• Aucun résultat trouvé

En dépit de la permanence de certaines questions litigieuses, le changement de l’ancienne théologie de la substitution pour la reconnaissance de l’irrévocabilité de l’élection divine d’Israël est considérable. Il s’agit ni plus ni moins de l’adoption d’un nouveau paradigme. Aiguillée par la tragédie de l’Holocauste qui a dessillé les yeux de tant de chrétiens sur le mystère d’Israël, l’élection du peuple juif a fait son entrée officielle dans le champ de la réflexion théologique chrétienne. Jean Dujardin estime que cette nouvelle théologie chrétienne du judaïsme est à ce point déterminante qu’il n’hésite pas à écrire : «J’ose penser qu’il n’y a pas un seul domaine de la réflexion théologique qui ne sera pas affecté par ce nouveau regard de l’Église. Mais cela est loin d’être perçu et accepté aujourd’hui, car c’est un bouleversement radical160.»

L’une des applications concrètes du renouveau de la pensée théologique est l’œcuménisme parce qu’il pose la question fondamentale de l’identité chrétienne. Tout véritable et authentique œcuménisme doit s’enraciner dans une lecture de l’histoire de la Révélation qui commence par l’élection du peuple juif et dans lequel il se perpétue : «Aucune conscience chrétienne ne peut subsister et se dire telle si elle ne reconnaît pas son origine permanente et son enracinement éternel dans la conscience juive161.» C’est au regard de cette première Alliance que la Seconde instituant l’Église dévoile toute sa portée sotériologique et son ampleur théologique. Ainsi, le dialogue judéo-chrétien devient une pièce maîtresse du dialogue œcuménique. La grâce de l’Église ne découvre sa véritable teneur que dans son inscription première, celle d’Israël. L’Église ne peut prolonger et faire éclore Israël en rompant avec sa propre Tradition. Elle doit au contraire reconnaître que ses propres fondations reposent sur la grâce offerte à Israël. Par conséquent, explorer et méditer le mystère d’Israël revient à ausculter le propre mystère de l’Église. Israël, c’est nos

160 Jean Dujardin, L’Église catholique et le peuple juif, p. 13-14.

161 Pierre Dabosville, Foi et culture dans l’Église aujourd’hui, Paris, Fayard-Mame, 1979,

racines. Notre histoire. La source de notre foi, de notre culture et de notre civilisation. C’est là d’où nous venons et nous ne pourrons comprendre une juste direction pour l’avenir de l’unité des chrétiens qu’à la lumière de nos origines qui révèlent notre identité la plus profonde. Bref, nous n’avons pleinement accès à nous-mêmes que par l’intermédiaire d’Israël.

Il est de fait extraordinaire que nous ayions historiquement tenté de nous penser dans l’exclusion d’Israël. Certes, les mémorables textes vétérotestamentaires ont été systématiquement lus, médités, commentés et enseignés, mais purgés de la conscience de l’existence contemporaine charnelle du peuple juif, de la permanence de son élection et de la pérennité de son Alliance. Israël avait perdu à nos yeux sa valeur sotériologique, le peuple juif n’était plus porteur de la Parole de Dieu, il était laissé à lui-même, vidé de toute signification théologique. Son existence comme peuple était réduite à son expression purement immanente. Redécouvrir l’actualité de la participation d’Israël à l’histoire du Salut conduit à une réévaluation de l’identité chrétienne dans le cadre du dialogue œcuménique.

En outre, le changement de paradigme n’affecte pas seulement la réflexion théologique, mais tout autant la culture et la liturgie, c’est-à-dire la perception chrétienne traditionnelle des juifs et l’insertion de cette nouveauté théologique dans la célébration du culte. Pour s’en convaincre, il suffit de prendre acte de textes rédigés par des chrétiens avant le déclenchement du judéocide. À titre d’exemple:

Il existe un problème juif qui subsistera aussi longtemps que les Juifs ne cesseront pas d’être juifs […] il est de fait que les Juifs sont opposés à la doctrine catholique, que ce sont des libres-penseurs, à l’avant-garde de l’athéisme et de la subversion bolchevique. Il est indéniable qu’ils exercent une influence pernicieuse sur la moralité publique et que leurs maisons d’édition publient des ouvrages pornographiques; il est de fait qu’il y a des Juifs aigrefins dont les entreprises contribuent à répandre la pratique des gains illicites. Il est certain que la jeunesse juive exerce une influence néfaste sur la jeunesse catholique, en ce qui concerne la morale et la religion. Mais ne soyons pas injustes. Ces constations ne s’appliquent pas à l’ensemble des Juifs. Un grand nombre de Juifs sont des croyants probes et vertueux exerçant d’honnêtes métiers. Nombre

de Juifs ont une vie familiale édifiante et saine; il se trouve parmi eux des personnes hors du commun, vraiment nobles et honorables162.

Ces propos d’un cardinal polonais de la première moitié du XXe siècle sont en soi révélateurs d’une certaine ambiance. Et Alexander Smolar de les commenter ainsi : «Il s’agit là d’un texte caractéristique de l’antisémitisme chrétien traditionnel163.»

Au sujet de la pratique du culte, la grande prière d’intercession de la liturgie du Vendredi Saint, qui prévalut du VIIe siècle à 1959, se formulait ainsi : «Prions pour les juifs perfides.» Elle a été remplacée par l’intention suivante : «Prions pour les juifs à qui Dieu a parlé en premier, qu’ils progressent dans l’amour de son nom et la fidélité de son alliance.» Le changement est drastique et témoigne non seulement d’une évolution des mentalités beaucoup plus positive, mais tout autant d’une reconnaissance de la pérennité de l’alliance entre Dieu et Israël164.

Ces quelques brefs exemples démontrent que loin d’être confinée au seul domaine de la réflexion théologique, la nouvelle théologie chrétienne du judaïsme a de multiples ramifications et affecte l’ensemble des rapports entre juifs et chrétiens.