. L’Holocauste ne nous apprendrait rien sur la modernité. Il serait muet sur ses racines comme sur sa nature profonde.

Pire, la solution qui en découlerait alors logiquement pour se prémunir contre un retour éventuel de ce type de barbarie ne consisterait pas à amender la philosophie des Lumières, mais à la réactiver avec plus de détermination. Les Lumières ne seraient nullement pas le problème, mais la solution. Face à la Shoah, la philosophie de la modernité comme progrès, confiante en elle-même, est une cécité dangereuse.

Nous croyons qu’une autre histoire est possible. Ce sera celle de la prochaine section.

3. LES LUMIÈRES, SOURCE IDÉOLOGIQUE DES