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1. Le nazisme comme pessimisme culturel

1.2. Le nazisme, un mouvement antimoderne

Pessimisme culturel, critique romantique, philosophie nietzschéenne, révolution allemande conservatrice, tels sont les prédécesseurs idéologiques du nazisme. Mais qu’en est-il du nazisme lui-même?

La filiation intellectuelle de l’idéologie national-socialiste dans cette toile réactionnaire plus vaste ne saurait être mise en cause : «Il n’est pas sérieux de nier d’importants points communs entre ‘‘Révolution conservatrice’’ et hitlérisme202.»

Un tour d’horizon de quelques auteurs de la littérature suffira pour nous convaincre du classement du nazisme dans la catégorie des antimodernes.

Si l’on en croit Ernst Nolte, Hitler lui-même n’aurait pas répugné à se désigner comme un adversaire de la Révolution française et le nazisme se classerait clairement à droite de l’échiquier des idéologies politiques :

Hitler fit de fréquentes références à cette révolution et aux conséquences négatives de sa devise, «Liberté, Égalité, Fraternité»; il ne craignait pas se qualifier expressément de «révolutionnaire anti- révolution». En tout cas, Hitler et le national-socialisme paraissent donc bien se situer dans le large cadre des mouvements dirigés contre

la Révolution française et, par conséquent, dans le cadre des mouvements «réactionnaires» – de la «droite», pour schématiser […]203.

Arno Mayer, auteur de La Solution finale dans l’histoire, abonde dans ce même sens. Pour lui, l’idéologie national-socialiste est essentiellement un mouvement réactionnaire de droite, une récupération sélective, aggravée et stéréotypée des thèses conservatrices réactionnaires du IIIe Reich : «On ne saurait nier que l’héritage laissé par le néo-conservatisme de la fin du XIXe siècle aux pionniers du nazisme ait été considérable204

Les thèmes chers à cette constellation du pessimisme culturel allemand se retrouvent chez les nazis :

La Weltanschauung du nazisme plongeait des racines profondes dans les idées réactionnaires et conservatrices qui avaient fait surface en Europe centrale pendant la seconde moitié du XIXe siècle. À la base de ces idées on trouve le désir de nier la raison, la science et le progrès pour leur préférer l’irrationnel, l’intuition et le retour à un passé idéalisé. Ce rejet global des Lumières fut le fait de censeurs de la société que terrifiait le déclin toujours plus rapide de l’Ancien Régime, fondé sur l’aristocratie, une culture traditionnelle et une politique au service des élites. Friedrich Nietzche fut le représentant le plus lucide et le plus perspicace de cette intelligentsia déracinée […] Hostiles au monde contemporain, ces intellectuels indépendants du monde universitaire vouaient aux gémonies la démocratie libérale, le capitalisme industriel, le marxisme et les organisations de travailleurs, l’inculture de la bourgeoisie et la civilisation moderne. Pour ces nouveaux conservateurs […] les Juifs étaient les destructeurs par excellence de l’ordre ancien, en raison principalement des liens protéiformes qu’ils étaient supposés entretenir avec la modernité [… Ils vénéraient] les vertus de l’élitisme, les bienfaits de la vie à la campagne et l’idéal de l’art classique […] Ils exhortaient leurs contemporains […] à rétablir la primauté de l’honneur, du sacrifice et du respect. Après 1918, les précurseurs du national-socialisme s’approprièrent certains des éléments clés de ces thèses néo- conservatrices205.

203 Ernst Nolte, Les Fondements historiques du national-socialisme, Paris, Le Rocher, 2002,

p. 31.

204 Arno Mayer, La Solution finale dans l’histoire, p.116. 205 Ibid., p. 114-115.

La gauche, comme fer de lance de la modernité, que ce soit sous la forme de la social-démocratie, du socialisme ou du communisme, a été perçue par les nazis comme une force du renversement radical de toutes les valeurs jusqu’alors communément acceptées et tenues pour socialement désirables. Adolf Hitler:

Ce que j’apprenais [des sociaux-démocrates] ainsi était au plus haut point révoltant. J’entendais rejeter tout : la Nation, invention des classes «capitalistes» […] la Patrie, instrument de la bourgeoisie pour l’exploitation de la classe ouvrière; l’autorité des lois, moyens d’opprimer le prolétariat; l’école, institution destinée à produire un matériel humain d’esclaves, et aussi de gardiens; la religion, moyen d’affaiblir le peuple pour mieux l’exploiter ensuite; la morale, principe de sotte patience à l’usage des moutons, etc. Il n’y a rien de pur qui ne fût traîné dans la boue206.

Pour l’historien allemand Thomas Nipperdey, l’antimodernisme du nazisme, son inscription dans la droite réactionnaire, ne fait pas de doute :

Le fascisme est un mouvement hostile à la modernisation. La modernisation avait détruit la communauté et la sécurité, l’unité, l’autorité et la culture; les agents de la modernisation, socialistes, démocrates, capitalistes et Aufklärer, étaient ses adversaires. Communauté contre société, instinct contre raison, unité organique contre diversité, harmonie contre antagonisme, nation contre individualisme et contre internationalisme cosmopolite, campagne contre grandes villes, protection des petits producteurs indépendants contre le grand capital et la prolétarisation : voilà quels étaient ses mots d’ordre. Les nazis étaient contre l’art moderne, la littérature moderne, l’éducation moderne, les sciences modernes comme la psychologie et la sociologie, ils étaient contre l’émancipation de la femme. S’ils étaient contre les juifs, c’est aussi parce que ceux-ci leur paraissaient l’incarnation de la modernité207.

Face à cette menace présumée de dissolution des valeurs, d’anomie et d’implosion de la communauté nationale, le nazisme trouve son ressort dans sa

206 Adolf Hitler, Mein Kampf, Paris, La Découverte, 1995, p. 47-48. Aussi : « [M]a conviction

que le problème de l’avenir de la nation allemande est le problème de l’anéantissement du marxisme», Adolf Hitler, cité dans Eberhard Jäckel, Hitler idéologue, Paris, Calmann-Lévy, 1973, p. 158. Entre les diverses expressions de la modernité, si le communisme devient la cible privilégiée des nazis, c’est simplement parce que, dans la conjoncture de l’Allemagne de Weimar, celui-ci représentait l’expression dominante de la modernité conspuée.

volonté de restitution holiste et de renaissance collective sous la forme d’une contre-attaque violente contre le processus de décomposition communautaire résultant de la modernité. Il représente une tentative de reconstitution des liens communautaires pré-modernes face au processus d’atomisation des sociétés libérales. En cela, il ne se distinguerait guère du communisme, lui aussi en quête d’un lien social authentique. C’est là la dimension réactionnaire du communisme, sa composante «de droite» si souvent occultée. La notion moderne d’égalité du communisme ne dissimulerait en fait qu’une aspiration primaire qui n’aurait rien à voir avec la modernité elle-même. Sous une vêture progressive, voire avant-gardiste, le communisme constituerait une réaction de droite au même titre que le nazisme. Ils ne se distingueraient l’un et l’autre que par l’extension de leur collectivisme, l’un limité à la nation et l’autre aspirant à un horizon universel. Ainsi compris, le nazisme et le communisme sont essentiellement des mouvements de contestation antimodernes. Dans leur ouvrage commun, Fascisme et communisme, les historiens français et allemand, François Furet et Ernst Nolte, soulignent cette aspiration holiste des deux mouvements par ailleurs situés aux deux pôles opposés de l’échiquier politique :

Depuis qu’il a paru sur le théâtre européen, l’homo democraticus souffre d’être privé par la civilisation libérale d’une vraie communauté humaine, dont les deux plus fortes représentations sont l’association universelle des producteurs ou le corps national des citoyens […] Le point qui lie en profondeur communisme et fascisme c’est le déficit politique constitutif de la démocratie moderne. Les différents types de régimes totalitaires qui se sont établis en leur nom ont comme point commun la volonté de mettre fin à ce déficit208.

Le fascisme et le communisme sont mus par leur commun refus de la civilisation fragmentée et atomisante. Ils ambitionnent d’imposer par la contrainte de l’État la recomposition de la vision intégrative qui caractérisait les

208 Ernst Nolte, dans François Furet et Ernst Nolte, Fascisme et communisme, Paris, Hachette

sociétés traditionnelles et qui a volé en éclats avec l’avènement de la modernité :

Le système libéral […] a constitué la matrice des deux grandes idéologies, communiste et fasciste [… L]’auteur [Ernst Nolte] entend l’abstraction de l’universalisme démocratique qui arrache la pensée et l’action des hommes aux limites de la nature et de la tradition. En sens inverse, le fascisme veut rassurer ceux-ci contre l’angoisse d’être libres et sans déterminations. Il puise son inspiration lointaine chez Nietzsche, et sa volonté de protéger la «vie» et la «culture» contre la «transcendance»209.

Le politologue Pierre Clermont qui a écrit un livre sur les mouvements de contestation de la modernité souligne la convergence d’idéologies politiques en apparence antinomiques et par ailleurs virulemment rivaux :

Ces trois variantes (le communisme, le nazisme et l’islamisme) ont encore ceci de commun qu’elles sont apparues en réaction contre l’expansion mondiale de la société individualiste moderne, de ses valeurs et de sa culture, qu’elles sont toutes trois des tentatives pour arrêter et renverser ce mouvement. Dès le départ, elles se sont ainsi posées en ennemies irréductibles de la modernité et ont mis un extraordinaire acharnement à la combattre210.