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Élément favorable à cette thèse : le nazisme, une religion

3. Une religion politique issue de la sécularisation?

3.2. Élément favorable à cette thèse : le nazisme, une religion

Pour plusieurs auteurs239, la dimension religieuse du nazisme est éclatante. Le mouvement a son clergé, ses idéologues, sa mythologie, ses lieux de mémoire, ses grands rassemblements commémoratifs, ses grandes liturgies collectives, son calendrier et ses fêtes. Par la voix de ses interlocuteurs, la révolution brune se présente elle-même comme une entreprise de rédemption nationale au milieu d’un monde en pleine décadence culturelle et politique. Un film de propagande comme Le Triomphe de la volonté de la cinéaste Leni Riefenstahl produit en 1934 à partir de l’assemblée annuelle du parti nazi à Nuremberg atteste le caractère religieux du régime. Les débordements des foules enthousiastes, les chants entamés à l’unisson, les prises de vœux publiques de fidélité à la personne du Führer, les feux qui brillent dans la nuit opaque, les défilés de masse pour créer une ambiance d’invincibilité et d’unité sacrée confortent les participants dans l’avènement d’une ère spirituelle nouvelle et dans la promesse d’une renaissance nationale.

Après avoir assisté à l’un des rassemblements annuels du parti nazi de Nuremberg, l’ambassadeur britannique Nevile Henderson écrira en 1937 :

The effect, which was both solemn and beautiful, was like being inside a cathedral of ice... I had spent six years in St. Petersburg before the war in the best days of the old Russian ballet, but in grandiose beauty I have never seen a ballet to compare with it240.

La solennité et la monumentalité de ces grandes liturgies nationales ne pouvaient que faire grande impression sur ceux qui y assistaient :

Many French hommes de lettres who were sceptics when they set out to attend the rallies of the National Socialist Party in Nuremberg returned as fanatics. They admired Nazi Germany not because it was so familiar,

239 Cf., Derek Hastings, Catholicism and the Roots of Nazism, Oxford; New York, Oxford

University Press, 2010, p. 3: «Numerous historians have argued compellingly that Nazism after 1933 should best be interpreted as a type of political religion, as an all-encompassing rival form of secular devotion that strove to supplant, and was therefore largely incompatible with, more «authentic» forms of Catholic or Christian identity.»

240 Nevile Henderson, Failure of a Mission, p. 66-67, cité dans Wolf Lepenies, The Seduction of Culture in German History, Princeton, Princeton University Press, 2006, p. 42.

but because it was so strange to them, primitive, devoted to myth, ordered through ritual, and deeply mistrustful of reason241.

Cette nouvelle religion politique, sous la conduite de cette aristocratie que représentent les SS, l’élite du régime incarnant toutes les valeurs du parti nazi, sera fanatiquement nationaliste, elle veillera à la préservation du sang et conquerra à son bénéfice un «espace vital» à l’Est aux dépens des peuples slaves, réduits à l’état d’esclavage et au service de la race des seigneurs allemands :

[L]es nazis concevaient la réalisation de leur idéologie, dont l’établissement de la primauté de la race aryenne était la clé, comme l’instauration d’une religion séculière. On a le droit d’interpréter dans ce sens la remise en valeur de toute une mythologie germanique notamment par et pour les S.S., les manifestations du parti nazi, son organisation, l’adhésion de ses membres et le serment qu’ils prêtaient au Führer. Tout concourait à l’organisation d’un véritable culte242.

Jean Dujardin assimile les rites d’initiation au parti, des Jeunesses hitlériennes et plus encore de la SS, laquelle se voulait une chevalerie des temps modernes, à ceux d’une religion :

Il faut donc réfléchir à la nature de l’adhésion des militants au parti nazi et notamment à la S.S. Par bien des aspects, cette adhésion s’apparente à l’entrée dans une religion séculière. Nous avons évoqué plus haut le caractère quasi liturgique des grands rassemblements de Nuremberg. On peut dans le même sens rappeler les célébrations initiatiques dans l’église de la garnison de Postdam, la prestation de serment que l’on exigeait des Jeunesses hitlériennes et plus encore celle qu’on demandait aux S.S. Nous sommes devant un véritable acte de foi. Est-ce qu’on n’entrait pas dans la S.S. comme on entrait dans un ordre religieux ou militaire à caractère initiatique243?

La religion du national-socialisme était celle du naturalisme, c’est le culte de la nature244. Le nazisme n’était pas religieux au sens traditionnel d’une référence à une transcendance extérieure à la nature d’où dériverait le Sens. Le

241 Wolf Lepenies, The Seduction of Culture in German History, p. 44. 242 Jean Dujardin, L’Église catholique et le peuple juif, p. 37.

243 Ibid., p. 47.

244 Robert A. Pois, National Socialism and the Religion of Nature, New York, St. Martin’s

dieu d’Hitler, fréquemment évoqué dans ses discours et propos de table, au-delà de la manipulation délibérée, n’était aucunement un dieu personnel, il n’avait rien à voir avec le Dieu de la Tradition judéo-chrétienne. C’est le dieu de la nature. Comment affirmer, sans sombrer dans l’incohérence, que les nazis aient pu être à la fois le fer de lance de l’athéisme politique le plus militant et le caractère religieux du Troisième Reich? N’y a-t-il pas là une contradiction évidente? Le nazisme était athée au sens où il récusait toute forme de transcendance, mais religieux par sa sacralisation du Volk, du sang et du sol. Il partageait ainsi avec les Lumières l’adhésion à un immanentisme intégral. C’est cette tension entre naturalisme et absolutisation de la nation qui fait osciller Ernst Piper à définir le nazisme comme religion :

The hypostatization of the state is not in doubt. But what is questionable is whether this leads to something which can be sensibly described as religion. It seems to me that the National Socialists rejected religion altogether. They were not prepared to tolerate loyalty to a higher being outside the State they controlled, however private those loyalties. They felt uncomfortable with anything based on aura, numinosity and the transcendental. Adolf Hitler wanted nothing which transcended the Third Reich245.

Philippe Burrin précise le statut de la divinité à laquelle se référait Hitler. Elle se confondait avec les lois de la nature :

The divinity to which he [Hitler] referred was not the personal god of Christians, but an impersonal god that had been present at the creation of the world and determined the «eternal laws of nature» – the struggle for life, the law of the survival of the fittest, the danger of racial crossbreeding – laws that each people was free to observe or not, at its own risk. For him, this divinity represented the unknown in a universe where man, no longer created in the image of a Christian God, has lost his individual dignity. Subject to the laws of nature like all living creatures, all man had was a promise of immortality, which he assured through his descendants and the survival of his race246.

C’est la nature elle-même, composée d’une multitude de races, qui est déifiée. La nation allemande, absolutisée, est investie d’une sacralité devant

245 Ernst Piper, «Steigmann-Gall, The Holy Reich», Journal of Contemporary History, vol. 42,

no 1 (2007), p. 56.

laquelle tout doit être sacrifié. L’Allemand assure son éternité dans la perpétuité de sa race. Dans ses mémoires, Albert Speer, l’architecte d’Hitler, et certains diront son confident le plus proche, rapportera un propos révélateur tenu par le Führer :

You see, it’s been our misfortune to have the wrong religion. Why didn’t we have the religion of the Japanese, who regard sacrifice for the Fatherland as the highest good? The Mohammedan religion too would have been much more compatible to us than Christianity. Why did it have to be Christianity with its meekness and flabbiness247?

Encore plus significatif de notre point de vue, ce nationalisme est une réponse à l’effondrement du Sens et l’isolement des sociétés modernes. L’appartenance à une histoire et à une culture communes fait éclater l’atomisation moderne des individus. Dans ses expressions les plus extrêmes, le nationalisme peut constituer une véritable religion alternative à l’effondrement de la Chrétienté. Ainsi, Thomas Rohkrämer :

I agree that right-wing nationalism took on many characteristics of a religion: it tried to explain the whole individual and collective existence, to prescribe an allegedly right way of life, and to offer an ultimate meaning in the existence of the nation. Some values, objects and people appeared as sacred: the homeland was regarded as holy, every snippet from the Germanic past was valued, historical figures were idolized in public ceremonies, monuments were built to recall the great moments of the past. Awe-inspiring rituals of worship brought together the community of believers in nationalist services. Exemplary figures from the past, such as Herman the Cheruscan, Luther, Frederick the Great and Bismarck, were seen as saviours, and the potentially eternal existence of the race or nation was offered as a way of overcoming death […] And many believed in the special value of Germans as superior beings chosen for a historical mission, which, if accomplished, was supposed to lead towards a new paradise on earth. A cult of heroism promised an eternal existence in the memory of the nation for those who died for the father land. For the hard core of extreme nationalists, this ideology could undoubtedly gain the quality of a religion248.

247 Albert Speer, Inside the Third Reich, New York, MacMillan, 1970, p. 96.

248 Thomas Rohkrämer, A Single Communal Faith?, New York; Oxford, Berghahn Books,

Ce dieu de la nation se confond donc avec le culte du sang et de la race aryenne. Dans la vision hitlérienne, la nature est divisée en plusieurs races qui luttent entre elles, comme les individus d’ailleurs, pour la survie du plus fort – le social-darwinisme. Une d’entre elles est supérieure, la race aryenne. Elle est donc appelée à dominer par une loi intrinsèque de la nature. Combattre par tous les moyens, y compris par la violence la plus virulente, pour assurer la suprématie mondiale du peuple allemand, c’est simplement obéir aux lois ordinaires de la nature. C’est en ce sens qu’Hitler se croit autorisé de dire qu’il met en œuvre la volonté du tout-puissant. La phraséologie est certes issue du bagage culturel judéo-chrétien, mais elle ne retient que l’expression pour le charger d’un contenu incompatible avec les principes les plus élémentaires et les plus consensuels du judaïsme et du christianisme. Que certains, à l’époque, aient pu être dupes, cela est évident, mais aujourd’hui, avec une plus grande distanciation critique de plus d’un demi-siècle et la connaissance que nous avons du Troisième Reich, on ne saurait en conclure que les dignitaires nazis étaient chrétiens.

Le premier auteur à s’intéresser aux idées religieuses d’Hitler fut Friedrich Heer à la fin des années soixante249. Alors que ce dernier insistait sur l’éducation catholique du Führer, les auteurs suivants, rappelle Derek Hastings, insistèrent davantage pour conclure qu’il s’était détourné de la culture religieuse d’origine :

Subsequent historiographic interpretations, however, have been much more dismissive of Hitler’s Catholic background, concluding almost invariably that Hitler completely abandoned at a very early age the faith in which he was raised and that he maintained a consistent and thorough aversion to all forms of Christianity throughout the entirety of his political career250.

249 Friedrich Heer, Der Glaube des Adolf Hitler, Munich, 1967.

250 Sur les opinions d’Hitler en matière religieuse et en particulier, à l’égard du christianisme et

du catholicisme, on pourra consulter Michael Hesemann, Hitlers Religion, Munich, 2004; Michael Rissmann, Hitlers Gott, Zurich, 2001; Alfred Läpple, Adolf Hitler, Stein am Rhein, 2001; Manfred Ach et Clemens Pentrop, Hitlers «Religion», Munich, 1977.

Les personnes ayant fréquenté le jeune Hitler pendant ses années viennoises confirmèrent également son hostilité à l’égard du christianisme et en particulier de l’Église catholique251.

Cette idéalisation de la race et ce culte de la nature sont animés par une quête religieuse de pureté. Pureté du sang, pureté de l’engagement pour la cause de l’Allemagne. La judéophobie hitlérienne s’exprime dans des catégories empruntées au langage médical; le juif est associé dans son esprit à des maladies, des «bacilles» selon le vocabulaire même de Mein Kampf, à une menace de contamination. Attaché à ce qu’il croit être des lois de la nature, le guide du Reich est végétarien, ne fume pas, ne boit pas et demeurera célibataire jusqu’à la veille de son suicide. Cette recherche de pureté est inspirée des héros wagnériens. Selon Wolf Lepenies, qui a consacré un ouvrage sur Hitler et l’art, on ne peut se faire une représentation juste des idées d’Hitler que dans une prise en compte de son enthousiasme et de sa fascination pour la musique de Richard Wagner : «To fully understand Hitler, who boasted that he had listened to the Mastersingers of Nuremberg a hundred times, one had to see him in a Wagnerian context252.» L’univers hitlérien est peuplé des héros sacrificiels et des idéaux inspirés par le maître de Bayreuth253. Ian Kershaw, auteur d’une biographie d’Hitler qui fait autorité, résume cet univers romantique wagnérien :

Un monde de mythe germanique, de grand drame et de spectacle merveilleux, de dieux et de héros, de lutte titanesque et de rédemption, de victoire et de mort, un monde où des étrangers défiaient l’ordre ancien comme Rienzi, Tannhäuser, Stolzing et Siegfried; ou de chastes

251 Sur les témoignages de personnes ayant fréquenté Hitler avant la Première Guerre mondiale:

August Kubicek, Adolf Hitler, mein Jugendfreund, Graz, 1953 et Reinhold Hanisch, «I Was Hitler’s Buddy», New Republic, 12 avril 1939. Sur cette période «formatrice» de la vie d’Hitler, on pourra consulter l’ouvrage de Brigitte Hamann, Hitler’s Vienna, New York, Oxford University Press, 1999.

252 Wolf Lepenies, The Seduction of Culture in German History, p. 39-40.

253 Sur la passion hitlérienne pour Wagner, on pourra consulter le livre de Frederic Spotts, Hitler and The Power of Aesthetics, New York, Overlook Press, 2009, en particulier le chapitre

intitulé «The Perfect Wagnerite», p. 223-263. Si l’on en croit Frederic Spotts, Hitler aurait même déclaré qu’il voulait ordonner la réécriture de Parsifal dans une version séculière une fois la guerre terminée, le contenu religieux lui étant inacceptable. Une autre référence sur cette question, Joachim Köhler, Wagner’s Hitler. The Prophet and his Disciple, Malden, Polity Press, 2001.

sauveurs comme Lohengrin et Parsifal. La trahison, le sacrifice, la rédemption et la mort héroïque : tels sont les thèmes wagnériens qui devaient aussi préoccuper Hitler jusqu’à la Götterdämmerung de son régime en 1945254.