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La thèse de la continuité entre christianisme et nazisme

3. Une religion politique issue de la sécularisation?

3.3. Arguments contre la religion politique

3.3.1. La thèse de la continuité entre christianisme et nazisme

On devrait sans doute distinguer deux variations de la thèse du prolongement. La première version insiste sur la cohérence doctrinale et la continuité idéologique sur la question juive entre l’idéologie national-socialiste et le christianisme. Il ne s’agit plus seulement ici de soutenir, comme nous l’avons vu au chapitre deux sur l’antijudaïsme traditionnel, que les préjugés anti-juifs de la culture chrétienne accumulés au fil des siècles ont préparé un terrain idéologique favorable à la réception des idées nazies, mais que le nazisme s’appuyait sur la matrice culturelle chrétienne pendant ses années du pouvoir.

Susannah Heschel rejette catégoriquement que le nazisme ait pu constituer une religion politique. Pour cette auteure, l’opposition du christianisme et du nazisme ne résiste pas à une analyse sérieuse. Elle insiste plutôt sur leur complémentarité idéologique, notamment dans une récusation

commune du judaïsme. Son argumentation est principalement axée sur la continuité doctrinale des deux pensées sur la question juive. L’idéologie nazie représenterait une reprise de l’ancienne théologie chrétienne du rejet d’Israël, un prolongement de l’antijudaïsme traditionnel des Églises, mais orientée vers des fins différentes :

[T]he Nazi Party could not reject Christianity – not only because it would offend the moral and social sensibilities of Germans, but because the antisemitism of Christianity formed the basis on which the party could appeal to Germans with its racial and nationalist ideology. Nazism’s relationship to Christianity was not one of rejection, nor was it an effort to displace Christianity and become a form of «political religion». Nazism did not present racial antisemitism as antithetical to Christian theological anti-Judaism; rather, Nazi ideology was a form of supersessionism, a usurpation and colonization of Christian theology, especially its antisemitism, for its own purposes255.

Ainsi, selon Susannah Heschel, le rapport du nazisme au christianisme n’en serait pas un de rejet, mais d’emprunt. Le nazisme se serait approprié l’antijudaïsme traditionnel des chrétiens pour le mettre au service de son idéologie meurtrière.

Il y a cependant une seconde version, que l’on pourrait désigner de «forte», selon laquelle le régime nazi était lui-même chrétien, ou minimalement, qu’un nombre significatif de hauts responsables nazis se seraient considérés eux-mêmes comme chrétiens et comme les défenseurs du christianisme. Cette thèse a fait couler beaucoup d’encre depuis que son principal instigateur Richard Steigmann-Gall a publié The Holy Reich en 2003256.

L’ouvrage se présente comme une étude des convictions religieuses des hauts dignitaires nazis. Son assertion fondamentale, comme le résume Ernst Piper, équivaut à soutenir que «in reality, National Socialism was a Christian movement»257. Ou pour reprendre les termes de Mark E. Ruff, la thèse sous- jacente à The Holy Reich est que le nazisme était «in certain ways, a perverse

255 Susannah Heschel, The Aryan Jesus, Princeton, Princeton University Press, 2008, p. 8. 256 Richard Steigmann-Gall, The Holy Reich, Cambridge, 2003.

extension of Christianity»258. Évidemment, une thèse de cette nature ne pouvait que provoquer des polémiques et des débats passionnés :

Holy Reich attempts to revise our understanding of the Nazi movement as intrinsically anti-Christian. It does this by examining the views of leading Nazis [...] Even while many of these «positive Christians» could be highly anticlerical, and strongly antagonistic in particular to the Catholic Church and its traditions, they maintained that through personal belief as well as through government policy, the movement was guided by Christian principles – most obviously in its anti- Semitism [...]259.

Steigmann-Gall ne va pas jusqu’à affirmer que tous les dignitaires nazis étaient chrétiens, mais plutôt qu’il y aurait toujours eu au sein du parti nazi deux groupes en concurrence, un premier, minoritaire, farouchement anti- chrétien, notamment représenté par Martin Bormann et Alfred Rosenberg, et un second, majoritaire, composé des adeptes du «christianisme positif». À cet égard, Steigmann-Gall rappelle l’article 24 du programme du parti nazi se réclamant officiellement du «christianisme positif». De quoi s’agit-il? Ce dernier pourrait être défini comme une entreprise consciente et délibérée d’expurger le christianisme de toute «contamination juive», notamment par la récusation de l’Ancien Testament, par un «retour» au Jésus historique métamorphosé en héros nordique et aryen, par la critique des valeurs morales de «faiblesse» du christianisme traditionnel au profit du culte du sang et de la mise en valeur de la force. Ces nazis partisans du «christianisme positif» pensaient que Paul avait trahi et transformé le message originel du Christ. Ils s’inspiraient de l’exemple de Martin Luther qui avait voulu lui aussi réformer l’Église pour lui permettre de retrouver son authenticité des premières communautés chrétiennes. Précisons que le «christianisme positif» dont se réclamaient certains nazis ambitionnait d’unifier spirituellement tous les Allemands et aspirait à se situer au-dessus du clivage confessionnel. Notons

258 Mark Edward Ruff, «The Nazis’ Religionspolitik. An assessment of Recent Literature», Catholic Historical Review, no 92 (2006), p. 255.

259 Richard Steigmann-Gall, «Christianity and the Nazi Movement. A Response», Journal of Contemporary History, vol. 42, no 2 (2007), p. 186.

enfin que huit évêques bavarois ont condamné en 1931 le «christianisme positif» comme n’étant pas chrétien, de même que la publication de 1935 intitulée Studien zum Mythus des XX. Jahrhunderts (Études au sujet du mythe du XXe siècle), d’universitaires catholiques, laquelle a été dûment endossée par l’Église officielle260.

Une des questions fondamentales soulevées par The Holy Reich, ce sont les critères retenus pour déterminer qui est chrétien et qui ne l’est pas. En d’autres termes, c’est la question de l’orthodoxie religieuse qui est posée. Pour Steigmann-Gall, un seul critère suffit : se reconnaître ou se déclarer comme tel. Une définition aussi vague et approximative du christianisme ne convainc guère Mark E. Ruff pour lequel une telle position se rapproche du postmodernisme :

At the most fundamental level, Steigmann-Gall’s work raises the question of canonicity. Believing oneself to be a Christian, he ultimately argues, is tantamount to being a Christian. [...] Hitler, therefore, was a Christian, even if there is no evidence that he accepted the divinity and resurrection of Christ, the dogma that lies at the core of Christian teachings. But Steigmann-Gall’s redefinition is ultimately too loose to be especially useful. It is reminiscent of postmodern definitions of art that define art as that «which the artist says it is», claims that can easily lead to fruitless controversies261.

The Holy Reich pose également la question de l’interprétation des données recueillies par son auteur. Pour Mark E. Ruff, Steigmann-Gall commet l’erreur de croire et de lire les nazis au premier degré. Il néglige la prise en compte du contexte où eurent lieu les déclarations, notamment selon qu’il s’agisse de propos tenus en privé ou en public, et souligne la duplicité clairement attestée et établie des nazis :

Steigmann-Gall essentially argues that we should take the Nazis at their word that they were genuine Christians. [...] But the Nazi leaders were long known for their duplicity. Hitler promised to uphold the terms of the Concordat. He insisted that he had no further territorial claims to make in Europe. In light of this pattern of mendacity, why should we give their religious statements credibility? To assess the veracity of the

260 Cf., Ernst Piper, «Steigmann-Gall, The Holy Reich», p. 48-49. Le Mythe du XXe siècle est

l’œuvre maîtresse d’Alfred Rosenberg, l’idéologue du parti nazi.

Nazi’s religious affirmations, one needs a more careful analysis of the context in which they were articulated to determine whether the statements affirming Christianity were made in a setting that was both religious and public or whether the anti-Christian invective was overwhelmingly private. The Nazis were faced with serious constraints on their anti-Christianity. Overtly anti-Christian measures were much more likely to alienate a larger section of the population than their anti- Semitic measures, since practicing Catholics and Protestant made up a much larger segment of the population than German Jews. Outright declarations of atheism or even anticlerical invective would expose them to charges that they had adopted the tactics and ideology of their Communist adversaries. The Nazis’ public statements were thus simply not always a reliable guide to their thinking262.

Il convient de préciser le contexte des Églises d’Allemagne dans la première moitié du XXe siècle. Nous savons qu’Hitler voulait éviter une confrontation directe avec les communautés ecclésiales. Cela est largement attesté par la littérature263. Il redoutait leur capacité de résistance au régime. Il gardait à l’esprit l’échec politique de l’un de ses inspirateurs, Von Schönerer, pangermaniste et antisémite, qui avait échoué en raison de son opposition au catholicisme. Von Bismarck également au XIXe siècle avait contribué à la

désunion nationale et au renforcement de la cohésion interne et de la résistance de la communauté catholique dans sa lutte contre l’Église pendant les années du Kulturkampf. La question religieuse avait été aussi un objet de dissension au sein du parti nazi dans ses toutes premières années d’existence. Mein Kampf atteste de son désir de situer la question de l’unité nationale au-dessus des intérêts et des préoccupations proprement confessionnels. Il en allait du succès ou de l’échec de la politique nazie. Une fois la guerre terminée et la Solution finale menée à son terme, plusieurs propos de table264 témoignent de sa détermination d’en finir alors avec le christianisme.

Pour toutes ces raisons, les nazis devaient composer avec la réalité et adapter en public leur discours sur le christianisme. Les impératifs idéologiques

262 Ibid., p. 259.

263 Ernst Piper, «Steigmann-Gall, The Holy Reich», p. 49.

264 Les «propos de table» sont des codifications faites par des proches de paroles prononcées par

ne pouvaient à eux seuls dicter le cours des événements. Selon Mark Ruff, telle est l’une des conclusions à laquelle est arrivée Wolfgang Dierker dans son étude sur les opinions religieuses des membres de la SD, les services de renseignement et de sécurité de la SS265 :

Dierker recognizes that the Nazis’ church policy was steered by political reality and not just ideology: it was a potent mixture of political realism and ideological conviction, in which these two forces shaped and reinforced each other. The mixture of tactical reserve, ideological firmness in which violence always remained a possibility, and persistent encroachments on the churches’ sphere of influence explains the vacillating policies toward the churches266.

Une telle prise en considération est importante. Elle n’atténue en rien l’antichristianisme nazi, mais elle le situe dans un contexte où l’idéologie doit composer avec la réalité confessionnelle. La même étude conclut d’ailleurs que la SD était résolument hostile aux Églises et que ses membres, qui se voyaient comme l’élite de l’État, s’estimaient adhérer à une religion politique267.

Enfin, à peu près tous les auteurs que nous avons consultés qui ont commenté The Holy Reich notent des erreurs importantes dans la méthodologie de Steigmann-Gall et des lacunes quant à sa connaissance de la littérature de sa problématique268.

C’est la raison pour laquelle nous partageons la conclusion d’Ernst Piper et de Mark E. Ruff sur The Holy Reich. Selon le premier, Steigmann-Gall «failed to justify his claim to have proved that National Socialism was a Christian movement»269. Selon le second, Richard Steigmann-Gall «overstates the case when he argues that the Nazis’ positive statements toward Christianity

265 Wolfgang Dierker, Himmlers Glaubenskrieger, Paderborn, Schöningh Verlag, 2002. 266 Mark E. Ruff, «The Nazis’ Religionspolitik», p. 260.

267 Wolfgang Dierker, Himmlers Glaubenskrieger, p. 548-549. Repris par Ruff, op.cit., p. 256.

Sur la représentation élitaire des membres, cf., Ruff, op.cit., p. 261.

268 Par exemple, cf., Mark E. Ruff, «The Nazis’ Religionspolitik», p. 254; Ernst Piper,

«Steigmann-Gall, The Holy Reich», p. 57; Manfred Gailus, «A Strange Obsession with Nazi Christianity. A Critical Comment on Richard Steigmann-Gall’s The Holy Reich», Journal of

Contemporary History, vol. 42, no 1 (2007), p. 37, 39, 43 et 45. 269 Ernst Piper, op. cit., p. 57.

indicated a genuine belief in Christian teachings»270. Point de vue similaire chez Manfred Gailus:

Nazism a war in the name of Christianity? As so often in his expositions, he [Steigmann-Gall] carries his thesis too far and tends to extrapolate National Socialism as a whole from its partial reality. Above all else, it is necessary to remind ourselves, National Socialism was a war in the name of the «Aryan-Nordic» or «German» blood races, which had been sacralised and deified in the sense of a new religious belief. It was this ethno-religious or German faith profession that was at the heart of the «new faith», not Christianity, not the «old faith»271.