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La tendance est toujours grande, surtout pour les théologiens et les philosophes rompus à la conceptualisation abstraite, de réduire les causes des phénomènes historiques à des considérations purement intellectuelles ou idéologiques. Or l’Holocauste est un événement historique, inscrit dans la toile vivante et mouvante de l’histoire. Il est impossible de réduire les causes d’émergence de l’idéologie national-socialiste, puis la victoire d’Hitler au

304 Ibid., p. 29.

305 Hannah Arendt, La Crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972, p. 183. 306 Augusto Del Noce, L’Époque de la sécularisation, p. 158.

pouvoir en 1933, à la seule et unique problématique d’une réponse nazie à la crise de la modernité. Un rapport explosif à la modernité et un antisémitisme virulent se retrouvaient dans d’autres pays européens de l’époque.

La prise en compte des facteurs idéologiques est donc nécessaire, mais elle n’en demeure pas moins insuffisante. D’autres éléments doivent donc être pris en considération. Des éléments conjoncturels non négligeables se greffent alors à cet arrière-plan doctrinal d’une contre-révolution religieuse naturaliste résolument antimoderne. Nous retiendrons brièvement les facteurs qui nous apparaissent les plus déterminants, tels que le contexte instable et en plein ébullition de l’entre-deux-guerres et «l’étrange» personnalité d’Adolf Hitler.

L’historien allemand Thomas Nipperdey illustre bien notre propos, tout en énumérant les principaux événements qui marquèrent la double décennie (1918-1939) qui sépare les deux guerres mondiales :

Et l’ambivalence, l’instabilité qui marquaient la crise de la modernisation en Allemagne ne suffisent pas à expliquer l’écho que rencontrèrent les nazis. Il faut invoquer aussi la crise de Weimar, la crise nationale d’une société postimpériale, une société apparemment sans projet et animée d’une volonté sauvage de révision; la crise économique : inflation, réparations, la crise de 1929, le chômage, l’incapacité du système à assurer un niveau de vie acceptable; la crise politique d’une démocratie faible, peu enracinée, face à de tels handicaps; enfin le moment historique de vaste portée : les suites de la Guerre mondiale, la menace d’une révolution communiste, les difficultés de la démocratie libérale. Je ne cherche pas à ramener le national-socialisme à la crise latente, potentielle, de la modernisation en Allemagne. Il fallut que ce potentiel s’actualisât en tant que crise générale de la république de Weimar, pour que les appels antimodernistes des nazis puissent rencontrer un écho307.

La République de Weimar naît dans la suspicion et le discrédit parce qu’issue de la défaite de 1918. La monarchie est abolie. L’Empire d’Autriche- Hongrie fait place à une myriade de petits États en Europe centrale. La Pologne renaît après une éclipse de cent vingt-cinq ans. Les clauses du Traité de Versailles témoignent de sa sévérité et de la volonté punitive qui l’anime.

L’Allemagne perd huit millions d’habitants, toutes ses colonies et plus de 80 000 km2 de territoire. Pire, un corridor polonais coupe le pays en deux, la Prusse orientale se retrouve isolée du reste de la nation. L’Alsace-Lorraine revient à la France. La Rhénanie est démilitarisée. L’armée allemande ne doit pas dépasser cent mille hommes. Le service militaire obligatoire lui est interdit. De lourdes compensations financières, étalées sur plusieurs années, lui sont exigées. Des conditions aussi drastiques et aussi lourdes à porter ne pouvaient susciter qu’un farouche esprit de revanche. L’entre-deux-guerres ne sera qu’un armistice.

Entre les conservateurs paralysés et désunis et l’ascension menaçante des communistes après la débâcle généralisée engendrée par le Krach de 1929, les nazis surent se frayer un chemin jusqu’au pouvoir. Sans la peur inspirée par les rouges, ni la population allemande, ni les conservateurs qui méprisaient Hitler ne lui auraient donné la chance d’exercer le pouvoir :

Alors même que les deux tiers de la population n’avaient pas voté pour lui, beaucoup étaient loin d’être radicalement hostiles à tout ce que le nazisme représentait. Au cours des mois suivants, il serait assez facile de trouver dans le IIIe Reich certaines choses qu’ils pussent approuver. L’un des dénominateurs communs importants était la détestation et la peur viscérale du communisme, que partageaient alors près des quatre cinquièmes de la société. Confrontés à un choix bien tranché entre nazisme et communisme – c’est en ces termes que Hitler devait de plus en plus le présenter après la prise du pouvoir –, la plupart des bourgeois et des Allemands aisés, et même une fraction considérable de la classe ouvrière, préféraient les nazis. Les communistes étaient révolutionnaires, aboliraient la propriété privée, imposeraient la dictature d’une classe et gouverneraient dans l’intérêt de Moscou. Certes, les nazis étaient vulgaires et déplaisants, mais ils défendaient les intérêts et les valeurs de l’Allemagne et ne supprimeraient pas la propriété privée. Sous une forme sommaire, c’était là un point de vue largement répandu, notamment parmi par les classes moyennes308.

Ian Kershaw rappelle l’extraordinaire étendue de la crise économique dans les quelques mois qui précédèrent la prise du pouvoir des nazis : «Si l’on tient compte des emplois de courte durée et du chômage caché, le nombre total

de chômeurs avait déjà atteint 8 754 000 en octobre 1932. Autrement dit, près de la moitié de la population active était au chômage total ou partiel309.»

En fait, la popularité du mouvement hitlérien suit fidèlement la courbe de la prospérité, puis de la crise économique. Pendant la décennie qui précède l’effondrement de la bourse de 1929, le parti nazi représente une mouvance politique marginale. Avec l’embellie de l’économie allemande au milieu des années vingt, le mouvement nazi accentue sa marginalité. Il n’advint véritablement comme force politique majeure qu’aux lendemains de la crise économique, soit lors des élections du 14 septembre 1930 qui fit de lui le second parti du pays. Il recueillit 18,3% des suffrages, alors qu’il n’avait obtenu que 2,6% précédemment.

Enfin, la personnalité d’Adolf Hitler. Par ses discours survoltés, l’homme sut malheureusement se faire l’écho des craintes et des ressentiments profondément enfouis dans l’inconscient collectif du peuple allemand pendant cette époque troublée. Alors que la droite allemande traditionnelle se révéla incapable d’offrir aux Allemands une offre politique crédible et durable, Hitler réussit à agréger à sa personne des cercles toujours plus vastes de la société allemande. Comme l’écrit Joachim Fest, l’un de ses plus célèbres biographes,

[t]oute définition de ce mouvement, de cette idéologie, de ce phénomène ne correspond à la réalité qu’accompagnée du nom d’Hitler. Dans l’histoire de l’ascension du mouvement de même que de sa période triomphale et jusqu’à l’effondrement final, Hitler fut tout à la fois : organisateur du parti, orateur bouleversant les masses, point d’attraction essentiel, centre d’action, et, grâce au «charisme» qui lui appartenait en propre, la seule autorité n’émanant vraiment de sa personne : guide (Führer), sauveur et rédempteur310.

Et l’auteur de citer Hans Frank : «C’était le régime d’Hitler, la politique d’Hitler, la dictature d’Hitler, la victoire d’Hitler, la défaite d’Hitler et rien d’autre311.» Il n’y a pas de doute que c’est Hitler qui prit l’initiative du

309 Ibid., p. 577.

310 Joachim C. Fest, Les Maîtres du IIIe Reich, Paris, Grasset, 1965, p. 20.

311 Hans Frank, Im Angesicht des Galgens, cité dans Joachim C. Fest, Les Maîtres du IIIe Reich, p. 20.

mouvement de l’histoire dans les années trente, c’est sa politique volontaire qui conduisit au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, puis à l’extermination des juifs. Sa vie et ses décisions résument en grande partie les douze années du régime nazi. La responsabilité première lui incombe.

5. REPRISE SYNTHÉTISÉE DES DIVERSES COMPOSANTES DU