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Nietzsche, le rejet d’une seule tradition judéo-christiano-

1. Le nazisme comme pessimisme culturel

1.1. La genèse idéologique du nazisme

1.1.2. Nietzsche, le rejet d’une seule tradition judéo-christiano-

L’un des prophètes les plus lucides de ces temps nouveaux de la modernité séculariste fut incontestablement Friedrich Nietzsche. Plus que quiconque, le philosophe allemand a perçu avec une acuité et une intuition exceptionnelles l’ampleur et les conséquences de la révolution métaphysique en cours dans la culture de son époque. Dans un langage littéraire, il exprime l’apostasie généralisée qu’il perçoit déjà dans la culture européenne de la fin du XIXe siècle : «Où est Dieu?, cria-t-il, je vais vous le dire! Nous l’avons tué, vous et moi. Nous sommes tous ses meurtriers!… Dieu est mort! Dieu est mort190!» Il saisit avec un mélange d’effroi et d’enthousiasme la portée dramatique et irréversible de la révolution spirituelle en cours :

Comment avons-nous fait cela? Comment avons-nous pu vider la mer? Qui nous a donné une éponge pour effacer tout l’horizon? Qu’avons- nous fait quand nous avons détaché la chaîne qui liait cette terre au soleil? N’allons-nous pas errants comme par un néant infini? Ne sentons-nous pas comme le souffle du vide sur notre face191?

Nietzsche se consacre à la tâche de comprendre les sources intellectuelles de ce renversement complet des valeurs et tente de reconstituer la généalogie de l’athéisme contemporain. Il estime que c’est en fait le christianisme lui-même qui est la cause de sa propre débâcle en ayant enfanté les valeurs propres de la modernité. Une filiation successive et cohérente semble dès lors se dessiner dans l’histoire des idées entre judaïsme, christianisme et modernité. Chacun de ses trois tronçons composerait en fait un ensemble, une tradition ayant conduit en définitive à sa propre implosion. Nietzsche devient dès lors le prophète du nouveau monde qui émergera de

190 Friedrich Wilhelm Nietzsche, Le Gai savoir, aphorisme 125. 191 Ibid., La volonté de puissance,Paris, Gallimard, 1995, p. 167.

l’effondrement de cette tradition judéo-christiano-moderne. En d’autres termes, il est le père de la postmodernité :

Ce que je raconte, c’est l’histoire des deux prochains siècles. Je décris ce qui viendra, ce qui ne pourra pas ne pas venir : l’avènement du nihilisme. L’avenir nous parle déjà par des signes innombrables; tout ce que nos yeux voient annonce l’inévitable déclin. Toute notre civilisation européenne... s’achemine, de décade en décade, vers la catastrophe… comme un fleuve qui court vers son terme192.

Un parallèle peut être établi avec Emmanuel Kant comme père de la modernité. À un siècle de distance, Nietzsche saisit que le projet de la modernité a échoué et qu’une autre philosophie, dont chacun devra faire son élaboration pour lui-même, devra être trouvée. Ce sera celle de la volonté de puissance. Certes, Kant et Nietzsche croient tous deux que le sujet est la source unique et absolue du Sens, qu’il revient à la subjectivité de se donner à elle- même ses normes de conduite et que chacun est son créateur. Mais contrairement à son prédécesseur de Königsberg, Nietzsche ne croit plus que la subjectivité puisse être le siège de normes universalisantes que l’on puisse imposer à tous. La subjectivité nietzschéenne consacre l’achèvement de son atomisation, elle n’est plus capable à ses yeux d’élaborer des normes communes d’éthique. La raison est invalidée dans ses prétentions à fonder un universel.

Il importe de saisir la contribution de la philosophie de Friedrich Nietzsche dans la généalogie de l’idéologie national-socialiste. Certes, ce dernier n’éprouvait qu’horreur pour le pangermanisme et l’antisémitisme. Cependant, au-delà des banalités et des faux-semblants souvent esquissés, le lien de filiation établi par Nietzsche entre la modernité et la tradition judéo- chrétienne sera repris par les nazis. Pour les nationaux-socialistes comme pour Nietzsche, c’est l’ensemble de la tradition judéo-christiano-moderne qui se doit d’être rejeté en bloc comme responsable de la décadence culturelle pour revenir à l’homme de la nature et des instincts. À l’instar du romantisme et de la

révolution conservatrice allemande, le nazisme reprendra sélectivement à son compte des éléments de la pensée nietzschéenne, souvent en les dénaturant. Dans la lignée des analyses nietzschéennes, un lien de filiation dans l’histoire des idées, un rapport de parenté idéologique, a été établi entre la Tradition judéo-chrétienne et cette modernité menaçante. Adolf Hitler:

À la longue, le national-socialisme et la religion ne pourront plus coexister. Le coup le plus dur qui ait frappé l’humanité, c’est l’avènement du christianisme. Le bolchevisme est un enfant illégitime du christianisme […] L’un et l’autre sont des inventions du Juif193.

Sur cette ascendance judéo-chrétienne de la modernité, l’auteur de La Volonté de puissance et les nazis ont vu juste. Contrairement à ceux qui, à notre époque, nient les sources chrétiennes de la modernité occidentale, les nazis ont, au contraire, pressenti avec justesse un rapport de filiation. De même, plus récemment, Philippe Nemo établissait cette généalogie194:

Or nous pensons que cette désacralisation du pouvoir en Europe a été le fruit du judéo-christianisme; que le concept même de laïcité vient de la Bible; et que c’est la raison pour laquelle la démocratie n’est apparue, et ne peut probablement s’épanouir, qu’en Occident. Il convient de bien analyser ce point qui n’est pas volontiers reconnu de nos contemporains195.

Les nationaux-socialistes ont imputé au judaïsme la responsabilité première d’être à l’origine des valeurs chrétiennes et modernes de liberté, d’égalité et de fraternité. Que l’autonomisme ait pu être une hérésie d’origine chrétienne, un prolongement illégitime, une anthropologie chrétienne défigurée ayant désormais rompu les amarres de la Transcendance, ils en étaient inconscients ou n’ont pas voulu le voir. À la suite de Nietzsche, la visée hitlérienne consistait à retourner à un état antérieur à l’héritage judéo- christiano-moderne désigné comme «l’ordre de la nature» : «Hitler n’avait-il pas déclaré, dans le même sens, que l’idéal de l’humain, c’était la réalisation de

193 Adolf Hitler dans Libres Propos sur la guerre et la paix, recueillis sur l’ordre de Martin

Bormann, préface de Robert d’Harcourt, Paris, Flammarion, 1954, cité par Jean Dujardin, op.

cit., p. 51.

194 Sur les sources chrétiennes de la modernité voir supra, chapitre un, note infrapaginale 67. 195 Philippe Nemo, Qu’est-ce que l’Occident?, p. 78.

l’instinct vital, le retour aux forces primitives et non pas cet humanisme pétri par la morale et la religion judéo-chrétienne196?»

Certes, les nazis ont procédé à une réappropriation grossière et sélective de la pensée nietzschéenne. Le concept de «volonté de puissance» en est un bon exemple. Souvent incomprise, et contrairement à son acception courante, cette notion ne renvoie pas à une aspiration de domination dans un monde post- éthique en perdition. La volonté de puissance présuppose au contraire que la subjectivité fournisse un effort délibéré de maîtrise et de dépassement de soi. L’homme postchrétien célébré par Nietzsche n’est ni un nationaliste ni un impérialiste, mais un créateur par excellence, un artiste de lui-même. En dépit de ses déformations manifestes, cet emprunt idéologique est cependant clairement identifiable.